Lettres philosophiques - Partie 7

Publié par Love Voltaire

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 Photo de Khalah

 

 

 

 

LETTRE XVIII. (1)

 

Sur la tragédie.

 

 

         Les Anglais avaient déjà un théâtre aussi bien que les Espagnols, quand les Français n’avaient encore que des tréteaux. Shakespeare, que les Anglais prennent pour un Sophocle (2), florissait à peu près dans le temps de Lope de Vega ; il créa le théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie, c’est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais : il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles, répandus dans ses farces monstrueuses, qu’on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui fait seul la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis au bout de deux cents ans le droit de passer pour sublimes. Les auteurs modernes l’ont presque tous copié ; mais ce qui réussissait dans Shakespeare est sifflé chez eux, et vous croyez bien que la vénération qu’on a pour cet ancien augmente à mesure que l’on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu’il ne faudrait pas l’imiter, et le mauvais succès de ses copistes fait seulement qu’on le croit inimitable.

 

         Vous savez que dans la tragédie du More de Venise, pièce très touchante, un mari étrangle sa femme (3) sur le théâtre, et que, quand la pauvre femme est étranglée, elle s’écrie qu’elle meurt très injustement. Vous n’ignorez pas que, dans Hamlet, des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles, et en faisant sur les têtes des morts qu’ils rencontrent des plaisanteries convenables à gens de leur métier ; mais, ce qui vous surprendra, c’est qu’on a imité ces sottises. Sous le règne de Charles II, qui était celui de la politesse, et à l’âge des beaux-arts, Otway, dans sa Venise sauvée, introduit le sénateur Antonio et sa courtisane Naki (4) au milieu des horreurs de la conspiration du marquis de Bedmar. Le vieux sénateur Antonio fait auprès de sa courtisane toutes les singeries d’un vieux débauché impuissant et hors du bon sens ; il contrefait le taureau et le chien, il mord les jambes de sa maîtresse, qui lui donne des coups de pied et des coups de fouet. On a retranché de la pièce d’Otway ces bouffonneries faites pour la plus vile canaille ; mais on a laissé dans le Jules César de Shakespeare les plaisanteries des cordonniers et des savetiers romains introduits sur la scène avec Brutus et Cassius (5).

 

         Vous vous plaindrez sans doute que ceux qui, jusqu’à présent, vous ont parlé du théâtre anglais, et surtout de ce fameux Shakespeare, ne vous aient encore fait voir que ses erreurs, et que personne n’ait traduit aucun de ces endroits frappants qui demandent grâce pour toutes ses fautes. Je vous répondrai qu’il est bien aisé de rapporter en prose les sottises (6) d’un poète, mais très difficile de traduire ses beaux vers. Tous ceux (7) qui s’érigent en critiques des écrivains célèbres compilent des volumes. J’aimerais mieux deux pages qui nous fissent connaître quelques beautés ; car je maintiendrai toujours, avec tous les gens de bon goût, qu’il y a plus à profiter dans douze vers d’Homère et de Virgile que dans toutes les critiques qu’on a faites de ces deux grands hommes.

 

         J’ai hasardé de traduire quelques morceaux des meilleurs poètes anglais : en voici un de Shakespeare. Faites grâce à la copie en faveur de l’original ; et souvenez-vous toujours, quand vous voyez une traduction, que vous ne voyez qu’une faible estampe d’un beau tableau.

 

         J’ai choisi le monologue de la tragédie d’Hamlet, qui est su de tout le monde, et qui commence par ces vers :

 

         To be, or not to be, that is the question.

 

         C’est Hamlet, prince de Danemark, qui parle :

 

Demeure ; il faut choisir, et passer à l’instant

De la vie à la mort, et de l’être au néant.

Dieux justes ! S’il en est, éclairez mon courage.

Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,

Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?

Qui suis-je ? Qui m’arrête ? Et qu’est-ce-que la mort ?

C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ;

Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille ;

On s’endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil

Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.

On nous menace, on dit que cette courte vie

De tourments éternels est aussitôt suivie.

