Lettres philosophiques - Partie 3

Publié par Love Voltaire

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Fifille adorée de Romain, dite "Choupette" 

 

 

 

 

 

 

 

 

LETTRE IX (1)

 

 

Sur le gouvernement.

 

 

         Ce mélange (2) dans le gouvernement d’Angleterre, ce concert entre les communes, les lords, et le roi n’a pas toujours subsisté. L’Angleterre a été longtemps esclave, elle l’a été des Romains, des Saxons, des Danois, des Français. Guillaume-le-Conquérant la gouverna surtout avec un sceptre de fer ; il disposait des biens, de la vie de ses nouveaux sujets comme un monarque de l’Orient ; il défendit, sous peine de mort, qu’aucun Anglais osât avoir du feu et de la lumière chez lui passé huit heures du soir, soit qu’il prétendît par là prévenir leurs assemblées nocturnes, soit qu’il voulût essayer, par une défense si bizarre, jusqu’où peut aller le pouvoir des hommes sur d’autres hommes.

 

         Il est vrai qu’avant et après Guillaume-le-Conquérant les Anglais ont eu des parlements ; ils s’en vantent comme si ces assemblées, appelées alors parlements, composées de tyrans ecclésiastiques et de pillards nommés barons, avaient été les gardiens de la liberté et de la félicité publique.

 

         Les Barbares, qui des bords de la mer Baltique fondirent dans le reste de l’Europe, apportèrent avec eux l’usage des états ou parlements dont on fait tant de bruit, et qu’on connaît si peu. Les rois alors n’étaient point despotiques, cela est vrai : et c’est précisément par cette raison que les peuples gémissaient dans une servitude misérable. Les chefs de ces sauvages qui avaient ravagé la France, l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre, se firent monarques : leurs capitaines partagèrent entre eux les terres des vaincus : de là ces margraves, ces lairds, ces barons, ces sous-tyrans qui disputaient souvent avec des rois mal affermis les dépouilles des peuples. C’étaient des oiseaux de proie combattant contre un aigle pour sucer le sang des colombes ; chaque peuple avait cent tyrans au lieu d’un bon maître (3). Des prêtres se mirent bientôt de la partie. De tout temps le sort des Gaulois, des Germains, des insulaires d’Angleterre, avait été d’être gouvernés par leurs druides et par les chefs de leurs villages, ancienne espèce de barons, mais moins tyrans que leurs successeurs. Ces druides se disaient médiateurs entre la divinité et les hommes ; ils faisaient des lois, ils excommuniaient, ils condamnaient à mort. Les évêques succédèrent peu à peu à leur autorité temporelle dans le gouvernement goth et vandale. Les papes se mirent à leur tête ; et, avec des brefs, des bulles, et des moines, ils firent trembler les rois, les déposèrent, les firent assassiner, et tirèrent à eux tout l’argent qu’ils purent de l’Europe. L’imbécile Inas (4), l’un des tyrans de l’heptarchie d’Angleterre, fut le premier qui dans un pèlerinage à Rome se soumit à payer le denier de saint Pierre (ce qui était environ un écu de notre monnaie) pour chaque maison de son territoire. Toute l’île suivit bientôt cet exemple : l’Angleterre devint petit à petit une province du pape ; le saint père y envoyait de temps en temps ses légats pour y lever des impôts exorbitants. Jean-sans-Terre fit enfin une cession en bonne forme de son royaume à sa sainteté, qui l’avait excommunié ; et les barons, qui n’y trouvèrent pas leur compte, chassèrent ce misérable roi, et mirent à sa place Louis VIII, père de saint-Louis, roi de France : mais ils se dégoûtèrent bientôt de ce nouveau venu, et lui firent repasser la mer (5).

