Lettres philosophiques - Partie 5
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LETTRE XIV. (1)
Sur Descartes et Newton.
Un français qui arrive à Londres trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste (2). Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. A Paris, on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile ; à Londres on ne voit rien de tout cela. Chez nous c’est la pression de la lune qui cause le flux de la mer ; chez les Anglais c’est la mer qui gravite vers la lune ; de façon que, quand vous croyez que la lune devrait nous donner marée haute, ces messieurs croient qu’on doit avoir marée basse ; ce qui malheureusement ne peut se vérifier, car il aurait fallu, pour s’en éclaircir, examiner la lune et les marées au premier instant de la création.
Vous remarquerez encore que le soleil, qui en France n’entre pour rien dans cette affaire, y contribue ici environ pour son quart. Chez vos cartésiens tout se fait par une impulsion qu’on ne comprend guère ; chez M. Newton c’est par une attraction dont on ne connaît pas mieux la cause. A Paris vous vous figurez la terre faite comme un melon ; à Londres elle est aplatie des deux côtés. La lumière pour un cartésien existe dans l’air ; pour un newtonien elle vient du soleil en six minutes et demie. Votre chimie fait toutes ses opérations avec des acides, des alcalis, et de la matière subtile : l’attraction domine jusque dans la chimie anglaise.
L’essence même des choses a totalement changé. Vous ne vous accordez ni sur la définition de l’âme, ni sur celle de la matière. Descartes assure que l’âme est la même chose que la pensée, et Locke lui prouve assez bien le contraire. Descartes assure encore que l’étendue seule fait la matière, Newton y ajoute la solidité.
Voilà de sérieuses contrariétés (3).
Non nostrum inter vos tantas componere lites. (VIRG.)
Ce fameux Newton, ce destructeur du système cartésien, mourut au mois de mars de l’an 1727. Il a vécu honoré de ses compatriotes, et a été enterré comme un roi qui aurait fait du bien à ses sujets (4). On a lu ici avec avidité et l’on a traduit en anglais l’éloge de M. Newton, que M. de Fontenelle a prononcé dans l’Académie des sciences. On attendait en Angleterre son jugement comme une déclaration solennelle de la supériorité de la philosophie anglaise ; mais quand on a vu que non-seulement il s’était trompé en rendant compte de cette philosophie, mais qu’il comparait Descartes à Newton, toute la Société royale de Londres s’est soulevée. Loin d’acquiescer au jugement, on a fort critiqué le discours. Plusieurs même (et ceux-là ne sont pas les plus philosophes) ont été choqués de cette comparaison, seulement parce que Descartes était Français.
Il faut avouer que ces deux grands hommes ont été bien différents l’un de l’autre dans leur conduite, dans leur fortune, et dans leur philosophie.
Descartes était né avec une imagination brillante et forte, qui en fit un homme singulier dans sa vie privée comme dans sa manière de raisonner. Cette imagination ne put se cacher même dans ses ouvrages philosophiques, où l’on voit à tout moment des comparaisons ingénieuses et brillantes ; La nature en avait presque fait un poète, et en effet il composa pour la reine de Suède un divertissement en vers que pour l’honneur de sa mémoire on n’a pas fait imprimer.
Il essaya quelque temps du métier de la guerre, et depuis étant devenu tout à fait philosophe, il ne crut pas indigne de lui faire l’amour. Il eut de sa maîtresse une fille nommée Francine qui mourut jeune, et dont il regretta beaucoup la perte. Ainsi il éprouva tout ce qui appartient à l’humanité.
Il crut longtemps qu’il était nécessaire de fuir les hommes, et surtout sa patrie, pour philosopher en liberté. Il avait raison ; les hommes de son temps n’en savaient pas assez pour l’éclairer, et n’étaient guère capables que de lui nuire.
Il quitta la France parce qu’il cherchait la vérité, qui y était persécutée alors par la misérable philosophie de l’école ; mais il ne trouva pas plus de raison dans les universités de la Hollande, où il se retira. Car dans le temps qu’on condamnait en France les seules propositions de sa philosophie qui fussent vraies, il fut aussi persécuté par les prétendus philosophes de Hollande, qui ne l’entendait pas mieux, et qui, voyant de plus près sa gloire, haïssait davantage sa personne. Il fut obligé de sortir d’Utrecht : il essuya l’accusation d’athéisme, dernière ressource des calomniateurs ; et lui, qui avait employé toute la sagacité de son esprit à chercher de nouvelles preuves de l’existence d’un Dieu, fut soupçonné de n’en point reconnaître.