O mort ! Moment fatal ! Affreuse éternité !

Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté.

Eh ! Qui pourrait sans toi supporter cette vie,

De nos fourbes puissants (8) bénir l’hypocrisie,

D’une indigne maîtresse encenser les erreurs,

Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,

Et montrer les langueurs de son âme abattue

A des amis ingrats qui détournent la vue ?

La mort serait trop douce en ces extrémités ;

Mais le scrupule parle, et nous crie : Arrêtez !

Il défend à nos mains cet heureux homicide,

Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide, etc.

 

         Après ce morceau de poésie, les lecteurs sont priés de jeter les yeux sur la traduction littérale :

 

Etre ou n’être pas, c’est là la question ;

S’il est plus noble dans l’esprit de souffrir

Les piqûres et les flèches de l’affreuse fortune,

Ou de prendre les armes contre une mer de trouble,

Et, en s’opposant à eux, les finir ? Mourir, dormir,

Rien de plus, et par ce sommeil dire : Nous terminons

Les peines du cœur, et dix mille chocs naturels

Dont la chair est héritière ; c’est une consommation

Ardemment désirable. Mourir, dormir :

Dormir, peut-être rêver ? Ah ! Voilà le mal !

Car, dans ce sommeil de la mort, quels rêves aura-t-on,

Quand on a dépouillé cette enveloppe mortelle ?

C’est là ce qui fait penser : c’est là la raison

Qui donne à la calamité une vie si longue :

Car qui voudrait supporter les coups et les injures du temps,

Les torts de l’oppresseur, les dédains de l’orgueilleux,

Les angoisses d’un amour méprisé, les délais de la justice,

L’insolence des grandes places, et les rebuts

Que le mérite patient essuie de l’homme indigne,

Quand il peut faire son quietus (9)

Avec une simple aiguille à tête ? Qui voudrait porter ces fardeaux,

Sangloter, suer sous une fatigante vie ?

Mais cette crainte de quelque chose après la mort,

Ce pays ignoré, des bornes duquel

Nul voyageur ne revient, embarrasse la volonté.

Et nous fait supporter les maux que nous avons,

Plutôt que de courir vers d’autres que nous ne connaissons pas.

Ainsi la conscience fait des poltrons de nous tous ;

Ainsi la couleur naturelle de la résolution

Est ternie par les pâles teintes de la pensée ;

Et les entreprises les plus importantes,

Par ce respect, tournent leur courant de travers,

Et perdent leur nom d’action…

 

         Ne croyez pas que j’aie rendu ici l’anglais mot pour mot ; malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui, traduisant chaque parole, énervent le sens ! C’est bien là qu’on peut dire que la lettre tue, et que l’esprit vivifie (10).

 

         Voici encore un passage d’un fameux tragique anglais ; c’est Dryden, poète du temps de Charles II, auteur plus fécond que judicieux, qui aurait une réputation sans mélange, s’il n’avait fait que la dixième partie de ses ouvrages (11).

 

         Ce morceau commence ainsi :

 

When I consider life, t’is all a cheat,

Yet fool’d by hope men favour the deceit.

 

De desseins en regrets, et d’erreurs en désirs,

Les mortels insensés promènent leur folie.

Dans des malheurs présents, dans l’espoir des plaisirs,

Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.

Demain, demain, dit-on, va combler tous nos vœux ;

Demain vient, et nous laisse encor plus malheureux.

Quelle est l’erreur, hélas ! Du soin qui nous dévore ?

Nul de nous ne voudrait recommencer son cours ;

De nos premiers moments nous maudissons l’aurore,

Et de la nuit qui vient nous attendons encore

Ce qu’on en vain promis les plus beaux de nos jours, etc.

 

         C’est dans ces morceaux détachés que les tragiques anglais ont jusqu’ici excellé : leurs pièces, presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d’ordre, de vraisemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Le style est trop ampoulé, trop hors de la nature, trop copié des écrivains hébreux si rempli de l’enflure asiatique ; mais aussi les échasses du style figuré, sur lesquelles la langue anglaise est guindée, élèvent l’esprit bien haut, quoique par une marche irrégulière.