 

         Tandis que les barons, les évêques, les papes, déchiraient tous ainsi l’Angleterre, où tous voulaient commander, le peuple, la plus nombreuse, la plus utile, et même la plus vertueuse partie des hommes (6), composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans (7), des laboureurs enfin, qui exercent la première et la plus méprisée des professions ; le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme ; il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement, c’étaient des vilains : leur travail, leur sang appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes étaient en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du monde (8), serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit recueillît (9) : et n’est-ce pas un bonheur pour les Français que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime des rois, comme elle l’a été en Angleterre par celle du roi et de la nation ?

 

         Heureusement, dans les secousses que les querelles des rois et des grands donnaient aux empires, les fers des nations se sont plus ou moins relâchés ; la liberté est née en Angleterre des querelles des tyrans : les barons forcèrent Jean-sans-Terre et Henri III à accorder cette fameuse charte dont le principal but était à la vérité de mettre les rois dans la dépendance des lords, mais dans laquelle le reste de la nation fut un peu favorisé, afin que dans l’occasion elle se rangeât du parti de ses prétendus protecteurs. Cette grande charte, qui est regardée comme l’origine sacrée des libertés anglaises, fait bien voir elle-même combien peu la liberté était connue. Le titre seul prouve que le roi se croyait absolu de droit, et que les barons et le clergé même ne le forçaient à se relâcher de ce droit prétendu que parce qu’ils étaient les plus forts.

 

         Voici comme commence la grande charte : « Nous accordons de notre libre volonté les privilèges suivants aux archevêques, évêques, abbés, prieurs, et barons de notre royaume, etc. »

 

         Dans les articles de cette charte il n’est pas dit un mot de la chambre des communes, preuve qu’elle n’existait pas encore ou qu’elle existait sans pouvoir. On y spécifie les hommes libres d’Angleterre ; triste démonstration qu’il y en avait qui ne l’étaient pas. On voit par l’article 32 que les hommes prétendus libres devaient le service à leur seigneur. Une telle liberté tenait encore beaucoup de l’esclavage.

 

         Par l’article 21, le roi ordonne que ses officiers ne pourront dorénavant prendre de force les chevaux et les charrettes des hommes libres qu’en payant. Ce règlement parut au peuple une vraie liberté, parce qu’il ôtait une plus grande tyrannie.

 

         Henri VII (10), conquérant et politique heureux, qui faisait semblant d’aimer les barons, mais qui les haïssait et les craignait, s’avisa de procurer l’aliénation de leurs terres. Par là les vilains, qui, dans la suite, acquirent du bien par leurs travaux, achetèrent les châteaux des illustres pairs qui s’étaient ruinés par leurs folies. Peu à peu toutes les terres changèrent de maîtres.

 

         La chambre des communes devint de jour en jour plus puissante, les familles des anciens pairs s’éteignirent avec le temps ; et, comme il n’y a proprement que les pairs qui soient nobles en Angleterre dans la rigueur de la loi, il n’y aurait presque plus de noblesse en ce pays-là, si les rois n’avaient pas créé de nouveaux barons de temps en temps, et conservé le corps des pairs qu’ils avaient tant craint autrefois, pour l’opposer à celui des communes devenu trop redoutable.

 

         Tous ces nouveaux pairs, qui composent la chambre haute, reçoivent du roi leur titre, et rien de plus, puisque aucun d’eux n’a la terre dont il porte le nom : l’un est duc de Dorset, et n’a pas un pouce de terre en Dorsetshire ; l’autre est comte d’un village, qui sait à peine où ce village est situé ; ils ont du pouvoir dans le parlement, non ailleurs.

 

         Vous n’entendez point ici parler de haute, moyenne, et basse justice, ni du droit de chasser sur les terres d’un citoyen, lequel n’a pas la liberté de tirer un coup de fusil sur son propre champ. (11).

 

         Un homme, parce qu’il est noble ou prêtre, n’est point exempt de payer certaines taxes ; tous les impôts sont réglés par la chambre des communes, qui, n’étant que la seconde par son rang, est la première par son crédit.

