Lettres philosophiques - Partie 1

Publié par Love Voltaire

  2006-05-Noyers-080506--1-.JPG

 Photo de Romain

 

 

 

 

 

LETTRES ANGLAISES

 

OU

 

LETTRES PHILOSOPHIQUES

 

 

 

 

AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION

 

 

 

 

         Les Lettres anglaises, autrement dites Lettres philosophiques, sont un livre d’exil, d’opposition, et qui plus est, de révélation. Voltaire les commença pendant son séjour à Londres, en 1726 et 1727. Il les acheva à Saint-Germain, en 1730. Il les fit imprimer clandestinement à Rouen en 1733 ; puis il attendit le moment propice à leur publication. Mais, en attendant cette heure, il s’avisa de faire paraître à Londres une traduction anglaise de l’ouvrage, ce qui mit la police en éveil ; et il eut l’imprudence de donner à relier un exemplaire de l’édition française encore sous clef, ce qui fit qu’un libraire put en prendre copie. Or, quelques semaines plus tard, on vendait à Paris sous le manteau une contrefaçon française des Lettres philosophiques, et la police aussitôt se mettait en campagne. Le dépôt de l’édition faite à Rouen par Voltaire était découvert ; le libraire, son complice, était jeté à la Bastille ; une lettre de cachet était lancée contre lui-même ; la maréchaussée courait à ses trousses, et c’est à peine s’il avait le temps de se réfugier dans le duché de Lorraine, qui n’appartenait pas encore à la France. On ne saurait, en vérité, se faire une idée de la rage des puissances à la lecture de ce livre qui, par la seule glorification des quakers, des chambres anglaises, de Locke, de Newton, de Shakespeare, etc., bafouait toutes les traditions théologiques, politiques, scientifiques et littéraires de la monarchie. Ce fut un beau feu de joie quand on brûla l’ouvrage.

 

         Jamais les éditeurs des œuvres voltairiennes n’ont osé, du vivant de l’auteur, rééditer les Lettres condamnées. Pour qu’on les tolérât, il fallait les disperser dans la masse des écrits et défigurer leurs titres. Voltaire mort, les éditeurs de Kehl ne se risquèrent non plus à les réunir. Ce n’est que de nos jours qu’on a rassemblé de nouveau ces membres épars, et qu’on a recomposé l’ouvrage dans ses justes propositions. Des vingt-sept lettres dont se composait le premier recueil, vingt-quatre seulement concernaient les Anglais : on trouvera ici ces vingt-quatre.

 

         Quant aux trois autres lettres, c’étaient :

 

         1/ Les Remarques sur les Pensées de Pascal.

 

         2/ Une dissertation sur l’âme.

 

         3/ Des réflexions sur l’incendie d’Altena.

 

 

 

Georges AVENEL.

 

 

   

A R R Ê T

 

 

 

ARRÊT DE LA COUR DU PARLEMENT, QUI ORDONNE QU’UN LIVRE INTITULÉ « LETTRES PHILOSOPHIQUES » PAR MONSIEUR DE VOLTAIRE, À AMSTERDAM, CHEZ E. LUCAS, AU LIVRE D’OR, MDCC XXXIV, CONTENANT VINGT-CINQ LETTRES SUR DIFFERENTS SUJETS, SERA LACÉRÉ ET BRÛLÉ PAR L’EXECUTEUR DE LA HAUTE JUSTICE.

 

 

 

 

 

 

 

EXTRAITS DES REGISTRES DU PARLEMENT

 

 

 

         CE JOUR, les gens du roi sont entrés, et maître Pierre Gilbert de Voisins, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, ont dit :

 

         Que le livre qu’ils apportent à la cour leur a paru exiger l’animadversation publique, qu’il ne se répand que trop, et qu’on sait assez combien il est propre à inspirer le libertinage le plus dangereux pour la religion et pour l’ordre de la société civile ; que c’est ce qui les a portés à prendre les conclusions sur lesquelles ils attendent qu’il plaise à la Cour faire droit.

