CONTE : LE TAUREAU BLANC - Partie 1

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Photo de Khalah

 

 

 

 

LE TAUREAU BLANC

 

 

 

 

TRADUIT DU SYRIAQUE PAR M. MAMAKI,

 

INTERPRETÉ DU ROI D’ANGLETERRE POUR LES LANGUES ORIENTALES

 

 

−  1774  −

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

 

 

 

 

 

         Ce fut un accès de fou-rire qui accueillit le Taureau blanc dès qu’il courut les rues de Paris en 1774. Jamais bouffonnerie plus franche, y compris le drame de Saül, n’avait encore été faite sur la Bible. D’Alembert écrivit au roi de Prusse qu’il ne concevait pas qu’un homme de quatre-vingts ans comme Voltaire eût conservé tant de gaieté, et il s’écria en s’humiliant : Homo homini quid prœstat ! » (Qu’il y a de distance entre un homme et un autre !).

 

         Voltaire avait craint un moment que les puissances ne fussent effrayées des coups de corne de son taureau, mais le changement de règne qui survint en ce temps-là donna bien d’autres affaires : la bête et ses folies furent tolérées.

 

         Il y a des éditions de ce conte qui portent la signature du bénédictin dom Calmet.

 

 

Georges AVENEL.

 

 

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CHAPITRE PREMIER.

 

COMMENT LA PRINCESSE AMASIDE RENCONTRE UN BŒUF.

 

 

 

 

         La jeune princesse Amaside, fille d’Amasis, roi de Tanis en Egypte, se promenait sur le chemin de Péluse avec les dames de sa suite. Elle était plongée dans une tristesse profonde ; les larmes coulaient de ses beaux yeux. On sait quel était le sujet de sa douleur, et combien elle craignait de déplaire au roi son père par sa douleur même. Le vieillard Mambrès, ancien mage et eunuque des pharaons, était auprès d’elle, et ne la quittait presque jamais. Il la vit naître, il l’éleva, il lui enseigna tout ce qu’il est permis à une belle princesse de savoir des sciences de l’Egypte. L’esprit d’Amaside égalait sa beauté ; elle était aussi sensible, aussi tendre que charmante, et c’était cette sensibilité qui lui coûtait tant de pleurs.

 

         La princesse était âgée de vingt-quatre ans ; le mage Mambrès en avait environ treize cents. C’était lui, comme on sait, qui avait eu avec le grand Moïse cette dispute fameuse (1) dans laquelle la victoire fut longtemps balancée entre ces deux profonds philosophes. Si Mambrès succomba, ce ne fut que par la protection visible des puissances célestes qui favorisèrent son rival ; il fallut des dieux pour vaincre Mambrès. L’âge affaiblit cette tête si supérieure aux autres têtes, et cette puissance qui avait résisté à la puissance universelle ; mais il lui resta toujours un grand fonds de raison : il ressemblait à ces bâtiments immenses de l’antique Egypte dont les ruines attestent la grandeur. Mambrès était encore fort bon pour le conseil, et quoique un peu vieux, il avait l’âme très compatissante.

 

         Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille ; et il s’acquittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire : la belle Amaside l’attendrissait par ses soupirs : O mon amant ! Mon jeune et cher amant ! s’écriait-elle quelquefois ; ô le plus grand des vainqueurs, le plus accompli, le plus beau des hommes ! Quoi ! Depuis près de sept ans tu as disparu de la terre ! Quel dieu t’a enlevé à ta tendre Amaside ? L’univers aurait célébré et pleuré ton trépas. Tu n’es point mort, les savants prophètes de l’Egypte en conviennent ; mais tu es mort pour moi, je suis seule sur la terre, elle est déserte. Par quel étrange prodige as-tu abandonné ton trône et ta maîtresse ? Ton trône ! Il était le premier du monde, et c’est peu de chose ; mais moi, qui t’adore, ô mon cher Na…. ! Elle allait achever. Tremblez de prononcer ce nom fatal, lui dit le sage Mambrès, ancien eunuque et mage des pharaons. Vous seriez peut-être décelée par quelqu’une de vos dames du palais. Elles vous sont toutes très dévouées, et toutes les belles dames se font sans doute un mérite de servir les passions des belles princesses ; mais enfin, il peut se trouver une indiscrète, et même à toute force une perfide. Vous savez que le roi votre père, qui d’ailleurs vous aime, a juré de vous faire couper le cou si vous prononciez ce nom terrible toujours prêt à vous échapper. Pleurez, mais taisez-vous. Cette loi est bien dure, mais vous n’avez pas été élevée dans la sagesse égyptienne pour ne savoir pas commander à votre langue. Songez qu’Harpocrate, l’un de nos plus grands dieux, a toujours le doigt sur sa bouche (2). La belle Amaside pleura, et ne parla plus.