 

         Les seigneurs et les évêques peuvent bien rejeter le bill des communes, lorsqu’il s’agit de lever de l’argent, mais il ne leur est pas permis d’y rien changer ; il faut ou qu’ils le reçoivent ou qu’ils le rejettent sans restriction. Quand le bill est confirmé par les lords et approuvé par le roi, alors tout le monde paie ; chacun donne, non selon sa qualité (ce qui serait absurde), mais selon son revenu ; il n’y a point de taille ni de capitation arbitraire, mais une taxe réelle sur les terres ; elles ont été évaluées toutes sous le fameux roi Guillaume III, et mises au-dessous de leur prix.

 

         La taxe subsiste toujours la même, quoique les revenus des terres aient augmenté ; ainsi personne n’est foulé, et personne ne se plaint. Le paysan n’a point les pieds meurtris par des sabots, il mange du pain blanc, il est bien vêtu, il ne craint point d’augmenter le nombre de ses bestiaux, ni de couvrir son toit de tuiles, de peur que l’on ne hausse ses impôts l’année d’après. On y voit beaucoup de paysans qui ont environ cinq ou six cents livres sterling de revenu, et qui ne dédaignent pas de continuer à cultiver la terre qui les a enrichis, et dans laquelle ils vivent libres.

 

 

1 – Cette lettre formait la section VII de l’article GOUVERNEMENT dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En 1734 : « Ce mélange heureux. » (G.A.)

 

3 – En 1734 : « Au lieu d’un maître. Les prêtres, etc. » (G.A.)

 

4 – 689-726. (G.A.)

 

5 – Voyez, le chapitre I de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

6 – En 1734 : « Le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même, et, par conséquent, la plus respectable partie. » (G.A.)

 

7 – En 1734 : « Des artisans, en un mot, de tout ce qui n’est pas tyran ; le peuple, dis-je. » (G.A.)

 

8 – En 1734 : « En plusieurs endroits du Nord. » (G.A.)

 

9 – Voyez le chapitre II de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

10 – En 1734 : « Henri VII, usurpateur heureux et grand politique. » (G.A.)

 

11 – La chasse n’est pas absolument libre en Angleterre ; et il y subsiste sur cet objet des lois moins tyranniques que celles de quelques autres nations, mais très peu dignes d’un peuple qui se croit libre (K.)

 

 

 

 

 

 

 

LETTRE X (1)

 

 

Sur le commerce.

 

 

         Depuis le malheur de Carthage, aucun peuple ne fut puissant à la fois par le commerce et par les armes, jusqu’au temps où Venise donna cet exemple. Les Portugais, pour avoir passé le cap de Bonne-Espérance, ont quelque temps été de grands seigneurs sur les côtes de l’Inde, et jamais redoutables en Europe. Les Provinces-Unies n’ont été guerrières que malgré elles ; et ce n’est pas comme unies entre elles, mais comme unies avec l’Angleterre, qu’elles ont prêté la main pour tenir la balance de l’Europe au commencement du dix-huitième siècle.

 

         Carthage, Venise, et Amsterdam, ont été puissantes ; mais elles ont fait comme ceux qui, parmi nous, ayant amassé de l’argent par le négoce, achètent des terres seigneuriales. Ni Carthage, ni Venise, ni la Hollande, ni aucun peuple, n’a commencé par être guerrier, et même conquérant, pour finir par être marchand. Les Anglais sont les seuls ; ils se sont battus longtemps avant de savoir compter. Ils ne savaient pas, quand ils gagnaient les batailles d’Azincourt, de Crécy, et de Poitiers, qu’ils pouvaient vendre beaucoup de blé et fabriquer de beaux draps qui leur vaudraient bien davantage. Ces seules connaissances ont augmenté, enrichi, fortifié la nation. Londres était pauvre et agreste, lorsque Edouard III conquérait la moitié de la France. C’est uniquement parce que les Anglais sont devenus négociants que Londres l’emporte sur Paris par l’étendue de la ville et le nombre des citoyens ; qu’ils peuvent mettre en mer deux cents vaisseaux de guerre, et soudoyer des rois alliés. Les peuples d’Ecosse sont nés guerriers et spirituels ; d’où vient que leur pays est devenu, sous le nom d’union, une province d’Angleterre ? C’est que l’Ecosse n’a que du charbon, et que l’Angleterre a de l’étain fin, de belles laines, d’excellents blés, des manufactures, et des compagnies de commerce.