Tant de persécutions supposaient un très grand mérite et une réputation éclatante : aussi avait-il l’un et l’autre. La raison perça même un peu dans le monde à travers les ténèbres de l’école et les préjugés de la superstition populaire. Son nom fit enfin tant de bruit, qu’on voulut l’attirer en France par des récompenses. On lui proposa une pension de mille écus ; il vint sur cette espérance, paya les frais de la patente qui se vendait alors, n’eut point la pension, et s’en retourna philosopher dans sa solitude de Nord-Hollande, dans le temps que le grand Galilée, à l’âge de quatre-vingts ans, gémissait dans les prisons de l’inquisition pour avoir démontré le mouvement de la terre.
Enfin il mourut à Stockholm d’une mort prématurée, et causée par un mauvais régime, au milieu de quelques savants, ses ennemis, et entre les mains d’un médecin qui le haïssait.
La carrière du chevalier Newton a été toute différente ; il a vécu près de quatre-vingt-cinq ans, toujours tranquille, heureux, et honoré dans sa patrie. Son grand bonheur a été non-seulement d’être né dans un pays libre, mais dans un temps où les impertinences scolastiques étant bannies, la raison seule était cultivée ; le monde ne pouvait être que son écolier, et non son ennemi.
Une opposition singulière dans laquelle il se trouve avec Descartes, c’est que, dans le cours d’une si longue vie, il n’a eu ni passion, ni faiblesses. Il n’a jamais approché d’aucune femme : c’est ce qui m’a été confirmé par le médecin et le chirurgien entre les bras de qui il est mort (5). On peut admirer en cela Newton, mais il ne faut pas blâmer Descartes.
L’opinion publique en Angleterre sur ces deux philosophes est que le premier était un rêveur, et que l’autre était un sage.
Très peu de personnes à Londres lisent Descartes, dont effectivement les ouvrages sont devenus inutiles ; très peu lisent aussi Newton, parce qu’il faut être fort savant pour le comprendre. Cependant tout le monde parle d’eux ; on n’accorde rien au Français et on donne tout à l’Anglais. Quelques gens croient que si l’on ne s’en tient plus à l’horreur du vide, si l’on sait que l’air est pesant, si l’on se sert de lunettes d’approche, on en a l’obligation à Newton. Il est ici l’Hercule de la fable à qui les ignorants attribuaient tous les faits des autres héros.
Dans une critique qu’on a faite à Londres du discours de M. de Fontenelle, on a osé avancer que Descartes n’était pas un grand géomètre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre leur nourrice : Descartes a fait un aussi grand chemin du point où il a trouvé la géométrie jusqu’au point où il l’a poussée, que Newton en a fait après lui : il est le premier qui ait enseigné la manière de donner les équations algébriques des courbes. Sa géométrie, grâce à lui, devenue aujourd’hui commune, était de son temps si profonde, qu’aucun professeur n’osa entreprendre de l’expliquer, et qu’il n’y avait guère en Hollande que Schooten, et en France que Fermat, qui l’entendissent.
Il porta cet esprit de géométrie et d’invention dans la diptrique, qui devint entre ses mains un art tout nouveau ; et s’il s’y trompa beaucoup, c’est qu’un homme qui découvre de nouvelles terres ne peut tout d’un coup en connaître toutes les propriétés. Ceux qui viennent après lui et qui rendent ces terres fertiles, ceux qui le suivent lui ont au moins l’obligation de la découverte. Je ne nierai pas que tous les autres ouvrages de M. Descartes ne fourmillent d’erreurs.