 

        EUX RETIRES,

 

         Vu le livre intitulé : Lettres philosophiques, par Monsieur de Voltaire, à Amsterdam, chez E. Lucas, au Livre d’or – MDCC XXXIV, contenant vingt-cinq lettres sur différents sujets, ensemble les conclusions par écrit du procureur général du roi, la matière sur sa mise en délibération :

 

         LA COUR a arrêté et ordonné que ledit livre sera lacéré et brûlé dans la cour du palais, au pied du grand escalier d’icelui, par l’exécuteur de la haute justice, comme scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux puissances ; fait très expresses inhibitions et défenses à tous libraires, imprimeurs, colporteurs, et à tous autres, de l’imprimer, vendre, débiter, ou autrement distribuer , en quelque manière que ce puisse être, sous peine de punition corporelle ; enjoint à tous ceux qui en auraient des exemplaires, de les remettre incessamment au greffe civil de la cour, pour y être supprimés ; permet au procureur général du roi de faire informer contre ceux qui ont composé, imprimé, vendu, débité ou distribué ledit livre, par devant M. Louis de Vienne, conseiller, pour les témoins qui seraient dans cette ville, et par devant les lieutenants criminels des bailliages et sénéchaussées, et autres juges des cas royaux , à la poursuite des substituts du procureur général du roi esdits sièges, pour les témoins qui se trouveraient esdits lieux : permet à cet effet au procureur général du roi être par lui pris telles conclusions, et par la cour ordonnée ce qu’il appartiendra.

 

         ORDONNE que copies collationnées du présent arrêt seront envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être lu, publié et registré ; enjoint aux substituts du procureur général du roi d’y tenir la main et d’en certifier la cour dans le mois.

 

Fait en Parlement, le 10 Juin 1734.

 

Signé : DUFRANC.

 

 

 

 

 

 

         Et ledit jour, 10 Juin 1734, onze heures du matin, à la levée de la cour, en exécution du susdit arrêt, le livre, y mentionné, a été lacéré et rejeté au feu par l’exécuteur de la haute justice, en présence de nous, Marie-Dagobert Isabeau, l’un des trois premiers et principaux commis pour la grand’chambre, assisté de deux huissiers de ladite cour.

 

Signé : YSABEAU.

 

 

     

 

 

  ________

 

 

 

LETTRE PREMIERE. (1)

 

 

Sur les quakers.

 

 