 

         Il me semble quelquefois que la nature ne soit pas faite en Angleterre comme ailleurs. Ce même Dryden, dans sa farce de Don Sébastien, roi de Portual, qu’il appelle tragédie, fait parler ainsi un officier à ce monarque :

 

LE ROI SÉBASTIEN.

 

Ne me connais-tu pas, traître insolent ?

 

ALONZE.

 

Qui, moi

Je te connais fort bien, mais non pas pour mon roi.

Tu n’es plus dans Lisbonne, où ta cour méprisable

Nourrissait de ton cœur l’orgueil insupportable.

Un tas d’illustres sots et de fripons titrés,

Et de gueux du bel air, et d’esclaves dorés,

Chatouillait ton oreille, et fascinait ta vue ;

On t’entourait en cercle, ainsi qu’une statue ;

Quand tu disais un mot, chacun, le cou tendu,

S’empressait d’applaudir, sans t’avoir entendu ;

Et ce troupeau servile admirait en silence

Ta royale sottise et ta noble arrogance :

Mais te voilà réduit à ta juste valeur…

 

         Ce discours est un peu anglais ; la pièce d’ailleurs est bouffonne. Comment concilier, disent nos critiques, tant de ridicules et de raison, tant de bassesse et de sublime ? Rien n’est plus aisé à concevoir : il faut songer que ce sont des hommes qui ont écrit. La scène espagnole a tous les défauts de l’anglais, et n’en a peut-être pas les beautés. Et, de bonne foi, qu’étaient donc les Grecs ? Qu’était donc Euripide, qui, dans la même pièce, fait un tableau si touchant, si noble d’Alceste s’immolant à son époux, et met dans la bouche d’Admète et de son père des puérilités si grossières, que les commentateurs mêmes en sont embarrassés ? Ne faut-il pas être bien intrépide pour ne pas trouver le sommeil d’Homère quelquefois un peu long, et les rêves de ce sommeil assez insipides ? Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure. Virgile chez les Romains, Racine chez les Français, furent les premiers dont le goût fut toujours pur dans les grands ouvrages.

 

         M. Addison est le premier Anglais qui ait fait une tragédie raisonnable. Je le plaindrais, s’il n’y avait mis que de la raison. Sa tragédie de Caton est écrite d’un bout à l’autre avec cette élégance mâle et énergique dont Corneille le premier donna chez nous de si beaux exemples dans son style inégal. Il me semble que cette pièce est faite pour un auditoire un peu philosophe et très peu républicain. Je doute que nos jeunes dames et nos petits-maîtres eussent aimé Caton en robe de chambre, lisant les Dialogues de Platon, et faisant ses réflexions sur l’immortalité de l’âme. Mais ceux qui s’élèvent au-dessus des usages, des préjugés, des faiblesses de leur nation, ceux qui sont de tous les temps et de tous les pays, ceux qui préfèrent la grandeur philosophique à des déclarations d’amour, seront bien aises de trouver ici une copie, quoique imparfaite, de ce morceau sublime : il semble qu’Addison, dans ce beau monologue de Caton, ait voulu lutter contre Shakespeare. Je traduirai l’un comme l’autre, c’est-à-dire avec cette  liberté sans laquelle on s’écarterai trop de son original à force de vouloir lui ressembler. Le fond est très fidèle ; j’y ajoute peu de détails. Il m’a fallu enchérir sur lui, ne pouvant l’égaler.

 

Oui, Platon, tu dis vrai ; notre âme est immortelle,

C’est un dieu qui lui parle, un dieu qui vit en elle.

Eh ! D’où viendrait sans lui ce grand pressentiment,

Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant ?

Vers des siècles sans fins je sens que tu m’entraînes.

Du monde et de mes sens je vais briser les chaînes

Et m’ouvrir, loin d’un corps dans la fange arrêté,

Les portes de la vie et de l’éternité.

L’éternité ! Quel mot consolant et terrible !

O lumière ! ô nuage ! ô profondeur horrible !