La géométrie était un guide que lui-même avait en quelque façon formé, et qui l’aurait conduit sûrement dans sa physique ; cependant il abandonna à la fin ce guide et se livra à l’esprit de système. Alors sa philosophie ne fut plus qu’un roman ingénieux, et tout au plus vraisemblable pour les philosophes ignorants du même temps. Il se trompa sur la nature de l’âme, sur les lois du mouvement, sur la nature de la lumière. Il admit des idées innées, il inventa de nouveaux éléments, il créa un monde, il fit l’homme à sa mode ; et on dit avec raison que l’homme de Descartes n’est en effet que celui de Descartes, fort éloigné de l’homme véritable. Il poussa ses erreurs métaphysiques jusqu’à prétendre que deux et deux ne font quatre que parce que Dieu l’a voulu ainsi ; mais ce n’est point trop dire qu’il était estimable même dans ses égarements. Il se trompa, mais ce fut au moins avec méthode et de conséquence en conséquence. S’il inventa de nouvelles chimères en physique, du moins il en détruisit d’anciennes ; il apprit aux hommes de son temps à raisonner et à se servir contre lui-même de ses armes. S’il n’a pas payé en bonne monnaie, c’est beaucoup d’avoir décrié la fausse.
Je ne crois pas qu’on ose à la vérité comparer en rien sa philosophie avec celle de Newton : la première est un essai, la seconde est un chef-d’œuvre ; mais celui qui nous a mis sur la voie de la vérité vaut peut-être celui qui a été depuis au bout de cette carrière (6).
Descartes donna un œil aux aveugles ; ils virent les fautes de l’antiquité et les siennes. La route qu’il ouvrit est, depuis lui, devenue immense. Le petit livre de Rohault (7) a fait pendant quelque temps une physique complète ; aujourd’hui tous les recueils des académies de l’Europe ne sont pas même un commencement de système : en approfondissant cet abîme, il s’est trouvé infini. Il s’agit maintenant de voir ce que M. Newton a creusé dans ce précipice (8)
1 – Cette lettre formait la première section de l’article NEWTON ET DESCARTES dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)
2 – Lorsque cet article a été écrit (1728), plus de quarante ans après la publication du livre des Principes, toute la France était encore cartésienne. (K.)
3 – On lut jusqu’en 1771 : « Furieuses contrariétés. » Voltaire avait employé une expression de petit maître. (G.A.)
4 – Voltaire vit la pompe de ses funérailles. (G.A.)
5 – Cela prouve que le médecin de Newton n’était pas aussi bon physicien que lui. Il n’existe, pour les hommes, aucun signe certain de virginité ; et un homme qui meurt à quatre-vingt-cinq ans, dont l’âme a été modérée, et qui a mené une vie retirée et paisible, peut avoir eu des faiblesses sans qu’il reste de témoins. D’ailleurs, quand Newton n’aurait jamais connu ce genre de plaisirs, quel bien en résulterait-il pour le genre humain ? (K.)
6 – Alinéa supprimé dès 1748. (G.A.)
7 – Traité de physique, 1671. (G.A.)
8 – Cette dernière phrase fut supprimée dès 1739. (G.A.)
LETTRE XV. (1)
Sur le système de l’attraction.
Les découvertes du chevalier Newton, qui lui ont fait une réputation si universelle, regardent le système du monde, la lumière, l’infini en géométrie, et enfin la chronologie, à laquelle il s’est amusé pour se délasser.
Je vais vous dire (si je puis sans verbiage) le peu que j’ai pu attraper de toutes ces sublimes idées.
A l’égard du système de notre monde, on disputait depuis longtemps sur la cause qui fait tourner et qui retient dans leurs orbites toutes les planètes, et sur celle qui fait descendre ici-bas tous les corps vers la surface de la terre.
Le système de Descartes, expliqué et fort changé depuis lui, semblait rendre une raison plausible de ces phénomènes ; et cette raison paraissait d’autant plus vraie, qu’elle est simple et intelligible à tout le monde. Mais, en philosophie, il faut se défier de ce qu’on croit entendre trop aisément, aussi bien que des choses qu’on n’entend pas.
La pesanteur, la chute accélérée des corps tombant sur la terre, la révolution des planètes dans leurs orbites, leurs rotations autour de leur axe, tout cela n’est que du mouvement : or le mouvement ne peut être conçu que par impulsion ; donc tous ces corps sont poussés. Mais par quoi le sont-ils ? Tout l’espace est plein, donc il est rempli d’une matière très subtile, puisque nous ne l’apercevons pas ; donc cette matière va d’occident en orient, puisque c’est d’occident en orient que toutes les planètes sont entraînées. Ainsi, de supposition en supposition, et de vraisemblance en vraisemblance, on a imaginé un vaste tourbillon de matière subtile, dans lequel les planètes sont entraînées autour du soleil ; on crée encore un autre tourbillon particulier qui nage dans le grand, et qui tourne journellement autour de la planète. Quant tout cela est fait, on prétend que la pesanteur dépend de ce mouvement journalier : car, dit-on, la matière subtile qui tourne autour de notre petit tourbillon, doit aller dix-sept fois plus vite que la terre ; or, si elle va dix-sept fois plus vite que la terre, elle doit avoir incomparablement plus de force centrifuge, et repousser par conséquent tous les corps vers la terre. Voilà la cause de la pesanteur dans le système cartésien.