         J’ai cru que la doctrine et l’histoire d’un peuple aussi extraordinaire que les quakers méritaient la curiosité d’un homme raisonnable. Pour m’en instruire, j’allais trouver un des plus célèbres quakers d’Angleterre, qui, après avoir été trente ans dans le commerce, avait su mettre des bornes à sa fortune et à ses désirs, et s’était retiré dans une campagne auprès de Londres. J’allai le chercher dans sa retraite ; c’était une maison petite, mais bien bâtie et ornée de sa seule propreté. Le quaker (2) était un vieillard frais qui n’avait jamais eu de maladie, parce qu’il n’avait jamais connu les passions ni l’intempérance : je n’ai point vu en ma vie d’air plus noble ni plus engageant que le sien. Il était vêtu, comme tous ceux de sa religion, d’un habit sans plis dans les côtés, et sans boutons sur les poches ni sur les manches, et portait un grand chapeau à bords rabattus comme nos ecclésiastiques. Il me reçut avec son chapeau sur la tête, et s’avança vers moi sans faire la moindre inclination de corps ; mais il y avait plus de politesse dans l’air ouvert et humain de son visage qu’il n’y en a dans l’usage de tirer une jambe derrière l’autre, et de porter à la main ce qui est fait pour couvrir la tête. « Ami, me dit-il, je vois que tu es étranger ; si je puis t’être de quelque utilité, tu n’as qu’à parler. − Monsieur, lui dis-je, en me courbant le corps et en glissant un pied vers lui, selon notre coutume, je me flatte que ma juste curiosité ne vous déplaira pas, et que vous voudrez bien me faire l’honneur de m’instruire de votre religion. − Les gens de ton pays, me répondit-il, font trop de compliments et de révérences ; mais je n’en ai encore vu aucun qui ait eu la même curiosité que toi. Entre, et dînons d’abord ensemble. » Je fis encore quelques mauvais compliments, parce qu’on ne se défait pas de ses habitudes tout d’un coup ; et, après un repas sain et frugal, qui commença et finit par une prière à Dieu, je me mis à interroger mon homme. Je débutai par la question que de bons catholiques ont faite plus d’une fois aux huguenots. « Mon cher monsieur, dis-je, êtes vous baptisé ? − Non, me répondit le quaker, et mes confrères ne le sont point. − Comment, morbleu, repris-je, vous n’êtes donc pas chrétien ? − Mon ami, repartit-il d’un ton doux, ne jure point, nous sommes chrétiens (3) ; mais nous ne pensons pas que le christianisme consiste à jeter de l’eau sur la tête avec un peu de sel. − Eh ! bon Dieu, repris-je, outré de cette impiété, vous avez donc oublié que Jésus-Christ fut baptisé par Jean ? − Ami,  point de jurements, encore un coup, dit le benin quaker. Le Christ reçut le baptême de Jean, mais il ne baptisa jamais personne ; nous ne sommes pas les disciples de Jean, mais du Christ. − Ah ! Comme vous seriez brûlés par la sainte inquisition ! m’écriai-je… Au nom de Dieu ! Cher homme que je vous baptise ! − S’il ne fallait que cela pour condescendre à ta faiblesse, nous le ferions volontiers, repartit-il gravement : nous ne condamnons personne pour user de la cérémonie du baptême ; mais nous croyons que ceux qui professent une religion toute sainte et toute spirituelle doivent s’abstenir, autant qu’ils le peuvent, des cérémonies judaïques. − En voici bien d’une autre, m’écriai-je ; des cérémonies judaïques ! − Oui, mon ami, continua-t-il ; et si judaïques, que plusieurs juifs encore aujourd’hui usent quelquefois du baptême de Jean. Consulte l’antiquité, elle t’apprendra que Jean ne fit que renouveler cette pratique, laquelle était en usage longtemps avant lui parmi les Hébreux, comme le pèlerinage de la Mecque l’était parmi les Ismaélites. Jésus voulut bien recevoir le baptême de Jean, de même qu’il était soumis à la circoncision ; mais et la circoncision et le lavement d’eau doivent être tous deux abolis par le baptême du Christ, ce baptême de l’esprit, cette ablution de l’âme qui sauve les hommes ; aussi le précurseur Jean disait : « Je vous baptise à la vérité avec de l’eau, mais un autre viendra après moi, plus puissant que moi, et dont je ne suis pas digne de porter les sandales ; celui-là vous baptisera avec le feu et le Saint-Esprit : aussi le grand apôtre des Gentils, Paul, écrit aux Corinthiens : Le Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l’Evangile ; aussi ce même Paul ne baptisa jamais avec de l’eau que deux personnes, encore fut-ce malgré lui ; il circoncit son disciple Timothée : les autres apôtres circoncisaient aussi tous ceux qui voulaient l’être. Es-tu circoncis ? ajouta-t-il. − Je lui répondis que je n’avais pas cet honneur. − Eh bien ! dit-il, ami, tu es chrétien sans être circoncis, et moi sans être baptisé. »

 

         Voilà comme mon saint homme abusait assez spécieusement de trois ou quatre passages de la sainte Ecriture, qui semblaient favoriser sa secte : il oubliait de la meilleure foi du monde une centaine de passages qui l’écrasaient. Je me gardai bien de lui rien contester : il n’y a rien à gagner avec un enthousiaste : il  ne faut pas s’aviser de dire à un homme les défauts de sa maîtresse, ni à un plaideur le faible de sa cause, ni des raisons à un illuminé ; ainsi je passai à d’autres questions.

