Lettres philosophiques - Partie 9

Publié par Love Voltaire

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LETTRE XXII. (1)

 

Sur M. Pope et quelques autres poètes fameux.

 

 

 

 

         On n’imaginait pas en France que Prior, qui vint de la part de la reine Anne donner la paix à Louis XIV, avant que le baron Bolingbroke vînt la signer ; on ne devinait pas, dis-je, que ce plénipotentiaire fût un poète. La France paya depuis l’Angleterre en même monnaie ; car le cardinal Dubois envoya notre Destouches (2) à Londres, et il ne passa pas plus pour poète parmi les Anglais que Prior parmi les Français. Le plénipotentiaire Prior était originairement un garçon cabaretier que le comte de Dorset, bon poète lui-même et un peu ivrogne, rencontra un jour lisant Horace sur le banc de la taverne ; de même que milord Aila trouva son garçon jardinier lisant Newton. Aila fit du jardinier un bon géomètre (3), et Dorset fit un très agréable poète du cabaretier.

 

         C’est de Prior qu’est l’Histoire de l’Ame : cette histoire est la plus naturelle qu’on ait faite jusqu’à présent de cet être si bien senti et si mal connu. L’âme est d’abord aux extrémités du corps, dans les pieds et dans les mains des enfants ; et de là elle se place insensiblement au milieu du corps dans l’âge de puberté ; ensuite elle monte au cœur, et là elle produit les sentiments de l’amour et de l’héroïsme : elle s’élève jusqu’à la tête dans un âge plus mûr ; elle y raisonne comme elle peut, et, dans la vieillesse, on ne sait plus ce qu’elle devient ; c’est la sève d’un vieil arbre, qui s’évapore et qui ne se répare plus. Peut-être cet ouvrage est-il trop long : toute plaisanterie doit être courte, et même le sérieux devrait bien être court aussi.

 

         Ce même Prior fit un petit poème sur la fameuse bataille d’Hochstedt. Cela ne vaut pas son Histoire de l’Ame ; il n’y a de bon que cette apostrophe à Boileau :

 

Satirique flatteur, toi qui pris tant de peine

Pour chanter que Louis n’a point passé le Rhin.

 

         Notre plénipotentiaire finit par paraphraser en quinze cents vers ces mots attribués à Salomon, que Tout est vanité. On en pourrait faire quinze mille sur ce sujet ; mais malheur à qui dit tout ce qu’il peut dire !

 

         Enfin, la reine Anne étant morte, le ministère ayant changé, la paix que Prior avait entamée étant en horreur, Prior n’eut de ressource qu’une édition de ses œuvres par une souscription de son parti ; après quoi il mourut en philosophe (4), comme meurt ou croit mourir tout philosophe anglais (5).

 

         Je voudrais donner aussi quelques idées des poésies de milord Roscommon (6), de milord Dorset (7) ; mais je sens qu’il me faudrait faire un gros livre, et qu’après bien de la peine je ne vous donnerais qu’une idée fort imparfaite de tous ces ouvrages. La poésie est une espèce de musique ; il faut l’entendre pour en juger. Quand je vous traduis quelques morceaux de ces poésies étrangères, je vous note imparfaitement leur musique ; mais je ne puis exprimer le goût de leur chant.

 

         Il y a un poème anglais difficile à faire connaître aux étrangers ; il s’appelle Hydibras. C’est un ouvrage tout comique, et cependant le sujet est la guerre civile du temps de Cromwell. Ce qui a fait verser tant de sang et tant de larmes a produit un poème qui force le lecteur le plus sérieux à rire ; on trouve un exemple de ce contraste dans notre Satire Ménippée. Certainement les Romains n’auraient point fait un poème burlesque sur les guerres de César et de Pompée, et sur les proscriptions d’Octave et d’Antoine. Pourquoi donc les malheurs affreux que causa la Ligue en France, et ceux que les guerres du roi et du parlement étalèrent en Angleterre, ont-ils pu fournir des plaisanteries ? C’est qu’au fond il y avait un ridicule caché dans ces querelles funestes. Les bourgeois de Paris, à la tête de la faction des Seize, mêlaient l’impertinence aux horreurs de la faction. Les intrigues des femmes, des légats, et des moines, avaient un côté comique, malgré les calamités qu’elles apportèrent. Les disputes théologiques et l’enthousiasme des puritains en Angleterre étaient très susceptibles de railleries ; et ce fond de ridicule bien développé pouvait devenir plaisant, en écartant les horreurs tragiques qui le couvraient. Si la bulle Unigenitus faisait répandre du sang, le petit poème de Philotanus (8) n’en serait pas moins convenable au sujet, et on ne pourrait même lui reprocher que de n’être pas aussi gai, aussi plaisant, aussi varié qu’il pouvait l’être, et de ne pas tenir dans le corps de l’ouvrage ce que promet le commencement.