Mais, avant que de calculer la force centrifuge et la vitesse de cette matière subtile, il fallait s’assurer qu’elle existât, et, supposé qu’elle existe, il est encore démontré faux qu’elle puisse être la cause de la pesanteur.
M. Newton semble anéantir sans ressource tous ces tourbillons grands et petits, et celui qui emporte les planètes autour du soleil, et celui qui fait tourner chaque planète sur elle-même.
1°/ A l’égard du prétendu petit tourbillon de la terre, il est prouvé qu’il doit perdre petit à petit son mouvement ; il est prouvé que, si la terre nage dans un fluide, ce fluide doit être de la même densité que la terre ; et si ce fluide est de la même densité, tous les corps que nous remuons doivent éprouver une résistance extrême, c’est-à-dire qu’il faudrait un levier de la longueur de la terre pour soulever le poids d’une livre.
2°/ A l’égard des grands tourbillons, ils sont encore plus chimériques : il est impossible de les accorder avec les règles de Kepler, dont la vérité est démontrée. M. Newton fait voir que la révolution du fluide dans lequel Jupiter est supposé entraîné n’est pas avec la révolution du fluide de la terre comme la révolution de Jupiter est avec celle de la terre.
Il prouve que toutes les planètes faisant leurs révolutions dans des ellipses, et par conséquent étant bien plus éloignées les unes des autres dans leurs périhélies et bien plus proches dans leurs aphélies, la terre, par exemple, devrait aller plus vite quand elle est plus près de Vénus et de Mars, puisque le fluide qui l’emporte, étant alors plus pressé, doit avoir plus de mouvement ; et cependant c’est alors même que le mouvement de la terre est plus ralenti.
Il prouve qu’il n’y a point de matière céleste qui aille d’occident en orient, puisque les comètes traversent ces espaces tant de l’orient à l’occident, tantôt du septentrion au midi.
Enfin, pour mieux trancher encore, s’il est possible, toute difficulté, il prouve, ou du moins il rend fort probable, et même par des expériences, que le plein est impossible, et il nous ramène le vide, qu’Aristote et Descartes avaient banni du monde.
Ayant, par toutes ces raisons et par beaucoup d’autres encore, renversé les tourbillons du cartésianisme, il désespérait de pouvoir connaître jamais s’il y a un principe secret dans la nature qui cause à la fois le mouvement de tous les corps célestes, et qui fait la pesanteur sur la terre. S’étant retiré en 1666 à la campagne près de Cambridge, un jour qu’il se promenait dans son jardin, et qu’il voyait des fruits tomber d’un arbre, il se laissa aller à une méditation profonde sur cette pesanteur dont tous les philosophes ont cherché si longtemps la cause en vain, et dans laquelle le vulgaire ne soupçonne pas même de mystère. Il se dit à lui-même : De quelque hauteur dans notre hémisphère que tombassent ces corps, leur chute serait certainement dans la progression découverte par Galilée ; et les espaces parcourus par eux seraient comme les carrés des temps. Ce pouvoir, qui fait descendre les corps graves, est le même sans aucune diminution sensible, à quelque profondeur qu’on soit dans la terre, et sur la plus haute montagne. Pourquoi ce pouvoir ne s’étendrait-il pas jusqu’à la lune ? Et, s’il est vrai qu’il pénètre jusque-là, n’y-a-t-il pas grande apparence que ce pouvoir la retient dans son orbite et détermine son mouvement ? Mais, si la lune obéit à ce principe quel qu’il soit, n’est-il pas encore très raisonnable de croire que les autres planètes y sont également soumises ?
Si ce pouvoir existe, il doit (ce qui est prouvé d’ailleurs) augmenter en raison renversée des carrés des distances. Il n’y a donc plus qu’à examiner le chemin que ferait un corps grave en tombant sur la terre d’une hauteur médiocre, et le chemin que ferait dans le même temps un corps qui tomberait de l’orbite de la lune. Pour en être instruit, il ne s’agit plus que d’avoir la mesure de la terre et la distance de la lune à la terre.