 

         « A l’égard de la communion, lui dis-je, comment en usez-vous ? − Nous n’en usons point, dit-il. − Quoi ! Point de communion ? − Non, point d’autre que celle des cœurs. » Alors il me cita encore les Ecritures. Il me fit un fort beau sermon contre la communion, et me parla d’un ton inspiré pour me prouver que les sacrements étaient tous d’invention humaine, et que le mot de sacrement ne se trouvait pas une seule fois dans l’Evangile. « Pardonne, dit-il, à mon ignorance, je ne t’ai pas apporté la centième partie des preuves de ma religion ; mais tu peux les voir dans l’exposition de notre foi par Robert Barclay (4) ; c’est un des meilleurs livres qui soient jamais sortis de la main des hommes. Nos ennemis conviennent qu’il est très dangereux : cela prouve combien il est raisonnable. » Je lui promis de lire ce livre, et mon quaker me crut déjà converti.

 

         Ensuite il me rendit raison en peu de mots de quelques singularités qui exposent cette secte au mépris des autres. « Avoue, dit-il, que tu as bien eu de la peine à t’empêcher de rire quand j’ai répondu à toutes tes civilités avec mon chapeau sur la tête et en te tutoyant ; cependant tu me parais trop instruit pour ignorer que du temps du Christ aucune nation ne tombait dans le ridicule de substituer le pluriel au singulier. On disait à César Auguste : « Je t’aime, je te prie, je te remercie ; il ne souffrait pas même qu’on l’appelât monsieur, Dominus. Ce ne fut que longtemps après lui que les hommes s’avisèrent de se faire appeler vous au lieu de tu, comme s’ils étaient doubles, et d’usurper les titres impertinents de grandeur, d’éminence, de sainteté, de divinité même (5), que des vers de terre donnant à d’autres vers de terre, en les assurant qu’ils sont avec un profond respect, et avec une fausseté infâme, leur très humbles et très obéissants serviteurs. C’est pour être sur nos gardes contre cet indigne commerce de mensonges et de flatteries que nous tutoyons également les rois et les charbonniers, que nous ne saluons personne, n’ayant pour les hommes que de la charité, et du respect que pour les lois.

 

         « Nous portons aussi un habit un peu différent des autres hommes, afin que ce soit pour nous un avertissement continuel de ne leur pas ressembler. Les autres portent les marques de leurs dignités, et nous celles de l’humilité chrétienne ; nous fuyons les assemblées de plaisirs, les spectacles, le jeu : car nous serions bien à plaindre de remplir de ces bagatelles des cœurs en qui Dieu doit habiter ; nous ne faisons jamais de serments, pas même en justice ; nous pensons que le nom du Très-Haut ne doit pas être prostitué dans les débats misérables des hommes. Lorsqu’il faut que nous comparaissions devant les magistrats pour les affaires des autres (car nous n’avons jamais de procès), nous affirmons la vérité par un oui ou par un non, et les juges nous en croient sur notre simple parole, tandis que tant d’autres chrétiens se parjurent sur l’Evangile. Nous n’allons jamais à la guerre : ce n’est pas que nous craignions la mort, au contraire, nous bénissons le moment qui nous unit à l’Être des êtres ; mais c’est que nous ne sommes ni loups, ni tigres, ni dogues, mais hommes, mais chrétiens. Notre Dieu, qui nous a ordonné d’aimer nos ennemis et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, coiffés d’un bonnet haut de deux pieds, enrôlent des citoyens en fait du bruit avec deux petits bâtons sur une peau d’âne bien tendue. Et lorsque, après des batailles gagnées, tout Londres brille d’illuminations, que le ciel est enflammé de fusées, que l’air retentit du bruit des actions de grâces, des cloches, des orgues, des canons, nous gémissons en silence sur ces meurtres qui cause la publique allégresse. »

 

 

1 – Dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl, cette lettre et la suivante formaient la première section de l’article QUAKERS. (G.A.)

 

2 – Il s’appelait André Pitt, et tout cela est exactement vrai, à quelques circonstances près. André Pitt écrivit depuis à l’auteur pour se plaindre de ce qu’on avait ajouté un peu à la vérité, et l’assura que Dieu était offensé de ce qu’on avait plaisanté les quakers. − Note de 1730. (G.A.)

 

3 – En 1734 : « Mon fils… nous sommes chrétiens, et tâchons d’être bons chrétiens, etc. (G.A.)

 

4 – Voyez, plus loin, la Lettre III. (G.A.)

 

5 – Les mots « de divinité même » ne sont pas dans l’édition de 1734. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 img-1

 

 

 

LETTRE II

 

 

Sur les quakers.