 

         Quand Louis XIV faisait trembler l’Italie, et que ses armées, déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont, étaient prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène marchât du fond de l’Allemagne au secours du duc de Savoie ; il n’avait point d’argent, sans quoi on ne prend ni ne défend les villes ; il eut recours à des marchands anglais ; en une demi-heure de temps, on lui prêta cinq millions : avec cela il délivra Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet : « Messieurs, j’ai reçu votre argent, et je me flatte de l’avoir bien employé à votre satisfaction. »

 

         Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu’il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’Etat, a un frère qui se contente d’être marchand dans la Cité. Dans le temps que milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep, d’où il ne voulut pas revenir, et où il est mort.

 

         Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois, au lieu qu’en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu’à trente altesses du même nom n’ayant pour tout bien que des armoiries et une noble fierté.

 

         En France est marquis qui veut, et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser, et un nom en ac ou en ille, peut dire : Un homme comme moi, un homme de ma qualité, et mépriser souverainement un négociant. Le négociant entend lui-même parler si souvent avec dédain de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir ; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un Etat, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeurs en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde (2).

 

 

 

1 – Cette lettre formait l’article COMMERCE dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – C’est sous l’empire de ces idées que Voltaire, à son retour de Londres, s’appliqua à faire fortune. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

LETTRE XI. (1)

 

 

Sur l’insertion de la petite-vérole. (2)

 

 

         On dit doucement dans l’Europe chrétienne que les Anglais sont des fous et des enragés : des fous, parce qu’ils donnent la petite-vérole à leurs enfants pour les empêcher de l’avoir ; des enragés, parce qu’ils communiquent de gaieté de cœur à ces enfants une maladie certaine et affreuse, dans la vue de prévenir un mal incertain. Les Anglais, de leur côté, disent : Les autres Européans sont des lâches et des dénaturés : ils sont lâches, en ce qu’ils craignent de faire un peu de mal à leurs enfants ; dénaturés, en ce qu’ils les exposent à mourir un jour de la petite-vérole. Pour juger laquelle des deux nations a raison, voici l’histoire de cette fameuse insertion dont on parle en France avec tant d’effroi.

 

         Les femmes de Circassie sont, de temps immémorial, dans l’usage de donner la petite-vérole à leurs enfants même à l’âge de six mois, en leur faisant une incision au bras, et en insérant dans cette incision une pustule qu’elles ont soigneusement enlevée du corps d’un autre enfant. Cette pustule fait, dans le bras où elle est insinuée, l’effet du levain dans un morceau de pâte ; elle y fermente, et répand dans la masse du sang les qualités dont elle est empreinte. Les boutons de l’enfant à qui l’on a donné cette petite-vérole artificielle servent à porter la même maladie à d’autres. C’est une circulation presque continuelle en Circassie, et quand malheureusement il n’y a point de petite-vérole dans le pays, on est aussi embarrassé qu’on l’est ailleurs dans une mauvaise année.