 

         Le poème d’Hudibras, dont je vous parle, semble être un composé de la Satire Ménippée et de Don Quichotte ; il a sur eux l’avantage des vers. Il a celui de l’esprit : la Satire Ménippée n’en approche pas ; elle n’est qu’un ouvrage très médiocre ; mais à force d’esprit l’auteur d’Hudibras a trouvé le secret d’être fort au-dessus de Don Quichotte. Le goût, la naïveté, l’art de narrer, celui de bien entremêler les aventures, celui de ne rien prodiguer, valent bien mieux que de l’esprit : aussi Don Quichotte est lu de toutes les nations, et Hudibras n’est lu que des Anglais.

 

         L’auteur de ce poème si extraordinaire s’appelait Butler (9) : il était contemporain de Milton, et eut infiniment plus de réputation que lui, parce qu’il était plaisant, et que le poème de Milton était fort triste. Butler tournait les ennemis du roi Charles II en ridicule, et toute la récompense qu’il en eut fut que le roi citait souvent ses vers. Les combats du chevalier Hudibras furent plus connus que les combats des anges et des diables du Paradis perdu ; mais la cour d’Angleterre ne traita pas mieux le plaisant Butler que la cour céleste ne traita le sérieux Milton, et tous deux moururent de faim ou à peu près.

 

         Le héros du poème de Butler n’était pas un personnage feint, comme le Don Quichotte de Michel Cervantes ; c’était un chevalier baronnet très réel qui avait été un des enthousiastes de Cromwell et un de ses colonels. Il s’appelait sir Samuel Luke. Pour faire connaître l’esprit de ce poème unique en son genre, il faut retrancher les trois quarts de tout passage qu’on veut traduire ; car ce Butler ne finit jamais. J’ai donc réduit à environ quatre-vingts vers les quatre cents premiers vers d’Hudibras, pour éviter la prolixité.

 

Quand les profanes et les saints

Dans l’Angleterre étaient aux prises ;

Qu’on se battait pour des églises

Aussi fort que pour des catins :

Lorsque anglicans et puritains

Faisaient une si rude guerre,

Et qu’au sortir du cabaret

Les orateurs de Nazareth

Allaient battre la caisse en chaire ;

Que partout, sans savoir pourquoi,

Au nom du ciel, au nom du roi,

Les gens d’armes couvraient la terre,

Alors monsieur le chevalier

Longtemps oisif, ainsi qu’Achille,

Tout rempli d’une sainte bile,

Suivi de son grand écuyer,

S’échappa de son poulailler,

Avec son sabre et l’Evangile,

Et s’avisa de guerroyer.

 

Sire Hudibras, cet homme rare,

Etait, dit-on, rempli d’honneur,

Avait de l’esprit et du cœur :

Mais il en était fort avare.

D’ailleurs, par un talent nouveau,

Il était tout propre au barreau,

Ainsi qu’à la guerre cruelle ;

Grand sur les bancs, grand sur la selle,

Dans les camps et dans un bureau ;

Semblable à ces rats amphibies,

Qui paraissent avoir deux vies,

Sont rats de campagne et rats d’eau.

Mais, malgré sa grande éloquence,

Et son mérite, et sa prudence,

Il passa chez quelques savants

Pour être un de ces instruments

Dont les fripons avec adresse

Savent user sans dire mot,

Et qu’ils tournent avec souplesse :

Cet instrument s’appelle un sot.