 

 

         Telle fut  à peu près la conversation que j’eus avec cet homme singulier ; mais je fus bien plus surpris quand le dimanche suivant il me mena à l’église des quakers. Ils ont plusieurs chapelles à Londres : celle où j’allai est près de ce fameux pilier que l’on appelle le Monument. On était déjà assemblé lorsque j’entrai avec mon conducteur. Il y avait environ quatre cents hommes dans l’église, et trois cents femmes : les femmes se cachaient le visage ; les hommes étaient couverts de leurs larges chapeaux ; tous étaient assis, tous dans un profond silence. Je passai au milieu d’eux sans qu’un seul levât les yeux sur moi. Ce silence dura un quart d’heure. Enfin un d’eux se leva, ôta son chapeau, et, après quelques soupirs, débita, moitié avec la bouche, moitié avec le nez, un galimatias tiré, à ce qu’il croyait, de l’Evangile, où ni lui ni personne n’entendait rien. Quand ce faiseur de contorsions eut fini son beau monologue, et que l’assemblée se fut séparée toute édifiée et toute stupide, je demandai à mon homme pourquoi les plus sages d’entre eux souffraient de pareilles sottises. « Nous sommes obligés de les tolérer, me dit-il, parce que nous ne pouvons pas savoir si un homme qui se lève pour parler sera inspiré par l’esprit ou par la folie ; dans le doute, nous écoutons tous patiemment, nous permettons même aux femmes de parler. Deux ou trois de nos dévotes se trouvent souvent inspirées à la fois, et c’est alors qu’il se fait un beau bruit dans la maison du Seigneur. − Vous n’avez donc point de prêtres ? lui dis-je.− Non, mon ami, dit le quaker, et nous nous en trouvons bien. » Alors, ouvrant un livre de sa secte, il lut avec emphase ces paroles : « A Dieu ne plaise que nous osions ordonner à quelqu’un de recevoir le Saint-Esprit le dimanche à l’exclusion de tous les autres fidèles. Grâce au ciel, nous sommes les seuls sur la terre qui n’ayons point de prêtres. Voudrais-tu nous ôter une distinction si heureuse ? Pourquoi abandonnerions-nous notre enfant à des nourrices mercenaires, quand nous avons du lait à lui donner ? Ces mercenaires domineraient bientôt dans la maison, et opprimeraient la mère et l’enfant. Dieu a dit, Vous avez reçu gratis, donnez gratis. Irons-nous, après cette parole, marchander l’Evangile, vendre l’Esprit saint, et faire d’une assemblée de chrétiens une boutique de marchands ? Nous ne donnons point d’argent à des hommes vêtus de noir pour assister nos pauvres, pour enterrer nos morts, pour prêcher les fidèles ; ces saints emplois nous sont trop chers pour nous en décharger sur d’autres. − Mais comment pouvez-vous discerner, insistai-je, si c’est l’esprit de Dieu qui vous anime dans vos discours ? − Quiconque ? dit-il, priera Dieu de l’éclairer, et qui annoncera des vérités évangéliques qu’il sentira, que celui-là soit sûr que Dieu l’inspire. » Alors il m’accabla de citations de l’Ecriture qui démontraient selon lui, qu’il n’y a point de christianisme sans une révélation immédiate, et il ajouta ces paroles remarquables : « Quand tu fais mouvoir un de tes membres, est-ce ta propre force qui le remue ? Non, sans doute, car ce membre a souvent des mouvements involontaires. C’est donc celui qui a créé ton corps qui meut ce corps de terre. Et les idées que reçoit ton âme, est-ce toi qui les formes ? Encore moins, car elles viennent malgré toi. C’est donc le créateur de ton âme qui te donne tes idées ; mais, comme il a laissé à ton cœur la liberté, il donne à ton esprit les idées que ton cœur mérite ; tu vis dans Dieu, tu agis, tu penses dans Dieu ; tu n’as donc qu’à ouvrir les yeux à cette lumière qui éclaire tous les hommes, alors tu verras la vérité, et la feras voir. » − Eh ! Voilà le P. Malebranche tout pur, m’écriai-je. − Je connais ton Malebranche, dit-il, il était un peu quaker, mais il ne l’était pas assez.