 

         Ce qui introduit en Circassie cette coutume, qui paraît si étrange à d’autres peuples, est pourtant une cause commune à tous les peuples de la terre, c’est la tendresse maternelle et l’intérêt. Les Circassiens sont pauvres, et leurs filles sont belles ; aussi ce sont elles dont ils font le plus de trafic. Ils fournissent de beautés les harems du grand-seigneur, du sophi de Perse, et de ceux qui sont assez riches pour acheter et pour entretenir cette marchandise précieuse. Ils élèvent ces filles en tout bien et en tout honneur à caresser les hommes, à former des danses pleines de lasciveté et de mollesse, à rallumer, par tous les artifices les plus voluptueux, le goût des maîtres très dédaigneux à qui elles sont destinées. Ces pauvres créatures répètent tous les jours leur leçon avec leur mère, comme nos petites filles répètent leur catéchisme sans y rien comprendre. Or il arrivait souvent qu’un père et une mère, après avoir bien pris des peines pour donner une bonne éducation à leurs enfants, se voyaient tout d’un coup frustrés de leur espérance. La petite-vérole se mettait dans la famille, une fille en mourait, une autre perdait un œil, une troisième relevait avec un gros nez ; et les pauvres gens étaient ruinés sans ressource. Souvent même, quand la petite-vérole devenait épidémique, le commerce était interrompu pour plusieurs années ; ce qui causait une notable diminution dans les sérails de Perse et de Turquie.

 

         Une nation commerçante est toujours fort alerte sur ses intérêts, et ne néglige rien des connaissances qui peuvent être utiles à son négoce. Les Circassiens s’aperçurent que sur mille personnes il s’en trouvait à peine une seule qui fût attaquée deux fois d’une petite-vérole bien complète ; qu’à la vérité on essuie quelquefois trois ou quatre petites-véroles légères, mais jamais deux qui soient décidées et dangereuses ; qu’en un mot jamais on n’a véritablement cette maladie deux fois en sa vie. Ils remarquèrent encore que quand les petites-véroles sont très bénignes, et que leur éruption ne trouve à percer qu’une peau délicate et fine, elles ne laissent aucune impression sur le visage. De ces observations naturelles, ils conclurent que, si un enfant de six mois ou d’un an avait une petite-vérole bénigne, il n’en mourrait pas, il n’en serait pas marqué, et serait quitte de cette maladie pour le reste de ses jours. Il restait donc, pour conserver la vie et la beauté de leurs enfants, de leur donner la petite-vérole de bonne heure ; c’est ce que l’on fit en insérant dans le corps d’un enfant un bouton que l’on prit de la petite-vérole la plus complète, et en même temps la plus favorable qu’on pût trouver. L’expérience ne pouvait pas manquer de réussir. Les Turcs, qui sont gens sensés, adoptèrent bientôt après cette coutume, et aujourd’hui il n’y a point de bacha dans Constantinople qui ne donne la petite-vérole à son fils et à sa fille en les faisant sevrer.

 

         Quelques gens prétendent que les Circassiens prirent autrefois cette coutume des Arabes ; mais nous laissons ce point d’histoire à éclaircir par quelques bénédictins, qui ne manquera pas de composer là-dessus plusieurs volumes in-folio avec les preuves. Tout ce que j’ai à dire sur cette matière, c’est que dans le commencement du règne de George 1er, madame de Wortley-Montague, une des femmes d’Angleterre qui ont le plus d’esprit et le plus de force dans l’esprit (3), étant avec son mari en ambassade à Constantinople, s’avisa de donner sans scrupule la petite-vérole à un enfant dont elle était accouchée en ce pays. Son chapelain eut beau lui dire que cette expérience n’était pas chrétienne, et ne pouvait réussir que chez des infidèles, le fils de madame Wortley s’en trouva à merveille. Cette dame, de retour à Londres, fit part de son expérience à la princesse de Galle, qui est aujourd’hui reine ; il faut avouer que, titres et couronnes à part, cette princesse est née pour encourager tous les arts et pour faire un bien aux hommes ; c’est un philosophe aimable sur le trône ; elle n’a jamais perdu ni une occasion de s’instruire, ni une occasion d’exercer sa générosité. C’est elle qui, ayant entendu dire qu’une fille de Milton vivait encore, et vivait dans la misère, lui  envoya sur-le-champ un présent considérable ; c’est elle qui protège le savant P. Courayer (4) ; c’est elle qui daigna être la médiatrice entre le docteur Clarke et M. Leibnitz (5). Dès qu’elle eut entendu parler de l’inoculation ou insertion de la petite-vérole, elle en fit faire l’épreuve sur quatre criminels condamnés à mort, à qui elle sauva doublement la vie ; car non-seulement elle les tira de la potence, mais à la faveur de cette petite-vérole artificielle, elle prévint la naturelle, qu’ils auraient probablement eue, et dont ils seraient morts peut-être dans un âge plus avancé. La princesse, assurée de l’utilité de cette épreuve, fit inoculer ses enfants : l’Angleterre suivit son exemple, et depuis ce temps, dix mille enfants de famille au moins doivent ainsi la vie à la reine et à madame Wortley-Montague, et autant de filles leur beauté.