Ce n’est pas qu’en théologie,

En logique, en astrologie,

Il ne fût un docteur subtil ;

En quatre il séparait un fil,

Disputant sans jamais se rendre,

Changeant de thèse tout à coup,

Toujours prêt à parler beaucoup,

Quand il fallait ne pas s’entendre.

D’Hudibras la religion

Etait, tout comme sa raison,

Vide de sens et fort profonde.

Le puritanisme divin,

La meilleure secte du monde,

Et qui certes n’a rien d’humain ;

La vraie Eglise militante,

Qui prêche un pistolet en main,

Pour mieux convertir son prochain

A grands coups de sabre argumente ;

Qui promet les célestes biens

Par le gibet et par la corde,

Et damne sans miséricorde

Les péchés des autres chrétiens,

Pour se mieux pardonner les siens ;

Secte qui, toujours détruisante,

Se détruit elle-même enfin ;

Tel Samson, de sa main puissante,

Brisa le temple philistin ;

Mais il périt par sa vengeance,

Et lui-même il s’ensevelit

Ecrasé dans la chute immense

De ce temple qu’il démolit.

 

Au nez du chevalier antique

Deux grandes moustaches pendaient,

A qui les Parques attachaient

Le destin de la république.

Il les garde soigneusement,

Et si jamais on les arrache,

C’est la chute du parlement :

L’Etat entier, en ce moment,

Doit tomber avec sa moustache.

Ainsi Taliacotius,

Grand Esculape d’Etrurie,

Répara tous les nez perdus

Par une nouvelle industrie :

Il vous prenait adroitement

Un morceau du cul d’un pauvre homme,

L’appliquait au nez proprement ;

Enfin il arrivait qu’en somme

Tout juste à la mort du prêteur

Tombait le nez de l’emprunteur ;

Et souvent dans la même bière,

Par justice et par bon accord,

On remettait au gré du mort

Le nez auprès de son derrière.

 

Notre grand héros d’Albion,

Grimpé dessus sa haridelle,

Pour venger la religion,

Avait à l’arçon de sa selle

Deux pistolets et du jambon :

Mais il n’avait qu’un éperon,

C’était de tout temps sa manière,

Sachant que si la talonnière

Pique une moitié du cheval,

L’autre moitié de l’animal

Ne resterait point en arrière.

Voilà donc Hudibras parti ;

Que Dieu bénisse son voyage,

Ses arguments et son parti,

Sa barbe rousse et son courage !

 

         Un homme qui aurait dans l’imagination la dixième partie de l’esprit comique, bon ou mauvais, qui règne dans cet ouvrage, serait encore très plaisant : mais il se donnerait bien de garde de traduire Hudibras. Le moyen de faire rire des lecteurs étrangers des ridicules déjà oubliés chez la nation même où ils ont été célèbres ! On ne lit plus le Dante dans l’Europe, parce que tout y est allusion à des faits ignorés : il en est de même d’Hudibras. La plupart des railleries de ce livre tombent sur la théologie et les théologiens du temps. Il faudrait à tout moment un commentaire. La plaisanterie expliquée cesse d’être plaisanterie, et un commentateur de bons mots n’est guère capable d’en dire. (10).

 

         Voilà pourquoi on n’entendra jamais bien en France les livres de l’ingénieux docteur Swift, qu’on appelle le Rabelais d’Angleterre. Il a l’honneur d’être prêtre et de se moquer de tout, comme lui ; mais Rabelais n’était pas au-dessus de son siècle, et Swift est fort au-dessus de Rabelais (11). Notre curé de Meudon, dans son extravagant et inintelligible livre, a répandu une extrême gaieté et une plus grande impertinence ; il a prodigué l’érudition, les ordures et l’ennui. Un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises : il n’y a que quelques personnes d’un goût bizarre qui se piquent d’entendre et d’estimer tout cet ouvrage. Le reste de la nation rit des plaisanteries de Rabelais et méprise le livre. On le regarde comme le premier des bouffons ; on est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage ; c’est un philosophe ivre qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse (12).