Que suis-je ? Où suis-je ? Où vais-je ? et d’où je suis tiré ?

Dans quels climats nouveaux, dans quel monde ignoré

Le moment du trépas va-t-il plonger mon être ?

Où sera cet esprit qui ne peut se connaître ?

Que me préparez-vous, abîmes ténébreux ?

Allons, s’il est un dieu, Caton doit être heureux.

Il en est un sans doute, et je suis son ouvrage.

Lui-même au cœur du juste il empreint son image.

Il doit venger sa cause et punir les pervers.

Mais comment ? Dans quel temps ? Et dans quel univers ?

Ici la vertu pleure, et l’audace opprime ;

L’innocence à genoux y tend la gorge au crime :

La fortune y domine, et tout y suit son char.

Ce globe infortuné fut formé pour César :

Hâtons-nous de sortir d’une prison funeste ;

Je te verrai sans ombre, ô vérité céleste !

Tu te caches de nous dans nos jours de sommeil :

Cette vie est un songe, et la mort un réveil.

 

         Dans cette tragédie d’un patriote et d’un philosophe, le rôle de Caton me paraît surtout un des plus beaux personnages qui soient sur aucun théâtre. Le Caton d’Addison est, je crois, fort au-dessus de la Cornélie de Corneille, car il est continuellement grand sans enflure ; et le rôle de Cornélie, qui d’ailleurs n’est pas un personnage nécessaire, sent trop la déclamation en quelques endroits. Elle veut toujours être héroïne, et Caton ne s’aperçoit jamais qu’il est un héros (12).

 

         Il est bien triste que quelque chose de si beau ne soit pas une belle tragédie : des scènes décousues, qui laissent souvent le théâtre vide, des aparté trop longs et sans art, des amours froids et insipides, une conspiration inutile à la pièce, un certain Sempronius déguisé et tué sur le théâtre ; tout cela fait de la fameuse tragédie de Caton une pièce que nos comédiens n’oseraient jamais jouer, quand même nous penserions à la romaine ou à l’anglaise. La barbarie et l’irrégularité du théâtre de Londres ont percé jusque dans la sagesse d’Addison. Il me semble que je vois le czar Pierre, qui, en réformant les Russes, tenait encore quelque chose de son éducation et des mœurs de son pays (13).

 

         La coutume d’introduire de l’amour à tort et à travers dans les ouvrages dramatiques, passa de Paris à Londres vers l’an 1660, avec nos rubans et nos perruques. Les femmes qui y parent les spectacles, comme ici, ne veulent plus souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour. Le sage Assison eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractère aux mœurs de son temps, et gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu plaire (14).

 

         Depuis lui les pièces sont devenues plus régulières, le peuple plus difficile, les auteurs plus corrects et moins hardis. J’ai vu des pièces nouvelles fort sages, mais froides. Il semble que les Anglais n’aient été faits jusqu’ici que pour produire des beautés irrégulières ; les monstres brillants de Shakespeare plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie poétique des Anglais ressemble, jusqu’à présent, à un arbre touffu planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, et croissant inégalement avec force. Il meurt si vous voulez forcer sa nature et le tailler en arbre des jardins de Marly (15).

 

 

1 – Cette Lettre faisait le chapitre De la tragédie anglaise dans les Mélanges littéraires de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En 1734 : « Qui passait pour le Corneille anglais ». (G.A.)

 

3 – Othello étouffe Desdemone. (G.A.)

 

4 – Ou plutôt , Aquilina. (G.A.)

 

5 – En 1734, on lit encore : « c’est que la sottise d’Otway est moderne, et que celle de Shakespeare est ancienne. » (G.A.)

 

6 – En 1734 : « Les erreurs. » (G.A.)

 

7 – En 1734 : « Tous les grimauds qui… » (G.A.)

 

8 – En 1734 : « De nos prêtres menteurs. » (G.A.)

 

9 – Ce mot latin, qui signifie tranquille, est dans l’original : on s’en servait et l’on s’en sert encore pour exprimer quitte à quitte.

