Lettres philosophiques - Partie 2

Publié par Love Voltaire

Lettres philosophiques - Partie 2

LETTRE IV

 

 

Sur les quakers.

 

 

         Environ ce temps parut l’illustre Guillaume Penn, qui établit la puissance des quakers en Amérique, et qui les aurait rendus respectables en Europe, si les hommes pouvaient respecter la vertu sous des apparences ridicules ; il était fils unique du chevalier Penn, vice-amiral d’Angleterre, et favori du duc d’York, depuis Jacques II.

 

         Guillaume Penn, à l’âge de quinze ans, rencontra un quaker à Oxford, où il faisait ses études ; ce quaker le persuada, et le jeune homme, qui était vif, naturellement éloquent, et qui avait de l’ascendant dans sa physionomie et dans ses manières, gagna bientôt quelques-uns de ses camarades. Il établit insensiblement une société de jeunes quakers qui s’assemblaient chez lui ; de sorte qu’il se trouva chef de la secte à l’âge de seize ans.

 

         De retour chez le vice-amiral son père au sortir du collège, au lieu de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, selon l’usage des Anglais, il l’aborda le chapeau sur la tête, et lui dit : Je suis fort aise, l’ami, de te voir en bonne santé. Le vice-amiral crut que son fils était devenu fou : il s’aperçut bientôt qu’il était quaker. Il mit en usage tous les moyens que la prudence humaine peut employer pour l’engager à vivre comme un autre ; le jeune homme ne répondit à son père qu’en l’exhortant à se faire quaker lui-même.

 

         Enfin le père se relâcha à ne lui demander autre chose, sinon qu’il allât voir le roi et le duc d’York le chapeau sous le bras, et qu’il ne les tutoyât point. Guillaume répondit que sa conscience ne le lui permettait pas ; et le père, indigné et au désespoir, le chassa de sa maison. Le jeune Penn remercia Dieu de ce qu’il souffrait déjà pour sa cause, il alla prêcher dans la Cité, il y fit beaucoup de prosélytes.

 

         Les prêches des ministres s’éclaircissaient tous les jours ; et comme Penn était jeune, beau, et bien fait, les femmes de la cour et de la ville accouraient dévotement pour l’entendre. Le patriarche George Fox vint du fond de l’Angleterre le voir à Londres sur sa réputation ; tous deux résolurent de faire des missions dans les pays étrangers. Ils s’embarquèrent pour la Hollande, après avoir laissé des ouvriers en assez bon nombre pour avoir soin de la vigne de Londres. Leurs travaux eurent un heureux succès à Amsterdam ; mais ce qui leur fit le plus d’honneur, et ce qui mit le plus leur humilité en danger, fut la réception que leur fit la princesse palatine Elisabeth, tante de George 1er, roi d’Angleterre, femme illustre par son esprit et par son savoir, et à qui Descartes avait dédié son roman de philosophie (1).

 

         Elle était alors retirée à La Haye, où elle vit les amis, car c’est ainsi qu’on appelait alors les quakers en Hollande ; elle eut plusieurs conférences avec eux ; ils prêchèrent souvent chez elle, et s’ils ne firent pas d’elle une parfaite quakeresse, ils avouèrent au moins qu’elle n’était pas loin du royaume des cieux.

 

         Les amis semèrent aussi en Allemagne, mais ils y recueillirent peu. On ne goûta pas la mode de tutoyer dans un pays où il faut prononcer toujours les termes d’altesse et d’excellence. Penn repassa bientôt en Angleterre, sur la nouvelle de la maladie de son père ; il vint recueillir ses derniers soupirs. Le vice-amiral se réconcilia avec lui, et l’embrassa avec tendresse, quoiqu’il fût d’une différente religion ; mais Guillaume l’exhorta en vain à ne point recevoir le sacrement, et à mourir quaker ; et le vieux bonhomme recommanda inutilement à Guillaume d’avoir des boutons sur ses manches et des ganses à son chapeau.

 

         Guillaume hérita de grands biens, parmi lesquels il se trouvait des dettes de la couronne pour des avances faites par le vice-amiral dans des expéditions maritimes. Rien n’était moins assuré alors que l’argent dû par le roi : Penn fut obligé d’aller tutoyer Charles II et ses ministres plus d’une fois pour son paiement. Le gouvernement lui donna, en 1680, au lieu d’argent, la propriété et la souveraineté d’une province d’Amérique, au sud de Maryland : voilà un quaker devenu souverain. Il partit pour ses nouveaux Etats avec deux vaisseaux chargés de quakers qui le suivirent. On appela dès lors le pays Pensylvanie, du nom de Penn ; il y fonda la ville de Philadelphie, qui est aujourd’hui très florissante. Il commença par faire une ligue avec les Américains ses voisins : c’est le seul traité entre ces peuples et les chrétiens qui n’ait point été juré et qui n’ait point été rompu. Le nouveau souverain fut aussi le législateur de la Pensylvanie : il donna des lois très sages, dont aucune n’a été changée depuis lui. La première est de ne maltraiter personne au sujet de la religion, et de regarder comme frères tous ceux qui croient un Dieu.