Voilà comment M. Newton raisonna. Mais on n’avait alors en Angleterre que de très fausses mesures de notre globe ; on s’en rapportait à l’estime incertaine des pilotes, qui comptaient soixante milles d’Angleterre pour un degré, au lieu qu’il en fallait compter près de soixante et dix. Ce faux calcul ne s’accordant pas avec les conclusions que M. Newton voulait tirer, il les abandonna. Un philosophe médiocre, et qui n’aurait eu que de la vanité, eût fait cadrer comme il eût pu la mesure de la terre avec son système. M. Newton aima mieux abandonner alors son projet. Mais depuis que M. Picart (2) eut mesuré la terre exactement, en traçant cette méridienne qui fait tant d’honneur à la France. M. Newton reprit ses premières idées, et il trouva son compte avec le calcul de M. Picart ; c’est une chose qui me parait toujours admirable qu’on ait découvert de si sublimes vérités avec l’aide d’un quart de cercle et d’un peu d’arithmétique.
La circonférence de la terre est de cent vingt-trois millions deux cent quarante-neuf mille six cent pieds de Paris. De cela seul peut suivre tout le système de l’attraction.
On connaît la circonférence de la terre, on connaît celle de l’orbite de la lune, et le diamètre de cet orbite. La révolution de la lune dans cet orbite se fait en vingt-sept jours sept heures quarante trois minutes ; donc il est démontré que la lune, dans son mouvement moyen, parcourt cent quatre-vingt sept mille neuf cent soixante pieds de Paris par minute ; et, par un théorème connu, il est démontré que la force centrale qui ferait tomber un corps de la hauteur de la lune ne le ferait tomber que de quinze pieds de Paris dans la première minute.
Maintenant si la règle par laquelle les corps pèsent, gravitent, s’attirent en raison inverse des carrés des distances, est vraie ; si c’est le même pouvoir qui agit suivant cette règle dans toute la nature, il est évident que la terre étant éloignée de la lune de soixante demi-diamètres, un corps grave doit tomber sur la terre de quinze pieds dans la première seconde, et de cinquante-quatre mille pieds dans la première minute.
Or est-il qu’un corps grave tombe en effet de quinze pieds dans la première seconde, et parcourt dans la première minute cinquante-quatre mille pieds, lequel nombre est le carré de soixante multiplié par quinze ; donc les corps pèsent en raison inverse des carrés des distances, donc le même pouvoir fait la pesanteur sur la terre, et retient la lune dans son orbite.
Etant donc démontré que la lune pèse sur la terre, qui est le centre de son mouvement particulier, il est démontré que la terre et la lune pèsent sur le soleil, qui est le centre de leur mouvement annuel.
Les autres planètes doivent être soumises à cette loi générale ; et si cette loi existe, ces planètes doivent suivre les règles trouvées par Kepler. Toutes ces règles, tous ces rapports, sont en effet gardés par les planètes avec la dernière exactitude : donc le pouvoir de la gravitation fait peser toutes les planètes vers le soleil, de même que notre globe ; enfin la réaction de tout corps étant proportionnelle à l’action, il demeure certain que la terre pèse à son tour sur la lune, et que le soleil pèse sur l’une et sur l’autre ; que chacun des satellites de Saturne pèse sur les quatre, et les quatre sur lui ; tous cinq sur Saturne, Saturne sur tous ; qu’il en est ainsi de Jupiter, et que tous ces globes sont attirés par le soleil, réciproquement attiré par eux.
Ce pouvoir de gravitation agit à proportion de la matière que renferment les corps ; c’est une vérité que M. Newton a démontrée par des expériences. Cette nouvelle découverte a servi à faire voir que le soleil, centre de toutes les planètes, les attire toutes en raison directe de leurs masses combinées avec leur éloignement. De là, s’élevant par degrés jusqu’à des connaissances qui semblaient n’être pas faites pour l’esprit humain, il ose calculer combien de matière contient le soleil, et combien il s’en trouve dans chaque planète ; et ainsi il fait voir que, par les simples lois de la mécanique, chaque globe céleste doit être nécessairement à la place où il est. Son seul principe des lois de la gravitation rend raison de toutes les inégalités apparentes dans le cours des globes célestes. Les variations de la lune deviennent une suite nécessaire de ces lois. De plus, on voit évidemment pourquoi les nœuds de la lune font leurs révolutions en dix-neuf ans, et ceux de la terre dans l’espace d’environ vingt-six mille années. Le flux et le reflux de la mer est encore un effet très simple de cette attraction. La proximité de la lune dans son plein et quand elle est nouvelle, et son éloignement dans ses quartiers, combinés avec l’action du soleil, rendent une raison sensible de l’élévation et de l’abaissement de l’océan.