 

10 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, à l’article ART DRAMATIQUE, la traduction littérale de F.-V. Hugo, que nous avons donné en note. (G.A.)

 

11 – En 1734 : « Et dont un grand défaut est d’avoir voulu être universel. » C’est un reproche qu’on fit plus tard à Voltaire. (G.A.)

 

12 – En 1734, Voltaire ne parlait pas de Don Sébastien, et ne donnait pas la belle traduction du monologue de Caton. Il se contentait d’une dizaine de lignes sur Addison, dont faisaient partie les sept dernières de cet alinéa. (G.A.)

 

13 – En même temps qu’il écrivait ces Lettres, Voltaire préparait son Charles XII, et s’occupait par conséquent du czar Pierre. (G.A.)

 

14 – Voltaire essaya de réagir en France contre ce goût des intrigues d’amour au théâtre. Voyez Brutus, La mort de César, Mérope. (G.A.)

 

15 – Cette comparaison est célèbre. (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE XIX. (1)

 

Sur la comédie.

 

 

 

         Si dans la plupart des tragédies anglaises les héros sont ampoulés et les héroïnes extravagantes, en récompense le style est plus naturel dans la comédie. Mais ce naturel nous paraîtrait souvent celui de la débauche plutôt que celui de l’honnêteté. On y appelle chaque chose par son nom. Une femme fâchée contre son amant lui souhaite la v…. Un ivrogne, dans une pièce qu’on joue tous les jours, se masque en prêtre, fait du tapage, est arrêté par le guet. Il se dit curé ; on lui demande s’il a une cure : il répond qu’il en a une excellente pour la chaude-…. Une des comédies les plus décentes, intitulée le Mari négligent, représente d’abord ce mari qui se fait gratter la tête par une servante, assise à côté de lui ; sa femme survient et s’écrie : A quelle autorité ne parvient-on pas par être p…. ! Quelques cyniques prennent le parti de ces expressions grossières ; ils s’appuient sur l’exemple d’Horace, qui nomme par leur nom toutes les parties du corps humain et tous les plaisirs qu’elles donnent. Ce sont des images qui gagnent chez nous à être voilées. Mais Horace, qui semble fait pour les mauvais lieux, ainsi que pour la cour, et qui entend parfaitement les usages de ces deux empires, parle aussi franchement de ce qu’un honnête homme dans ses besoins peut faire à une jeune fille, que s’il parlait d’une promenade ou d’un souper. On ajoute que les Romains, du temps d’Auguste, étaient aussi polis que les Parisiens, et que ce même Horace, qui loue l’empereur Auguste d’avoir réformé les mœurs, se conformait sans honte à l’usage de son siècle, qui permettait les filles, les garçons et les noms propres. Chose étrange (si quelque chose pouvait l’être) qu’Horace, en parlant le langage de la débauche, fut le favori d’un réformateur ; et qu’Ovide, pour avoir parlé le langage de la galanterie, fut exilé par un débauché, un fourbe, un assassin nommé Octave, parvenu à l’empire par des crimes qui méritaient le dernier supplice (2).

 

         Quoi qu’il en soit, Bayle prétend que les expressions sont indifférentes : en quoi lui, les cyniques et les stoïciens semblent se tromper ; car chaque chose a des noms différents qui la peignent sous divers aspects, et qui donnent d’elle des idées fort différentes. Les mots de magistrat et de robin, de gentilhomme et de gentillâtre, d’officier et d’aigrefin, de religieux et de moine, ne signifient pas la même chose. La consommation du mariage, et tout ce qui sert à ce grand œuvre, sera différemment exprimé par le curé, par le mari, par le médecin, et par un jeune homme amoureux. Le mot dont celui-ci se servira réveillera l’image du plaisir ; les termes du médecin ne présenteront que des figures anatomiques ; le mari fera entendre avec décence ce que le jeune indiscret aura dit avec audace ; et le curé tâchera de donner l’idée d’un sacrement. Les mots ne sont donc pas indifférents, puisqu’il n’y a point de synonymes.