 

         Ce sont là les choses les plus importantes que j’ai apprises touchant la doctrine des quakers. Dans la section suivante, vous aurez leur histoire, que vous trouverez encore plus singulière que leur doctrine.

 

 

 

 

 img-1

 

 

LETTRE III (1)

 

 

Sur les quakers.

 

 

         Vous avez déjà vu que les quakers datent depuis Jésus-Christ, qui, selon eux, est le premier quaker. La religion, disent-ils, fut corrompue presque après sa mort, et resta dans cette corruption environ seize cents années ; mais il y avait toujours quelques quakers cachés dans le monde qui prenaient soin de conserver le feu sacré éteint partout ailleurs, jusqu’à ce qu’enfin cette lumière s’étendît en Angleterre en l’an 1642.

 

         Ce fut dans le temps que trois ou quatre sectes déchiraient la Grande-Bretagne par des guerres civiles entreprises au nom de Dieu, qu’un nommé Georges Fox, du comté de Leicester, fils d’un ouvrier en soie, s’avisa de prêcher en vrai apôtre, à ce qu’il prétendait, c’est-à-dire sans savoir ni lire ni écrire. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, de mœurs irréprochables, et saintement fou. Il était vêtu de cuir depuis les pieds jusqu’à la tête ; il allait de village en village criant contre la guerre et contre le clergé. S’il n’avait prêché que contre les gens de guerre, il n’avait rien à craindre, mais il attaquait les gens d’église : il fut bientôt mis en prison. On le mena à Darby devant le juge de paix. Fox se présenta au juge avec son bonnet de cuir sur la tête. Un sergent lui donna un grand soufflet, en lui disant : « Gueux, ne sais-tu pas qu’il faut paraître tête nue devant monsieur le juge ? » Fox tendit l’autre joue, et pria le sergent de vouloir bien lui donner un autre soufflet pour l’amour de Dieu. Le juge de Darby voulut lui faire prêter serment avant de l’interroger. « Mon ami, sache, dit-il au juge, que je ne prends jamais le nom de dieu en vain. » Le juge en colère d’être tutoyé, et voulant qu’on jurât, l’envoya aux petites-maisons de Darby pour y être fouetté. Fox alla, en louant Dieu, à l’hôpital des fous, où l’on ne manqua pas d’exécuter la sentence à la rigueur. Ceux qui lui infligèrent la pénitence du fouet furent bien surpris quand il les pria de lui appliquer encore quelques coups de verges pour le bien de son âme. Ces messieurs ne se firent pas prier ; Fox eut sa double dose, dont il les remercia très cordialement ; puis il se mit à les prêcher. D’abord on rit, ensuite on l’écouta ; et, comme l’enthousiasme est une maladie qui se gagne, plusieurs furent persuadés, et ceux qui l’avaient fouetté devinrent ses premiers disciples. (2)

 

         Délivré de la prison, il courut les champs avec une douzaine de prosélytes, prêchant toujours contre le clergé et fouetté de temps en temps. Un jour étant mis au pilori, il harangua tout le peuple avec tant de force, qu’il convertit une cinquante d’auditeurs, et mit le reste tellement dans ses intérêts, qu’on le tira en tumulte du trou où il était (3) ; on alla chercher le curé anglican dont le crédit avait fait condamner Fox à ce supplice, et on le piloria à sa place.

 