Après avoir rendu compte, par sa sublime théorie, du cours et des inégalités des planètes, il assujettit les comètes au frein de la même loi. Ces feux si longtemps inconnus, qui étaient la terreur du monde et l’écueil de la philosophie, placés par Aristote au-dessous de la lune, et renvoyés par Descartes au-dessus de Saturne, sont mis enfin à leur véritable place par Newton.
Il prouve que ce sont des corps solides (3), qui se meuvent dans la sphère de l’action du soleil, et décrivent une ellipse si excentrique et si approchante de la parabole, que certaines comètes doivent mettre plus de cinq cents ans dans leur révolution.
M. Halley croit que la comète de 1680 est la même qui parut du temps de Jules César : celle-là surtout sert plus qu’une autre à faire voir que les comètes sont des corps durs et opaques ; car elle descendit si près du soleil qu’en n’en était éloignée que d’une sixième partie de son disque ; elle dut par conséquent acquérir un degré de chaleur deux mille fois plus violent que celui du fer le plus enflammé. Elle aurait été dissoute et consommée en peu de temps si elle n’avait pas été un corps opaque. La mode commençait alors de deviner le cours des comètes. Le célèbre mathématicien Jacques Bernouilli conclut, par son système, que cette fameuse comète de 1680 reparaîtrait le 17 Mai 1719. Aucun astronome de l’Europe ne se coucha cette nuit du 17 Mai, mais la fameuse comète ne parut point. Il y a au moins plus d’adresse, s’il n’y a pas plus de sûreté, à lui donner cinq cent soixante-quinze ans pour revenir. Un géomètre anglais, nommé Wilston, non moins chimérique que géomètre, a sérieusement affirmé que du temps du déluge il y avait eu une comète qui avait inondé notre globe, et il a eu l’injustice de s’étonner qu’on se soit moqué de lui. L’antiquité pensait à peu près dans le goût de Wilston ; elle croyait que les comètes étaient toujours les avant-courrières de quelque grand malheur sur la terre. Newton au contraire soupçonne qu’elles sont très bienfaisantes, et que les fumées qui en sortent ne servent qu’à secourir et vivifier les planètes qui s’imbibent dans leurs cours de toutes ces particules que le soleil a détachées des comètes. Ce sentiment est du moins plus probable que l’autre.
Ce n’est pas tout : si cette force de gravitation, d’attraction, agit dans tous les globes célestes, elle agit sans doute sur toutes les parties de ces globes ; car, si les corps s’attirent en raison de leurs masses, ce ne peut être qu’en raison de la quantité de leurs parties ; et si ce pouvoir est logé dans le tout, il l’est sans doute dans la moitié, il l’est dans le quart, dans la huitième partie, ainsi jusqu’à l’infini : de plus, si ce pouvoir n’était pas également dans chaque partie, il y aurait toujours quelques côtés du globe qui graviteraient plus que les autres, ce qui n’arrive pas ; donc ce pouvoir existe réellement dans toute la matière, et dans les plus petites particules de la matière.
Ainsi voilà l’attraction qui est le grand ressort qui fait mouvoir toute la nature.
Newton avait bien prévu, après avoir démontré l’existence de ce principe, qu’on se révolterait contre ce seul nom ; dans plus d’un endroit de son livre il précautionne son lecteur contre l’attraction même ; il l’avertit de ne la pas confondre avec les qualités occultes des anciens, et de se contenter de connaître qu’il y a dans tous les corps une force centrale qui agit d’un bout de l’univers à l’autre sur les corps les plus proches et sur les plus éloignés, suivant les lois immuables de la mécanique.
Il est étonnant qu’après les protestations solennelles de ce grand philosophe, M. Sorin (4) et M. de Fontenelle, qui eux-mêmes méritent ce nom, lui aient reproché nettement les chimères du péripatétisme, M. Sorin, dans les mémoires de l’Académie de 1709, et M. de Fontenelle dans l’éloge même de M. Newton.