 

         M. Swift est Rabelais dans son bon sens, et vivant en bonne compagnie. Il n’a pas à la vérité la gaieté du premier, mais il a toute la finesse, la raison, le choix, le bon goût, qui manquent à notre curé de Meudon. Ses vers sont d’un goût singulier et presque inimitable ; la bonne plaisanterie est son partage en vers et en prose ; mais, pour le bien entendre, il faut faire un petit voyage dans son pays.

 

         Dans ce pays, qui paraît si étrange à une partie de l’Europe, on n’a point trouvé trop étrange que le révérend Swift, doyen d’une cathédrale, se soit moqué, dans son Conte du Tonneau, du catholicisme, du luthéranisme, et du calvinisme : il dit pour ses raisons qu’il n’a pas touché au christianisme. Il prétend avoir respecté le père en donnant cent coups de fouet aux trois enfants ; des gens difficiles ont cru que les verges étaient si longues qu’elles allaient jusqu’au père.

 

         Ce fameux Conte du Tonneau est une imitation de l’ancien conte des trois anneaux indiscernables qu’un père légua à ses trois enfants. Ces trois anneaux étaient la religion juive, la chrétienne, et la mahométane. C’est encore une imitation de l’Histoire de Méro et d’Egenu (13) par Fontenelle. Méro était l’anagramme de Rome et Egenu celle de Genève. Ce sont deux sœurs qui prétendent à la succession du royaume de leur père. Méro règne la première. Fontenelle la présente comme une sorcière qui escamotait le pain, et qui faisait des conjurations avec des cadavres. C’est là précisément le milord Pierre, de Swift, qui présente un morceau de pain à ses deux frères, et qui leur dit : Voilà d’excellent vin de Bourgogne, mes amis ; voilà des perdrix d’un fumet admirable. Le même milord Pierre, dans Swift, joue en tout le rôle que Méro joue dans Fontenelle ; ainsi presque tout est imitation. L’idée des Lettres persanes est prise de celle de l’Espion turc (14). Le Boiardo a imité le Pulci, l’Arioste a imité le Boiardo. Les esprits les plus originaux empruntent les uns des autres. Michel Cervantes fait un fou de son Don Quichotte ; mais Roland est-il autre chose qu’un fou ? Il serait difficile de décider si la chevalerie errante est plus tournée en ridicule par les peintures grotesques de Cervantes que par la féconde imagination de l’Arioste. Métastase a pris la plupart de ses opéras dans nos tragédies françaises. Plusieurs auteurs anglais nous ont copiés, et n’en ont rien dit. Il en est des livres comme du feu de nos foyers ; on va prendre ce feu chez son voisin, on l’allume chez soi, on le communique à d’autres, et il appartient à tous (15).

 

         Vous pouvez plus aisément vous former quelque idée de M. Pope ; c’est, je crois, le poète le plus élégant, le plus correct, et, ce qui est encore beaucoup, le plus harmonieux qu’ait eu l’Angleterre. Il a réduit le sifflement aigre de la trompette anglaise aux sons doux de la flûte. On peut le traduire, parce qu’il est extrêmement clair, et que ses sujets, pour la plupart, sont généraux et du ressort de toutes les nations.

 

On connaîtra bientôt en France son Essai sur la critique, par la traduction en vers qu’en fait M. l’abbé Duresnel (16).

 

         Voici un morceau de son poème de la Boucle de cheveux, que je viens de traduire avec ma liberté ordinaire : car, encore une fois, je ne sais rien de pis que de traduire un poète mot pour mot.

 

Umbriel à l’instant, vieux gnome rechigné,

Va, d’une aile pesante et d’un air renfrogné,

Chercher, en murmurant, la caverne profonde

Où loin des doux rayons que répand l’œil du monde,

La déesse aux vapeurs a choisi son séjour.

Les tristes aquilons y sifflent à l’entour,

Et le souffle malsain de leur aride haleine

Y porte aux environs la fièvre et la migraine.

Sur un riche sofa, derrière un paravent,

Loin des flambeaux, du bruit, des parleurs, et du vent,

La quinteuse déesse incessamment repose,

Le cœur gros de chagrin, sans en savoir la cause,

N’ayant pensé jamais, l’esprit toujours troublé,

L’œil chargé, le teint pâle, et d’hypocondre enflé.