 

         Sur cent personnes dans le monde, soixante au moins ont la petite-vérole ; de ces soixante, dix en meurent dans les années les plus favorables, et dix en conservent pour toujours de fâcheux restes. Voilà donc la cinquième partie des hommes que cette maladie tue ou enlaidit sûrement. De tous ceux qui sont inoculés en Turquie ou en Angleterre, aucun ne meurt, s’il n’est infirme et condamné à mort d’ailleurs ; personne n’est marqué, aucun n’a la petite-vérole une seconde fois, supposé que l’inoculation ait été parfaite. Il est donc certain que, si quelque ambassadrice française avait rapporté ce secret de Constantinople à Paris, elle aurait rendu un service éternel à la nation ; le duc de Villequier, père du duc d’Aumont d’aujourd’hui, l’homme de France le mieux constitué et le plus sain, ne serait pas mort à la fleur de son âge ; le prince de Soubise, qui avait la santé la plus brillante, n’aurait pas été emporté à l’âge de vingt-cinq ans ; Monseigneur, grand-père de Louis XV, n’aurait pas été enterré dans sa cinquantième année ; vingt mille personnes mortes à Paris de la petite-vérole en 1723 (6) vivraient encore. Quoi donc ! Est-ce que les Français n’aiment point la vie ? Est-ce que leurs femmes ne se soucient point de leur beauté ? En vérité nous sommes d’étranges gens ! Peut-être dans dix ans prendra-t-on cette méthode anglaise, si les curés et les médecins le permettent (7) ; ou bien les Français, dans trois mois, se serviront de l’inoculation par fantaisie, si les Anglais s’en dégoûtent par inconstance.

 

         J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage ; c’est un grand préjugé que l’exemple d’une nation qui passe pour être la plus sage et la mieux policée de l’univers (8). Il est vrai que les Chinois s’y prennent d’une façon différente ; ils ne font point d’incision, ils font prendre la petite-vérole par le nez comme du tabac en poudre : cette façon est plus agréable, mais elle revient au même, et sert également à confirmer que, si on avait pratiqué l’inoculation en France, on aurait sauvé la vie à des milliers d’hommes (9).

 

         Il y a quelques années qu’un missionnaire jésuite ayant lu  cet article, et se trouvant dans un canton de l’Amérique où la petite-vérole exerçait des ravages affreux, s’avisa de faire inoculer tous les petits sauvages qu’il baptisait ; ils lui durent ainsi la vie présente et la vie éternelle. Quels dons pour des sauvages (10) !

 

         Un évêque de Worcester a depuis peu prêché à Londres l’inoculation ; il a démontré en citoyen combien cette pratique avait conservé de sujets à l’Etat ; il l’a recommandée en pasteur charitable. On prêcherait à Paris contre cette invention salutaire, comme on a écrit vingt ans contre les expériences de Newton : tout prouve que les Anglais sont plus philosophes et plus hardis que nous. Il faut bien du temps pour qu’une certaine raison et un certain courage d’esprit franchissent le Pas-de-Calais.