Presque tous les Français, savants et autres, ont répété ce reproche. On entend dire partout : Pourquoi Newton ne s’est-il pas servi du mot d’impulsion que l’on comprend si bien, plutôt que du terme d’attraction, que l’on ne comprend pas ?
Newton aurait pu répondre à ces critiques : Premièrement, vous n’entendez pas plus le mot d’impulsion que celui d’attraction, et si vous ne concevez pas pourquoi un corps tend vers le centre d’un autre corps, vous n’imaginez pas plus car quelle vertu un corps en peut pousser un autre.
Secondement, je n’ai pas pu admettre l’impulsion ; car il faudrait pour cela que j’eusse connu qu’une matière céleste pousse en effet les planètes ; or, non-seulement je ne connais point cette matière, mais j’ai prouvé qu’elle n’existe pas.
Troisièmement, je ne me sers du mot d’attraction que pour exprimer un effet que j’ai découvert dans la nature, effet certain et indisputable d’un principe inconnu, qualité inhérente dans la matière, dont de plus habiles que moi trouveront, s’ils peuvent, la cause.
Que nous avez-vous donc appris, insiste-t-on encore, et pourquoi tant de calculs pour nous dire ce que vous-même ne comprenez pas ?
Je vous ai appris (pourrait continuer Newton) que la mécanique des forces centrales fait peser tous les corps à proportion de leur matière ; que ces forces centrales font seules mouvoir les planètes et les comètes dans des proportions marquées. Je vous démontre qu’il est impossible qu’il y ait une autre cause de la pesanteur et du mouvement de tous les corps célestes ; car les corps graves tombent sur la terre selon la proportion démontrée des forces centrales, et les planètes achevant leur cours suivant ces mêmes proportions, s’il y avait encore un autre pouvoir qui agît sur tous ces corps, il augmenterait leurs vitesses, ou changerait leurs directions. Or jamais aucun de ces corps n’a un seul degré de mouvement, de vitesse, de détermination, qui ne soit démontré être l’effet des forces centrales : donc il est impossible qu’il y ait un autre principe.
Qu’il me soit permis de faire encore parler un moment Newton. Ne sera-t-il pas bien reçu à dire : Je suis dans un cas bien différent des anciens ; ils voyaient, par exemple, l’eau monter dans les pompes, et ils disaient : L’eau monte parce qu’elle a horreur du vide ; mais moi je suis dans le cas de celui qui aurait remarqué le premier que l’eau monte dans les pompes, et qui laisserait à d’autres le soin d’expliquer la cause de cet effet. L’anatomiste qui a dit le premier que le bras se remue parce que les muscles se contractent, enseigna aux hommes une vérité incontestable ; lui en aura-t-on moins d’obligation parce qu’il n’a pas su pourquoi les muscles se contractent ? La cause du ressort de l’air est inconnue, mais celui qui a découvert ce ressort a rendu un grand service à la physique. Le ressort que j’ai découvert était plus caché, plus universel ; ainsi on doit m’en savoir plus de gré. J’ai découvert une nouvelle propriété de la matière, un des secrets du Créateur ; j’en ai calculé, j’en ai démontré les effets ; peut-on me chicaner sur le nom que je lui donne ?
Ce sont les tourbillons qu’on peut appeler une qualité occulte, puisqu’on n’a jamais prouvé leur existence. L’attraction au contraire est une chose réelle, puisqu’on en démontre les effets, et qu’on en calcule les proportions. La cause de cette cause est dans le sein de Dieu.
Usque huc benies et non procedes amplius. JOB., XXXVIII, 11.
1 – Cette Lettre ni la suivante ne se trouvent dans les éditions de Kehl. Le texte que nous donnons est de 1752. Celui de 1734 est différent, mais plein de choses erronées. Nous ne le reproduirons pas. (G.A.)
2 – Ou mieux Picard, né en 1620, mort en 1682 ou 1684, successeur de Gassendi au Collège de France, et fondateur de l’Observatoire de Paris. (A.G.)
3 – Voyez, sur la nature des comètes, une note de M. Delavaut, section Sciences. (G.A.)
4 – Voyez le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV. C’est le Saurin qui fut compromis dans l’affaire des fameux couplets, dont J.-B. Rousseau fut à la fin jugé l’auteur. (G.A.)