La médisante Envie est assise auprès d’elle,

Vieux spectre féminin, décrépite pucelle,

Avec un air dévot déchirant son prochain,

Et chansonnant les gens l’Evangile à la main.

Sur un lit plein de fleurs négligemment penchée,

Une jeune beauté non loin d’elle est couchée :

C’est l’Affectation, qui grasseie en parlant,

Ecoute sans entendre, et lorgne en regardant,

Qui rougit sans pudeur, et rit de tout sans joie,

De cent maux différents prétend qu’elle est la proie

Et, pleine de santé sous le rouge er le fard,

Se plaint avec mollesse, et se pâme avec art.

 

          Si vous lisiez ce morceau dans l’original, au lieu de le lire dans cette faible traduction, vous le compareriez à la description de la Mollesse dans le Lutrin (17).

 

          L’Essai sur l’homme de Pope me  paraît le plus beau poème didactique, le plus utile, le plus sublime qu’on ait jamais fait dans aucune langue. Il est vrai que le fond s’en trouve tout entier dans les Caractéristiques du lord Shaftesbury ; et je ne sais pourquoi M. Pope en fait uniquement honneur à M. Bolingbroke, sans dire un mot du célèbre Shaftesbury, élève de Locke.

 

          Comme tout ce qui tient à la métaphysique a été pensé de tous les temps et chez tous les peuples qui cultivent leur esprit, ce système tient beaucoup de celui de Leibnitz, qui prétend que de tous les mondes possibles Dieu a dû choisir le meilleur, et que, dans ce meilleur, il fallait bien que les irrégularités de notre globe et les sottises de ses habitants tinssent leur place. Il ressemble encore à cette idée de Platon, que dans la chaîne infinie des êtres, notre terre, notre corps, notre âme, sont au nombre des chaînons nécessaires. Mais ni Leibnitz ni Pope n’admettent les changements que Platon imagine être arrivés à ces chaînons, à nos âmes, et à nos corps. Platon parlait en poète dans sa prose peu intelligible ; et Pope parle en philosophe dans ses admirables vers. Il dit que tout a été dès le commencement comme il a dû être, et comme il est.

 

          J’ai été flatté, je l’avoue, de voir qu’il s’est rencontré avec moi dans une chose que j’avais dite il y a plusieurs années (18). « Vous vous étonnez que Dieu ait fait l’homme si borné, si ignorant, si peu heureux. Que ne vous étonnez-vous qu’il ne l’ait pas fait plus borné, plus ignorant, et plus malheureux ? » Quand un Français et un Anglais pensent de même, il faut bien qu’ils aient raison.

 

          Le fils du célèbre Racine a fait imprimer une lettre de Pope (19), à lui adressée, dans laquelle Pope se rétracte. Cette lettre est écrite dans le goût et dans le style de M. de Fénelon ; elle lui fut remise, dit-il, par Ramsay, l’éditeur du Télémaque ; Ramsay, l’imitateur du Télémaque, comme Boyer l’était de Corneille ; Ramsay l’Ecossais, qui voulait être de l’Académie française ; Ramsay, qui regrettait de n’être pas docteur de Sorbonne. Ce que je sais, ainsi que tous les gens de lettres d’Angleterre, c’est que Pope, avec qui j’ai beaucoup vécu, pouvait à peine lire le français, qu’il ne parlait pas un mot de notre langue, qu’il n’a jamais écrit une lettre en français, qu’il en était incapable, et que, s’il a écrit cette lettre au fils de notre Racine, il faut que Dieu, sur la fin de sa vie, lui ait donné subitement le don des langues, pour le récompenser d’avoir fait un aussi admirable ouvrage que son Essai sur l’homme (20).