 

         Il ne faut pourtant pas s’imaginer que depuis Douvres jusqu’aux îles Orcades on ne trouve que des philosophes ; l’espèce contraire compose toujours le grand nombre : l’inoculation fut d’abord combattu à Londres ; et longtemps avant que l’évêque de Worcester annonçât cet évangile en chaire, un curé s’était avisé de prêcher contre : il dit que Job avait inoculé par le diable. Ce prédicateur était fait pour être capucin, il n’était guère digne d’être né en Angleterre. Le préjugé monta donc en chaire le premier, et la raison n’y monta qu’ensuite : c’est la marche ordinaire de l’esprit humain (11).

 

 

1 – Cette lettre formait l’article INOCULATION dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Cela fut écrit en 1727. Aussi l’auteur fut le premier en France qui parla de l’insertion de la petite-vérole ou variole, comme il fut le premier qui écrivit sur la gravitation − Note de 1775. Voltaire avait dû s’enquérir à Londres de l’inoculation avec d’autant plus d’intérêt, qu’il avait été atteint lui-même en  1723. Au moment même où il faisait imprimer clandestinement le présent livre, un de ses intimes amis, le jeune de Maisons, était victime du fléau. Toutes ces circonstances doublent l’intérêt de cette lettre. Notons toutefois qu’elle n’est pas, quoi qu’en dise Voltaire, le premier manifeste français en faveur de l’inoculation. La Coste avait publié une brochure à ce sujet dès 1723. (G.A.)

 

3 – Pope, Steele, Young, etc., formaient sa société à Twickenham, près de Londres. Voltaire la fréquente. Les Lettres qu’elle publia en 1763 sur la Turquie sont célèbres ; le patriarche de Ferney en fit un compte rendu. Voyez, dans la Critique littéraire. (G.A.)

 

4 – En 1734 : « Ce pauvre P. Courayer. » Voyez la lettre V. (G.A.)

 

5 – Et c’est elle qui avait souscrit et fait souscrire pour la Henriade, qui lui fut dédiée. (G.A.)

 

6 – Voyez notre première note sur cette Lettre. (G.A.)

 

7 – Trente ans plus tard, les médecins et les curés hésitaient encore à le permettre. Voyez plus loin, aux FACETIES, Omer de Fleury étant entré. (G.A.)

 

8 – C’étaient les relations des jésuites qui avaient donné cette fausse idée de la Chine. (G.A.)

 

9 – L’alinéa qui suit est de 1752. (G.A.)

 

10 – Les deux alinéas suivants sont de 1756. (G.A.)

 

11 – Depuis le temps où cet article a été écrit, on a disputé beaucoup en France sur l’inoculation. Voici quels sont à peu près les points de la question qu’on peut regarder comme bien éclaircis :

 

1°/ La petite-vérole naturelle attaque l’homme à tous les âges ; et il est très rare d’y échapper dans une longue carrière.

 

2°/ La petite-vérole  naturelle est beaucoup plus dangereuse que l’inoculation ; et les progrès que la médecine a faits en cinquante ans dans l’art d’inoculer sans danger, sont plus certains et plus grands, à proportion, que ceux qu’elle a pu faire dans l’art de traiter la petite-vérole naturelle.

 

3°/ Il est très rare, pour le moins, d’avoir deux fois la petite-vérole naturelle : il est aussi rare de l’avoir après l’inoculation. Lorsque l’inoculation a véritablement fait contracter la maladie.

 

4°/ L’établissement général de l’inoculation serait très avantageux à une nation : il conserverait des hommes, et en préserverait d’autres des infirmités qui sont trop souvent la suite de la petite-vérole naturelle.

 

5°/ L’inoculation est en général avantageuse à chaque particulier ; mais comme celui qui se fait inoculer s’expose à un danger certain et prochain pour se soustraire à un danger incertain et éloigné, chacun doit se déterminer d’après son courage et les circonstances où il se trouve. (K.)