 

         Comme elle avançait en silence vers les bords du Nil, elle aperçut de loin, sous un bocage baigné par le fleuve, une vieille femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait auprès d’elle une ânesse, un chien, un bouc. Vis-à-vis d’elle était un serpent qui n’était pas comme les serpents ordinaires, car ses yeux étaient aussi tendres qu’animés ; sa physionomie était noble et intéressante ; sa peau brillait des couleurs les plus vives et les plus douces. Un énorme poisson, à moitié plongé dans le fleuve, n’était pas la moins étonnante personne de la compagnie. Il y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes ces créatures semblaient avoir ensemble une conversation assez animée.

 

         Hélas ! dit la princesse tout bas, ces gens-là parlent sans doute de leurs amours, et il ne m’est pas permis de prononcer le nom de ce que j’aime !

 

         La vieille tenait à la main une chaîne légère d’acier, longue de cent brasses, à laquelle était attaché un taureau qui paissait dans la prairie. Ce taureau était blanc, fait au tour, potelé, léger même, ce qui est bien rare. Ses cornes étaient d’ivoire. C’était ce qu’on vit jamais de plus beau dans son espèce. Celui de Pasiphaé, celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n’approchaient pas de ce superbe animal. La charmante génisse en laquelle Isis fut changée aurait à peine été digne de lui.

 

         Dès qu’il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapidité d’un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les fleuves de l’antique Saana, pour s’approcher de la brillante cavale qui règne dans son cœur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille faisait ses efforts pour le retenir ; le serpent semblait l’épouvanter par ses sifflements ; le chien le suivait et lui mordait ses belles jambes ; l’ânesse traversait son chemin, et lui détachait des ruades pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le Nil, et, s’élançant hors de l’eau, menaçait de le dévorer ; le bouc restait immobile et saisi de crainte ; le corbeau voltigeait autour de la tête du taureau, comme s’il eût voulu s’efforcer de lui crever les yeux. La colombe seule l’accompagnait par curiosité, et lui applaudissait par un doux murmure.

 

         Un spectacle si extraordinaire rejeta Mambrès dans ses sérieuses pensées. Cependant le taureau blanc, tirant après lui sa chaîne et la vieille, était déjà parvenu auprès de la princesse, qui était saisie d’étonnement et de peur. Il se jette à ses pieds, il les baise, il verse des larmes, il la regarde avec des yeux où régnait un mélange inouï de douleur et de joie. Il n’osait mugir, de peur d’effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible usage de la voix accordé par le ciel à quelques animaux lui était interdit ; mais toutes ses actions étaient éloquentes. Il plut beaucoup à la princesse. Elle sentit qu’un léger amusement pouvait suspendre pour quelques moments les chagrins les plus douloureux. Voilà, disait-elle, un animal bien aimable ; je voudrais l’avoir dans mon écurie.

 

         A ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre. Il m’entend ! s’écria la princesse, il me témoigne qu’il veut m’appartenir. Ah ! Divin mage, divin eunuque, donnez-moi cette consolation, achetez ce beau chérubin (3) ; faites le prix avec la vieille, à laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit à moi ; ne me refusez pas cette consolation innocente. Toutes les dames du palais joignirent leurs instances aux prières de la princesse. Mambrès se laissa toucher, et alla parler à la vieille.

 

 

1 – Devant le pharaon. (G.A.)

 

2 – C’est à tort qu’on a pris Harpocrate pour le dieu du silence. Il figurait le soleil d’hiver. (G.A.)

 

3 – Chérub, en chaldéen et en syriaque, signifie un bœuf. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE II.

 

 

COMMENT LE SAGE MAMBRES, CI-DEVANT SORCIER DE PHARAON,

RECONNUT UNE VIEILLE, ET COMME IL FUT RECONNU PAR ELLE.