 

          En voilà bien honnêtement pour les poètes anglais ; je vous ai touché un petit mot de leurs philosophes : pour de bons historiens, je ne leur en connais pas encore ; il a fallu qu’un Français ait écrit leur histoire : peut-être le génie anglais, qui est ou froid ou impétueux, n’a pas encore saisi cette éloquence naïve et cet air noble et simple de l’histoire : peut-être aussi l’esprit de parti, qui fait voir trouble, a décrédité tous leurs historiens : la moitié de la nation est toujours l’ennemie de l’autre ; j’ai trouvé des gens qui m’ont assuré que milord Marlborough était un poltron, et que M. Pope était un sot : comme en France quelques jésuites trouvent Pascal un petit esprit, et quelques jansénistes disent que le P. Bourdaloue n’était qu’un bavard. Marie Stuart est une sainte héroïne pour les jacobites ; pour les autres, c’est une débauchée, une adultère, une homicide : ainsi, en Angleterre, on a des factums, et point d’histoire. Il est vrai qu’il y a à présent un M. Gordon, excellent traducteur de Tacite, très capable d’écrire l’histoire de son pays ; mais M. Rapin de Thoyras l’a prévenu. Enfin il me paraît que les Anglais n’ont point de si bons historiens que nous, qu’ils n’ont point de véritables tragédies, qu’ils ont des comédies charmantes, des morceaux de poésie admirables, et des philosophes qui devraient être les précepteurs du genre humain.

 

          Les Anglais ont beaucoup profité des ouvrages de notre langue ; nous devrions à notre tour emprunter d’eux, après leur avoir prêté : nous ne sommes venus, les Anglais et nous, qu’après les Italiens, qui en tout ont été nos maîtres, et que nous avons surpassés en quelques choses. Je ne sais à laquelle des trois nations il faudra donner la préférence ; mais heureux celui qui sait sentir leurs différents mérites (21) !

 

 

 

1 – Cette Lettre formait deux articles, l’un sur Prior, et l’autre sur Pope, dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Le poète comique. (G.A.)

 

3 – Ce géomètre s’appelait Stône. Il a donné sur le calcul intégral un ouvrage assez médiocre, mais qui, pour le temps où il a été fait, prouvait des connaissances fort étendues. Au reste il est presque sans exemple que des hommes qui ont commencé tard à s’instruire aient montré de grands talents, quoique les efforts dont ils ont eu besoin pour s’élever au-dessus de leur éducation supposent de la sagacité et une grande force de tête. Cette observation suffit pour détruire l’opinion exagérée de Rousseau sur l’éducation négative. (K.)

 

4 – En 1721. (G.A.)

 

5 – Au lieu de tout ce qui précède, on lisait en 1734 : « Je voulais vous parler de M. Prior, un des plus aimables poètes de l’Angleterre, que vous avez vu ici plénipotentiaire et envoyé extraordinaire en 1712. Je comptais vous donner aussi, etc. » (G.A.)

 

6 – Né vers 1633, mort en 1684. (G.A.)

 

7 – Né en 1637, mort en 1705. (G.A.)

 

8 – Poème de Grécourt qui venait de paraître. (G.A.)

 

9 – Né en 1612, mort en 1680. (G.A.)

 

10 – Au lieu de ces cinq alinéas sur Hudibras, Voltaire, en 1734, n’avait consacré qu’une quinzaine de lignes au poème de Butler sans faire de citation. (G.A.)

 

11 – En 1734 : « Mais on lui fait grand tort, selon mon petit sens, de l’appeler de ce nom. » (G.A.)

 

12 – Comparez ce jugement sévère à celui qu’exprime Voltaire dans la 1ère des Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)

 

13 – Imprimée en 1686 dans les Nouvelles de la république des lettres, sous le titre de Relation de Bornéo. (G.A.)

 

14 – De Marana. (G.A.)

 

15 – Ici finissait l’article du Dictionnaire philosophique sur PRIOR, etc. (G.A.)

 

16 – Cette traduction parut, avant le livre de Voltaire, en 1730. Voyez la lettre à Thibouville, en date du 2 Février 1769. (G.A.)

 

17 – Les quatre alinéas suivants ne se trouvent pas dans les éditions de 1734. (G.A.)

 

18 – Dans les Remarques sur Pascal. Ce passage est de 1756. (G.A.)

 

19 – L. Racine l’avait fait imprimer en français. (G.A.)