 

         Il faut encore considérer que si les Romains permettaient des expressions grossières dans des satires qui n’étaient lues que de peu de personnes, ils ne souffraient pas des mots déshonnêtes sur le théâtre. Car, comme dit La Fontaine (3), chastes sont les oreilles, encore que les yeux soient fripons. En un mot, il ne faut pas qu’on prononce en public un mot qu’une honnête femme ne puisse répéter.

 

         Les Anglais ont pris, ont déguisé, ont gâté la plupart des pièces de Molière. Ils ont voulu faire un Tartufe : il était impossible que ce sujet réussît à Londres : la raison en est qu’on ne se plaît guère aux portraits des gens qu’on ne connaît pas. Un des grands avantages de la nation anglaise, c’est qu’il n’y a point de tartufes chez elle. Pour qu’il y eût de faux dévots, il faudrait qu’il y en eût de véritables. On n’y connaît presque pas le nom de dévot, mais beaucoup celui d’honnête homme. On n’y voit point d’imbéciles qui mettent leur âmes en d’autres mains, ni de ces petits ambitieux qui s’établissent, dans un quartier de la ville, un empire despotique sur quelques femmelettes autrefois galantes et toujours faibles, et sur quelques hommes plus faibles et plus méprisables qu’elles. La philosophie, la liberté et le climat, conduisent à la misanthropie : Londres, qui n’a point de Tartufes est plein de Timons. Aussi le Misanthrope, ou l’Homme au franc procédé, est une des bonnes comédies qu’ont ait à Londres (4) : elle fut faite du temps que Charles II et sa cour brillante tâchaient de défaire la nation de son humeur noire. Wicherley, auteur de cet ouvrage (5), était l’amant déclaré de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi. Cet homme, qui passait sa vie dans le plus grand monde, en peignant les ridicules et les faiblesses avec les couleurs les plus fortes. Les traits de la pièce de Wicherley sont plus hardis que ceux de Molière ; mais aussi ils ont moins de finesse et de bienséance. L’auteur anglais a corrigé le seul défaut qui soit dans la pièce de Molière ; ce défaut est le manque d’intrigue et d’intérêt. La pièce anglaise est intéressante, et l’intrigue en est ingénieuse, mais trop hardie pour nos mœurs.

 

         C’est un capitaine de vaisseau, plein de valeur, de franchise, et de mépris pour le genre humain. Il a un ami sage et sincère dont il se défie, et une maîtresse dont il est tendrement aimé, sur laquelle il ne daigne pas jeter les yeux ; au contraire, il a mis toute sa confiance dans un faux ami qui est le plus indigne homme qui respire, et il a donné son cœur à la plus coquette et à la plus perfide de toutes les femmes. Il est bien assuré que cette femme est une Pénélope, et ce faux ami un Caton. Il part pour s’aller battre contre les Hollandais, et laisse tout son argent, ses pierreries, et tout ce qu’il a au monde à cette femme de bien, et recommande cette femme elle-même à cet ami fidèle, sur lequel il compte si fort. Cependant le véritable honnête homme dont il se défie tant s’embarque avec lui ; et la maîtresse qu’il n’a pas seulement daigné regarder se déguise en page, et fait le voyage sans que le capitaine s’aperçoive de son sexe de toute la campagne.

 

          Le capitaine, ayant fait sauter son vaisseau dans un combat, revient à Londres, sans secours, sans vaisseau et sans argent, avec son page et son ami, ne connaissant ni l’amitié de l’un, ni l’amour de l’autre. Il va droit chez la perle des femmes, qu’il compte retrouver avec sa cassette et sa fidélité : il la retrouve mariée avec l’honnête fripon à qui il s’était confié, et on ne lui a pas plus gardé son dépôt que le reste. Mon homme a toutes les peines du monde à croire qu’une femme de bien puisse faire de pareils tours ; mais, pour l’en convaincre mieux, cette honnête dame devient amoureuse du petit page, et veut le prendre à force. Mais comme il faut que justice se fasse, et que dans une pièce de théâtre le vice soit puni et la vertu récompensée, il se trouve à la fin du compte que le capitaine se met à la place du page, couche avec son infidèle, fait cocu son traître ami, lui donne un bon coup d’épée au travers du corps, reprend sa cassette et épouse son page. Vous remarquerez qu’on a encore lardé cette pièce d’une comtesse de Pimbesche, vieille plaideuse, parente du capitaine, laquelle est bien la plus plaisante créature et le meilleur caractère qui soit au théâtre. Wicherley a encore tiré de Molière une pièce non moins singulière et non moins hardie ; c’est une espèce d’Ecole des femmes.