 

 

 

 

 

         Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les princesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre taureau ; je vous prie de nous le vendre, vous serez payée argent comptant.

 

         Seigneur, lui répondit la vieille, ce précieux animal n’est point à moi. Je suis chargée, moi et toutes les bêtes que vous avez vues, de le garder avec soin, d’observer toutes ses démarches, et d’en rendre compte. Dieu me préserve de vouloir jamais vendre cet animal impayable !

 

         Mambrès, à ce discours, se sentit éclairé de quelques traits d’une lumière confuse qu’il ne démêlait pas encore. Il regarda la vieille au manteau gris avec plus d’attention : Respectable dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois. Je ne me trompe pas, répondit la vieille ; je vous ai vu, seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie en Egypte, quelques mois après la destruction de Troie, lorsque Hiram régnait à Tyr, et Nephel Kerès sur l’antique Egypte.

 

         Ah ! Madame, s’écria le vieillard, vous êtes l’auguste pythonisse d’Endor (1). Et vous, seigneur, lui dit la pythonisse en l’embrassant, vous êtes le grand Mambrès d’Egypte.

 

         O rencontre imprévue ! Jour mémorable ! Décrets éternels ! dit Mambrès, ce n’est pas, sans doute, sans un ordre de la Providence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur les rivages du Nil, près de la superbe ville de Tanis. Quoi ! C’est vous, madame, qui êtes si fameuse sur les bords de votre petit Jourdain, et la première personne du monde pour faire venir des ombres ? − Quoi ! C’est vous, seigneur, qui êtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en ténèbres, et les rivières en sang ? − Oui, madame ; mais mon grand âge affaiblit une partie de mes lumières et de ma puissance. J’ignore d’où vous vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui. La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis répondit en ces termes :

 

         Mon cher Mambrès, nous sommes de la même profession ; mais il m’est expressément défendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaîtrez aisément aux marques qui les caractérisent. Le serpent est celui qui persuada Eve de manger une pomme, et d’en faire manger à son mari. L’ânesse est celle qui parla dans un chemin creux à Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tête hors de l’eau, est celui qui avala Jonas il y a quelques années. Ce chien est celui qui suivit l’ange Raphaël et le jeune Tobie dans le voyage qu’ils firent à Ragès en Médie, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les péchés d’une nation ; ce corbeau  et ce pigeon sont ceux qui étaient dans l’arche de Noé (2) : grand évènement, catastrophe universelle, que presque toute la terre ignore encore ! Vous voilà au fait. Mais, pour le taureau, vous n’en saurez rien.

 

         Mambrès écoutait avec respect. Puis il dit : L’Eternel révèle ce qu’il veut et à qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bêtes, qui sont commises avec vous à la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre généreuse et agréable nation, qui est elle-même inconnue à presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vôtres, et moi et les miens, nous avons opérées, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages véritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c’est tout ce qu’il faut.

 

         Comme il prononçait ses paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit : Mambrès, est-ce que vous ne m’achèterez pas mon taureau ? Le mage, plongé dans une rêverie profonde, ne répondit rien, et Amaside versa des larmes.

 

         Elle s’adressa alors elle-même à la vieille, et lui dit : Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre père, par votre mère, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non-seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraît fort affectionné. Pour vos autres bêtes, je n’en veux point ; mais je suis fille à tomber malade de vapeurs, si vous ne me vendez ce charmant taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie.

 

         La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe de gaze, et lui dit : Princesse, mon taureau n’est point à vendre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais faire pour votre service, serait de le mener paître tous les jours près de votre palais, vous pourriez le caresser, lui donner des biscuits, le faire danser à votre aise. Mais il faut qu’il soit continuellement sous les yeux de toutes les bêtes qui m’accompagnent, et qui sont chargées de sa garde. S’il ne veut point s’échapper, elles ne lui feront point de mal ; mais s’il essaie encore de rompre sa chaîne, comme il a fait dès qu’il vous a vue, malheur à lui ! Je ne répondrai pas de sa vie. Ce gros poisson que vous voyez l’avalerait infailliblement, et le garderait plus de trois jours dans son ventre ; ou bien ce serpent, qui vous a paru peut-être assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une piqûre mortelle.