 

20 – Depuis l’impression de ce jugement sur Pope, l’Essai sur l’homme a été traduit par l’abbé Duresnel et par M. de Fontanes. Il en existe aussi une traduction manuscrite de M. l’abbé Delille. Ce poème doit perdre de sa réputation à mesure que la philosophie fera des progrès ; il se borne à dire que l’homme n’est qu’une partie de l’ordre général du monde, et qu’ainsi nous ne devons pas nous plaindre de notre état. Ce n’est, comme le système de Leibnitz, que le fatalisme un peu déguisé, et mis à la portée du grand nombre. (K.)

 

21 – En 1739, Voltaire ajoutait : « Et qui n’a pas la sottise de n’aimer que ce qui vient de son pays. » (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE XXIII. (1)

 

Sur la considération qu’on doit aux gens de lettres.

 

 

 

 

         Ni en Angleterre ni en aucun pays du monde on ne trouve des établissements en faveur des beaux-arts comme en France. Il y a presque partout des universités ; mais c’est dans la France seule qu’on trouve ces utiles encouragements pour l’astronomie, pour toutes les parties des mathématiques, pour celles de la médecine, pour les recherches de l’antiquité, pour la peinture, la sculpture, et l’architecture. Louis XIV s’est immortalisé par toutes ces fondations, et cette immortalité ne lui a pas coûté deux cent mille francs par an.

 

         J’avoue que c’est un de mes étonnements que le parlement d’Angleterre, qui s’est avisé de promettre vingt mille guinées à celui qui ferait l’impossible découverte des longitudes, n’ait jamais pensé à imiter Louis XIV dans sa magnificence envers les arts.

 

         Le mérite trouve à la vérité, en Angleterre, d’autres récompenses plus honorables pour la nation ; tel est le respect que ce peuple a pour les talents, qu’un homme de mérite y fait toujours fortune. M. Addison, en France, eût été de quelque académie, et aurait pu obtenir, par le crédit de quelque femme, une pension de douze cents livres, ou plutôt on lui aurait fait des affaires, sous prétexte qu’on aurait aperçu dans sa tragédie de Caton quelques traits contre le portier d’un homme en place ; en Angleterre il a été secrétaire d’Etat. M. Newton était intendant des monnaies du royaume ; M. Congrève avait une charge importante ; M. Prior a été plénipotentiaire ; le docteur Swift est doyen d’Irlande, et y est beaucoup plus considéré que le primat. Si la religion de M. Pope ne lui permet pas d’avoir une place (2), elle n’empêche pas que sa traduction d’Homère ne lui ait valu deux cent mille francs. J’ai vu longtemps en France l’auteur de Rhadamiste (3) près de mourir de faim ; le fils d’un des plus grands hommes que la France ait eus, et qui commençait à marcher sur les traces de son père, était réduit à la misère sans M. Fagon. Ce qui encourage le plus les gens de lettres en Angleterre, c’est la considération où ils sont : le portrait du premier ministre se trouve sur la cheminée de son cabinet, mais j’ai vu celui de M. Pope dans vingt maisons.

 

         M. Newton était honoré de son vivant, et l’a été après sa mort comme il devait l’être. Les principaux de la nation se sont disputé l’honneur de porter le poète à son convoi. Entrez à Westminster, ce ne sont pas les tombeaux des rois qu’on y admire, ce sont les monuments que la reconnaissance de la nation a érigés aux plus grands hommes qui ont contribué à sa gloire ; vous y voyez leurs statues comme on voyait dans Athènes celles des Sophocle et des Platon ; et je suis persuadé que la seule vue de ces glorieux monuments a excité plus d’un esprit, et a formé plus d’un grand homme.

 

         On a même reproché aux Anglais d’avoir été trop loin dans les honneurs qu’ils rendent au simple mérite ; on a trouvé à redire qu’ils aient enterré dans Westminster la célèbre comédienne mademoiselle Oldfield, à peu près avec les mêmes honneurs qu’on a rendus à M. Newton : quelques-uns ont prétendu qu’ils avaient affecté d’honorer à ce point la mémoire de cette actrice, afin de nous faire sentir davantage la barbarie et la lâche injustice qu’ils nous reprochent, d’avoir jeté à la voirie le corps de mademoiselle Lecouvreur. (3).