 

          Le principal personnage de la pièce est un drôle à bonnes fortunes, la terreur des maris de Londres, qui pour être plus sûr de son fait, s’avise de faire courir le bruit que dans sa dernière maladie les chirurgiens ont trouvé à propos de le faire eunuque. Avec cette belle réputation tous les maris lui amènent leurs femmes, et le pauvre homme n’est plus embarrassé que du choix. Il donne surtout la préférence à une petite campagnarde qui a beaucoup d’innocence et de tempérament, et qui fait son mari cocu avec une bonne foi qui vaut mieux que la malice des dames les plus expertes. Cette pièce n’est pas, si vous voulez, l’école des bonnes mœurs, mais en vérité c’est l’école de l’esprit et du bon comique.

 

          Un chevalier Van Brugh (6) a fait des comédies encore plus plaisantes, mais moins ingénieuses. Ce chevalier était un homme de plaisir, et, par-dessus cela, poète et architecte. On prétend qu’il écrivait avec autant de délicatesse et d’élégance qu’il bâtissait grossièrement (7). C’est lui qui a bâti le fameux château de Blenheim, pesant et durable monument de notre malheureuse bataille d’Hochstedt. Si les appartements étaient seulement aussi larges que les murailles sont épaisses, ce château serait assez commode.

 

          On a mis dans l’épitaphe de Van Brugh qu’on souhaitait que la terre ne lui fût point légère, attendu que de son vivant il l’avait si inhumainement chargée. Ce chevalier, ayant fait un tour en France avant la belle guerre de 1701, fut mis à la Bastille, et y resta quelque temps, sans avoir jamais pu savoir ce qui lui avait attiré cette distinction de la part de notre ministère. Il fit une comédie à la Bastille ; et, ce qui est à mon sens fort étrange, c’est qu’il n’y a dans cette pièce aucun trait contre le pays dans lequel il essuya cette violence.

 

          Celui de tous les Anglais qui a porté le plus loin la gloire du théâtre comique est feu M. Congrève (8). Il n’a fait que peu de pièces, mais toutes sont excellentes dans leur genre. Les règles du théâtre y sont rigoureusement observées. Elles sont pleines de caractères nuancés avec une extrême finesse ; on n’y essuie pas la moindre mauvaise plaisanterie ; vous y voyez partout le langage des honnêtes gens avec des actions de fripon ; ce qui prouve qu’il connaissait bien son monde, et qu’il vivait dans ce qu’on appelle la bonne compagnie (9). Ses pièces sont les plus spirituelles et les plus exactes ; celles de Van Brugh, les plus gaies ; et celles de Wicherley, les plus fortes.

 

          Il est à remarquer qu’aucun de ces beaux esprits n’a mal parlé de Molière. Il n’y a que les mauvais auteurs anglais qui aient dit du mal de ce grand homme. (10).

 

          Au reste ne me demandez pas que j’entre ici dans le moindre détail de ces pièces anglaises dont je suis si grand partisan, ni que je vous rapporte un bon mot ou une plaisanterie des Wicherley et des Congrève ; on ne rit point dans une traduction. Si vous voulez connaître la comédie anglaise, il n’y a d’autre moyen pour cela que d’aller à Londres, d’y rester trois ans, d’apprendre bien l’anglais, et de voir la comédie tous les jours. Je n’ai pas grand plaisir en lisant Plaute et Aristophane : pourquoi ? C’est que je ne suis ni Grec ni Romain. La finesse des bons mots, l’allusion, l’à-propos, tout cela est perdu pour un étranger.