 

         Le taureau blanc, qui entendait à merveille tout ce que disait la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses propositions d’un air soumis. Il se coucha à ses pieds, mugit doucement, et regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire : Venez me voir quelquefois sur l’herbe. Le serpent prit alors la parole, et lui dit : Princesse, je vous conseille de faire aveuglément tout ce que mademoiselle d’Endor vient de vous dire. L’ânesse dit aussi son mot, et fut de l’avis du serpent. Amaside était affligée que ce serpent et cette ânesse parlassent si bien, et qu’un beau taureau, qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pût les exprimer. Hélas ! Rien n’est plus commun à la cour, disait-elle tout bas ; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n’ont point de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance.

 

         Ce serpent n’est point un malotru, dit Mambrès ; ne vous y trompez pas : c’est peut-être la personne de la plus grande considération.

 

         Le jour baissait, la princesse fut obligée de s’en retourner, après avoir bien promis de revenir le lendemain à la même heure. Ses dames du palais étaient émerveillées, et ne comprenaient rien à ce qu’elles avaient vu et entendu. Mambrès faisait ses réflexions. La princesse, songeant que le serpent avait appelée la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu’elle était pucelle, et sentit quelque affliction de l’être encore ; affliction respectable qu’elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophie, l’article ENCHANTEMENT. (G.A.)

 

2 – Voyez, sur tous ces animaux, la Bible expliquée. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE III.

 

 

COMMENT LA BELLE AMASIDE EUT UN SECRET

ENTRETIEN AVEC UN BEAU SERPENT.

 

 

 

 

         La belle princesse recommanda le secret à ses dames sur ce qu’elles avaient vu. Elles le promirent toutes, et en effet le gardèrent un jour entier. On peut croire qu’Amaside dormit peu cette nuit. Un charme inexplicable lui rappelait sans cesse l’idée de son beau taureau. Dès qu’elle put être en liberté avec son sage Mambrès, elle lui dit : O sage ! Cet animal me tourne la tête. Il occupe beaucoup la mienne, dit Mambrès. Je vois clairement que ce chérubin est fort au-dessus de son espèce. Je vois qu’il y a là un grand mystère, mais je crains un évènement funeste. Votre père Amasis est violent et soupçonneux ; toute cette affaire exige que vous vous conduisiez avec la plus grande prudence.

 

         Ah ! dit la princesse, j’ai trop de curiosité pour être prudente ; c’est la seule passion qui puisse se joindre dans mon cœur à celle qui me dévore pour l’amant que j’ai perdu. Quoi ! Ne pourrai-je savoir ce que c’est que ce taureau blanc qui excite dans moi un trouble si inouï ?

 

         Madame, lui répondit Mambrès, je vous ai avoué déjà que ma science baisse à mesure que mon âge avance ; mais je me trompe fort, ou le serpent est instruit de ce que vous avez tant d’envie de savoir. Il a de l’esprit ; il s’explique en bons termes ; il est accoutumé depuis longtemps à se mêler des affaires des dames. Ah ! Sans doute, dit Amaside, c’est ce beau serpent de l’Egypte, qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de l’éternité, qui éclaire le monde dès qu’il ouvre les yeux, et qui l’obscurcit dès qu’il les ferme. − Non, madame. − C’est donc le serpent d’Esculape ? − Encore moins. − C’est peut-être Jupiter sous la forme d’un serpent ? − Point du tout. − Ah ! Je vois, c’est votre baguette que vous changeâtes autrefois en serpent ? − Non, vous dis-je, madame ; mais tous ces serpents-là sont de la même famille. Celui-là a beaucoup de réputation dans son pays ; il y passe pour le plus habile serpent qu’on ait jamais vu. Adressez-vous à lui. Toutefois je vous avertis que c’est une entreprise fort dangereuse. Si j’étais à votre place, je laisserais là le taureau, l’ânesse, le serpent, le poisson, le chien, le bouc, le corbeau, et la colombe ; mais la passion vous emporte ; tout ce que je puis faire est d’en avoir pitié, et de trembler.

 

         La princesse le conjura de lui procurer un tête à tête avec le serpent. Mambrès, qui était bon, y consentit ; et, en réfléchissant toujours profondément, il alla trouver sa pythonisse. Il lui exposa la fantaisie de sa princesse avec tant d’insinuation qu’il la persuada.

 

         La vieille lui dit donc qu’Amaside était la maîtresse ; que le serpent savait très bien vivre ; qu’il était fort poli avec les dames ; qu’il ne demandait pas mieux que de les obliger, et qu’il se trouverait au rendez-vous.