         Il osa bien convertir quelques soldats de Cromwell, qui renoncèrent au métier de tuer (4), et refusèrent de prêter le serment. Cromwell ne voulait pas d’une secte où l’on ne se battait point, de même que Sixte-Quint augurait mal d’une secte, dove non si chiavava. Il se servit de son pouvoir pour persécuter ces nouveaux venus. On en remplissait les prisons ; mais les persécutions ne servent presque jamais qu’à faire des prosélytes  Ils sortaient de leurs prisons affermis dans leur créance, et suivis de leurs geôliers, qu’ils avaient convertis. Mais voici ce qui contribua le plus à étendre la secte. Fox se croyait inspiré. Il crut par conséquent devoir parler d’une manière différente des autres hommes. Il se mit à trembler, à faire des contorsions et des grimaces, à retenir son haleine, à la pousser avec violence ; la prêtresse de Delphes n’eût pas mieux fait. En peu de temps il acquit une grande habitude d’inspiration, et bientôt après il ne fut guère en son pouvoir de parler autrement. Ce fut le premier don qu’il communiqua à ses disciples. Ils firent de bonne foi toutes les grimaces de leur maître, ils tremblaient de toutes leurs forces au moment de l’inspiration.  De là ils eurent le nom de quakers, qui signifie trembleurs. Le petit peuple s’amusait à les contrefaire. On tremblait, on parlait du nez, on avait des convulsions, et on croyait avoir le Saint-Esprit. Il leur fallait quelques miracles, ils en firent.

 

         Le patriarche Fox dit publiquement à un juge de paix, en présence d’une grande assemblée, « Ami prends garde à toi, Dieu te punira bientôt de persécuter les saints ». Ce juge était un ivrogne qui s’enivrait tous les jours de mauvaise bière et d’eau-de-vie ; il mourut d’apoplexie deux jours après, précisément comme il venait de signer un ordre pour envoyer quelques quakers en prison. Cette mort soudaine ne fut point attribuée à l’intempérance du juge ; tout le monde la regarda comme un effet des prédictions du saint homme.

 

         Cette mort fit plus de quakers que mille sermons et autant de convulsions n’en auraient pu faire. Cromwell, voyant que leur nombre augmentait tous les jours, voulut les attirer à son parti : il leur offrit de l’argent, mais ils furent incorruptibles, et il dit un jour que cette religion était la seule contre laquelle il n’ait pu prévaloir avec des guinées.

 

         Ils furent quelquefois persécutés sous Charles II, non pour leur religion, mais pour ne vouloir pas payer les dîmes au clergé, pour tutoyer les magistrats, et refuser de prêter les serments prescrits par la loi.

 

         Enfin Robert Barclay, Ecossais, présenta au roi en 1675, son Apologie des Quakers (5), ouvrage aussi bon qu’il pouvait l’être. L’épître dédicatoire à Charles II contient, non de basses flatteries, mais des vérités hardies et des conseils justes. « Tu as goûté, dit-il à Charles à la fin de cette épître, de la douceur et de l’amertume, de la prospérité et des plus grands malheurs ; tu as été chassé des pays où tu règnes ; tu as senti le poids de l’oppression, et tu dois savoir combien l’oppresseur est détestable devant Dieu et devant les hommes. Que si, après tant d’épreuves et de bénédictions, ton cœur s’endurcissait et oubliait le Dieu qui s’est souvenu de toi dans tes disgrâces, ton crime en serait plus grand, et ta condamnation plus terrible. Au lieu donc d’écouter les flatteurs de ta cour, écoute la voix de ta cour, écoute la voix de ta conscience, qui ne te flattera jamais. Je suis ton fidèle ami et sujet Barclay. »

 

         Ce qui est plus étonnant, c’est que cette lettre, écrite à un roi par un particulier obscur, eut son effet, et que la persécution cessa (6).

 

 

 

 

1 – Cette lettre et la suivante formaient la seconde section de l’article QUAKERS dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En lisant cette Vie de Fox, on ne peut s’empêcher de songer à celle du Jésus de la légende chrétienne, et c’est ce que veut Voltaire. (G.A.)

 

3 – Le pilori avait un carcan formé de deux pièces de bois posées l’une sur l’autre, entre lesquelles étaient des trous pour passer la tête et les mains des patients. (G.A.)

 

4 – En 1734 : « Qui quittèrent le métier des armes. » (G.A.)

 

5 – Theologœ vere christianœ Apologia, 1676. (G.A.)

 

6 – En 1723, Voltaire avait voulu dédier sa Henriade au jeune Louis XV, mais on avait trouvé trop libre le projet de dédicace du poète, et l’on avait refusé l’hommage. La fin de la Lettre III n’est écrite qu’en souvenir de cette affaire. (G.A.)