 

         Mais je puis vous assurer que les Anglais, dans la pompe funèbre de mademoiselle Oldfield, enterrée dans leur Saint-Denis, n’ont rien consulté que leur goût ; ils sont bien loin d’attacher l’infamie à l’art des Sophocle et des Euripide, et de retrancher du corps de leurs citoyens ceux qui se dévouent à réciter devant eux des ouvrages dont leur nation se glorifie.

 

         Du temps de Charles 1er, et dans le commencement de ces guerres civiles commencées par des rigoristes fanatiques qui eux-mêmes en furent enfin les victimes, on écrivait beaucoup contre les spectacles, d’autant plus que Charles 1er et sa femme, fille de notre Henri-le-Grand, les aimaient extrêmement.

 

         Un docteur, nommé Prynne (4), scrupuleux à toute outrance, qui se serait cru damné s’il avait porté un manteau court au lieu d’une soutane, et qui aurait voulu que la moitié des hommes eût massacré l’autre pour la gloire de Dieu et la propadanda fide s’avisa d’écrire un fort mauvais livre  contre d’assez bonnes comédies qu’on jouait tous les jours très innocemment devant le roi et la reine. Il cita l’autorité des rabbins et quelques passages de saint Bonaventure, pour prouver que l’Œdipe de Sophocle était l’ouvrage du malin, que Térence était excommunié ipso facto ; et il ajouta que sans doute Brutus, qui était un janséniste très sévère, n’avait assassiné César que parce que César, qui était grand-prêtre, avait composé une tragédie d’Œdipe ; enfin il dit que tous ceux qui assistaient à un spectacle, étaient des excommuniés qui reniaient leur croyance (5) et leur baptême ; c’était outrager le roi et toute la famille royale. Les Anglais respectaient alors Charles 1er, ils ne voulurent pas souffrir qu’on excommuniât ce même prince à qui ils firent depuis couper la tête ; M. Prynne fut cité devant la chambre étoilée, condamné à voir son beau livre, dont le P. Le Brun a emprunté le sien (6), brûlé par la main du bourreau, et lui à avoir les oreilles coupées. Son procès se voit dans les Actes publics.

 

         On se garde  bien en Italie de flétrir l’opéra et d’excommunier le signor Tenerini (7), ou la signora Cazzoni. Pour moi j’oserais souhaiter qu’on pût supprimer en France je ne sais quels mauvais livres qu’on a imprimés contre nos spectacles. Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande infamie un art dans lequel nous excellons, que l’on excommunie des personnes gagées par le roi, que l’on condamne comme impie un spectacle représenté chez les religieux et dans les couvents, qu’on déshonore des jeux où de grands princes ont été acteurs, qu’on déclare œuvres du démon des pièces revues par les magistrats les plus sévères, et représentées devant une reine vertueuse ; quand, dis-je, des étrangers apprennent cette insolence, cette barbarie gothique qu’on ose nommer sévérité chrétienne, que voulez-vous qu’ils pensent de notre nation, et comment peuvent-ils concevoir ou que nos lois autorisent un art déclaré si infâme, ou qu’on ose marquer de tant d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les souverains, cultivé par les plus grands hommes, et admiré des nations, et qu’on trouve chez le même libraire l’impertinente déclamation contre nos spectacles, à côté des ouvrages immortels de Corneille, de Racine, de Molière, de Quinault ?

 

 

1 – Cette Lettre se trouvait classée parmi les Mélanges littéraires de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Crébillon. Voyez, aux POÉSIES, l’Épître à Boileau. (G.A.)

 

3 - Voyez, aux POÉSIES, les vers sur la mort de cette actrice. (G.A.)

 

4 – Né en 1600, mort en 1669. (G.A.)

 

5 – En 1734 : « Leur chrême. » (G.A.)

 

6 – C’était une déclamation contre les spectacles. (G.A.)

 

7 – En 1734 : « Senozini. » (G.A.)