 

         Le vieux mage revint apporter à la princesse cette bonne nouvelle ; mais il craignait encore quelque malheur, et faisait toujours ses réflexions. Vous voulez parler au serpent, madame ; ce sera quand il plaira à votre altesse. Souvenez-vous qu’il faut beaucoup le flatter, car tout animal est pétri d’amour-propre, et surtout lui. On dit même qu’il fut chassé autrefois d’un beau lieu pour son excès d’orgueil. Je ne l’ai jamais ouï dire, repartit la princesse. Je le crois bien, reprit le vieillard. Alors il lui apprit tous les bruits qui avaient couru sur ce serpent si fameux. Mais, madame, quelque aventure singulière qui lui soit arrivée, vous ne pouvez arracher son secret qu’en le flattant. Il passe dans un pays voisin pour avoir joué autrefois un tour pendable aux femmes ; il est juste qu’à son tour une femme le séduise. J’y ferai mon possible, dit la princesse.

 

         Elle partit donc avec ses dames du palais et le bon mage eunuque. La vieille alors faisait paître le taureau blanc assez loin. Mambrès laissa Amaside en liberté, et alla entretenir sa pythonisse. La dame d’honneur causa avec l’ânesse ; les dames de compagnie s’amusèrent avec le bouc, le chien, le corbeau et la colombe. Pour le gros poisson, qui faisait peur à tout le monde, il se replongea dans le Nil par ordre de la vieille.

 

         Le serpent alla aussitôt au-devant de la belle Amaside dans le bocage, et ils eurent ensemble cette conversation :

 

LE SERPENT. − Vous ne sauriez croire combien je suis flatté, madame, de l’honneur que votre altesse daigne me faire.

 

LA PRINCESSE. − Monsieur, votre grande réputation, la finesse de votre physionomie, et le brillant de vos yeux, m’ont aisément déterminée à rechercher  ce tête-à-tête. Je sais, par la voix publique (si elle n’est point trompeuse), que vous avez été grand seigneur dans le ciel empyrée.

 

LE SERPENT. − Il est vrai, madame, que j’y avais une place assez distinguée. On prétend que je suis un favori disgracié : c’est un bruit qui a couru d’abord dans l’Inde (1). Les brachmanes sont les premiers qui ont donné une longue histoire de mes aventures. Je ne doute pas que des poètes du Nord n’en fassent un jour un poème épique bien bizarre (2), car, en vérité, c’est tout ce qu’on en peut faire ; mais je ne suis pas tellement déchu que je n’aie encore dans ce globe-ci un domaine très considérable. J’oserais presque dire que toute la terre m’appartient.

 

LA PRINCESSE. − Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de persuader tout ce que vous voulez, et c’est régner que de plaire.

 

LE SERPENT. − J’éprouve, madame, en vous voyant et en vous écoutant, que vous avez sur moi cet empire qu’on m’attribue sur tant d’autres âmes.

 

LA PRINCESSE. − Vous êtes, je le crois, un animal vainqueur. On prétend que vous avez subjugué bien des dames, et que vous commençâtes par notre mère commune, dont j’ai oublié le nom.

 

LE SERPENT. − On me fait tort : je lui donnai le meilleur conseil du monde. Elle m’honorait de sa confiance. Mon avis fut qu’elle et son mari devaient se gorger du fruit de l’arbre de la science. Je crus plaire en cela au maître des choses. Un arbre si nécessaire au genre humain ne me paraissait pas planté pour être inutile. Le maître aurait-il voulu être servi par des ignorants et des idiots ? L’esprit n’est-il pas fait pour s’éclairer, pour se perfectionner ? Ne faut-il pas connaître le bien et le mal, pour faire l’un et pour éviter l’autre ? Certainement on me devait des remerciements.

 

LA PRINCESSE. − Cependant on dit qu’il vous en arriva mal. C’est apparemment depuis ce temps-là que tant de ministres ont été punis d’avoir donné de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands génies ont été persécutés pour avoir écrit des choses utiles au genre humain.

 

LE SERPENT. − Ce sont apparemment mes ennemis, madame, qui vous ont fait ces contes. Ils vont criant que je suis mal en cour. Une preuve que j’y ai un très grand crédit, c’est qu’eux-mêmes avouent que j’entrai dans le conseil quand il fut question d’éprouver le bonhomme Job, et que j’y fus encore appelé quand on prit la résolution de tromper un certain roitelet nommé Achab (3) ; ce fut moi seul qu’on chargea de cette commission.