 

          Il n’en est pas de même dans la tragédie. Il n’est question chez elle que de grandes passions et de sottises héroïques consacrées par de vieilles erreurs de fable ou d’histoire. Œdipe, Electre, appartiennent aux Espagnols, aux Anglais, et à nous, comme aux Grecs. Mais la bonne comédie est la peinture parlante des ridicules d’une nation, et, si vous ne connaissez pas la nation à fond, vous ne pouvez guère juger de la peinture. (11).

 

          On reproche aux Anglais leur scène souvent ensanglantée et ornée de corps morts ; on leur reproche leurs gladiateurs, qui combattent à moitié nus devant de jeunes filles, et qui s’en retournent quelquefois avec un nez et une joue de moins. Ils disent pour leurs raisons qu’ils imitent les Grecs dans l’art de la tragédie, et les Romains dans l’art de couper des nez. Mais leur théâtre est un peu loin de celui des Sophocle et des Euripide ; et, à l’égard des Romains, il faut avouer qu’un nez et une joue sont bien peu de chose en comparaison de cette multitude de victimes qui s’égorgeaient mutuellement dans le cirque pour les plaisir des dames romaines.

 

          Ils ont eu quelquefois des danses dans leurs comédies, et ces danses ont été des allégories d’un goût singulier. Le pouvoir despotique et l’état républicain furent représentés en 1709 par une danse tout à fait galante. On voyait d’abord un roi qui, après un entrechat, donnait un grand coup de pied dans le derrière à son premier ministre ; celui-ci le rendait à un second, le second à un troisième ; et enfin celui qui recevait le dernier coup figurait le gros de la nation, qui ne se vengeait sur personne : le tout se faisant en cadence. Le gouvernement républicain était figuré par une danse ronde, où chacun donnait et recevait également. C’est pourtant là le pays qui a produit des Addison, des Pope, des Locke, et des Newton !

 

 

 

 

 

1 – Une partie de cette Lettre formait l’article intitulé : De la Comédie anglaise dans les Mélanges littéraires de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Voyez les causes de la persécution faite par Octave à Ovide, dans les Questions sur l’Encyclopédie – Note de 1775. Voyez l’article AUGUSTE dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

3 – Dans le Tableau. (G.A.)

 

4 – Voltaire a fait une imitation de cette comédie. Voyez, au THÉÂTRE, la Prude. (G.A.)

 

5 – Né en 1640, mort en 1715. (G.A.)

 

6 – Né en 1672, mort en 1726. (G.A.)

 

7 – En 1734 : « On prétend qu’il écrivait comme il bâtissait, un peu grossièrement. ». (G.A.)

 

8 – Né en 1672, mort en 1729. (G.A.)

 

9 – En 1734, on lisait encore : « Il était infirme et presque mourant quand je l’ai connu ; il avait un défaut, c’était de ne pas assez estimer son premier métier d’auteur, qui avait fait sa réputation et sa fortune. Il me parlait de ses ouvrages comme de bagatelles au-dessous de lui, et me dit, à la première conversation, de ne le voir que sur le pied d’un gentilhomme qui vivait très uniment. Je lui répondis que s’il avait eu le malheur de n’être qu’un gentilhomme comme un autre, je ne le serais jamais venu voir, et je fus choqué de cette vanité si mal placée ». (G.A.)

 

10 – En 1734, on lisait encore : « Ce sont les mauvais musiciens d’Italie qui méprisent Lulli : mais un Bononcini l’estime et lui rend justice, de même que Mead fait cas d’un Helvétius (*) et d’un Silva. L’Angleterre a encore de bon poètes comiques, tels que le chevalier Steele et M. Cibber, excellent comédien, et d’ailleurs poète du roi ; titre qui paraît ridicule, mais qui ne laisse pas de donner mille écus de rente, et de beaux privilèges. Notre grand Corneille n’en a pas eu autant. » (G.A.)

 

(*) C’est le médecin, père du philosophe. (G.A.)