 

LA PRINCESSE. − Ah ! Monsieur, je ne crois pas que vous soyez fait pour tromper. Mais puisque vous êtes toujours dans le ministère, puis-je vous demander une grâce ? J’espère qu’un seigneur si aimable ne me refusera pas.

 

LE SERPENT. − Madame, vos prières sont des lois. Qu’ordonnez-vous ?

 

LA PRINCESSE. − Je vous conjure de me dire ce que c’est que ce beau taureau blanc pour qui j’éprouve dans moi des sentiments incompréhensibles, qui m’attendrissent, et qui m’épouvantent. On m’a dit que vous daigneriez m’en instruire.

 

LE SERPENT. − Madame, la curiosité est nécessaire à la nature humaine, et surtout à votre aimable sexe ; sans elle on croupirait dans la plus honteuse ignorance. J’ai toujours satisfait, autant que je l’ai pu, la curiosité des dames. On m’accuse de n’avoir eu cette complaisance que pour faire dépit au maître des choses. Je vous jure que mon seul but serait de vous obliger ; mais la vieille a dû vous avertir qu’il y a quelque danger pour vous dans la révélation de ce secret.

 

LA PRINCESSE. − Ah ! C’est ce qui me rend encore plus curieuse.

 

LE SERPENT. − Je reconnais là toutes les belles dames à qui j’ai rendu service.

 

LA PRINCESSE. − Si vous êtes sensible, si tous les êtres se doivent des secours mutuels, si vous avez pitié d’une infortunée, ne me refusez pas.

 

LE SERPENT. − Vous me fendez le cœur ; il faut vous satisfaire ; mais ne m’interrompez pas.

 

LA PRINCESSE. − Je vous le promets.

 

LE SERPENT. − Il y avait un jeune roi, beau, fait à peindre, amoureux, aimé…

 

LA PRINCESSE. − Un jeune roi ! Beau, fait à peindre, amoureux, aimé ! Et de qui ? Et quel était ce roi ? Quel âge avait-il ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où est son royaume ? Quel est son nom ?

 

LE SERPENT. − Ne voilà-t-il pas que vous m’interrompez, quand j’ai commencé à peine. Prenez garde ; si vous n’avez pas plus de pouvoir sur vous-même, vous êtes perdue.

 

LA PRINCESSE. − Ah ! Pardon, monsieur, cette indiscrétion ne m’arrivera plus ; continuez, de grâce.

 

LE SERPENT. − Ce grand roi, le plus aimable et le plus valeureux des hommes, victorieux partout où il avait porté ses armes, rêvait souvent en dormant ; et quand il oubliait ses rêves, il voulait que ses mages s’en ressouvinssent, et qu’ils lui apprissent ce qu’il avait rêvé, sans quoi il les faisait tous pendre, car rien n’est plus juge. Or il y a bientôt sept ans qu’il songea un beau songe dont il perdit la mémoire en se réveillant ; et un jeune Juif, plein d’expérience, lui ayant expliqué son rêve, cet aimable roi fut soudain changé en bœuf (4) ; car…

 

LA PRINCESSE. − Ah ! C’est mon cher Nabu…

 

         Elle tomba évanouie. Mambrès, qui écoutait de loin, la vit tomber, et la crut morte.

 

 

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1 – Les brachmanes furent en effet les premiers qui imaginèrent une révolte dans le ciel, et cette fable servit longtemps après de canevas à l’histoire de la guerre des géants contre les dieux, et à quelques autres histoires.

 

2 – Le Paradis perdu, de Milton. (G.A.)

 

3 – Troisième livre des Rois, chapitre XXII, v. 21 et 22. Le Seigneur dit qu’il trompera Achab, roi d’Israël, afin qu’il marche en Ramoth de Galaad, et qu’il y tombe. Et un esprit s’avança et se présenta devant le Seigneur, et lui dit : « C’est moi qui le tromperai. » Et le Seigneur lui dit : « Comment ? Oui, tu le tromperas, et tu prévaudras. Vas, et fais ainsi. »

 

4 – Toute l’antiquité employait indifféremment les termes de bœuf et de taureau.

 

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