 

         A peine eut-il établi son gouvernement, que plusieurs marchands de l’Amérique vinrent peupler cette colonie. Les naturels du pays, au lieu de fuir dans les forêts, s’accoutumèrent insensiblement avec les pacifiques quakers : autant ils détestaient les autres chrétiens conquérants et destructeurs de l’Amérique, autant ils aimaient ces nouveaux venus. En peu de temps ces prétendus sauvages, charmés de leurs nouveaux voisins, vinrent en foule demander à Guillaume Penn de les recevoir au nombre de ses vassaux. C’était un spectacle bien nouveau qu’un souverain que tout le monde tutoyait, et à qui on parlait le chapeau sur la tête, un gouvernement sans prêtres, un peuple sans armes, des citoyens tous égaux, à la magistrature près, et des voisins sans jalousie.

 

         Guillaume Penn pouvait se vanter d’avoir apporté sur la terre l’âge d’or dont on parle tant, et qui n’a vraisemblablement existé qu’en Pensylvanie. Il revint en Angleterre pour les affaires de son nouveau pays, après la mort de Charles II. Le roi Jacques, qui avait aimé son père, eut la même affection pour le fils, et ne le considéra plus comme un sectaire obscur, mais comme un très grand homme. La politique du roi s’accordait en cela avec son goût ; il avait envie de flatter les quakers, en abolissant les lois contre les non-conformistes, afin de pouvoir introduire la religion catholique à la faveur de cette liberté. Toutes les sectes d’Angleterre virent le piège, et ne s’y laissèrent pas prendre ; elles sont toujours réunies contre le catholicisme, leur ennemi commun. Mais Penn ne crut pas devoir renoncer à ses principes pour favoriser des protestants qui le haïssaient contre un roi qui l’aimait. Il avait établi la liberté de conscience en Amérique, il n’avait pas envie de paraître vouloir la détruire en Europe ; il demeura donc fidèle à Jacques II, au point qu’il fut généralement accusé d’être jésuite. Cette calomnie l’affligea sensiblement ; il fut obligé de s’en justifier par des écrits publics. Cependant le malheureux Jacques II, qui, comme presque tous les Stuarts, était un composé de grandeur et de faiblesse, et qui, comme eux, en fit trop et trop peu, perdit son royaume, sans qu’il y eût une épée de tirée (1), et sans qu’on pût dire comment la chose arriva.

 

         Toutes les sectes anglaises reçurent de Guillaume III et de son parlement cette même liberté qu’elles n’avaient pas voulu tenir des mains de Jacques. Ce fut alors que les quakers commencèrent à jouir, par la force des lois, de tous les privilèges dont ils sont en possession aujourd’hui. Penn, après avoir vu enfin sa secte établie sans contradiction dans le pays de sa naissance, retourna en Pensylvanie. Les siens et les Américains le reçurent avec des larmes de joie, comme un père qui revenait voir ses enfants. Toutes ses lois avaient été religieusement observées pendant son absence, ce qui n’était arrivé à aucun législateur avant lui. Il resta quelques années à Philadelphie ; il en partit enfin malgré lui pour aller solliciter à Londres de nouveaux avantages en faveur du commerce des Pensylvains : il ne les revit plus ; il mourut à Londres en 1718. Ce fut sous le règne de Charles II qu’ils obtinrent le noble privilège de ne jamais jurer, et d’être crus en justice sur leur parole. Le chancelier, homme d’esprit, leur parla ainsi : « Mes amis, Jupiter ordonna un jour que toutes les bêtes de somme vinssent se faire ferrer. Les ânes représentèrent que leur loi ne le permettait pas. Eh bien ! dit Jupiter, on ne vous ferrera point ; mais, au premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups d’étrivières. »

 

         Je ne puis deviner quel sera le sort de la religion des quakers en Amérique, mais je vois qu’elle dépérit tous les jours à Londres. Par tout pays, la religion dominante, quand elle ne persécute point, englouti à la longue toutes les autres. Les quakers ne peuvent être membres du parlement, ni posséder aucun office, parce qu’il faudrait prêter serment, et qu’ils ne veulent point jurer. Ils sont réduits à la nécessité de gagner de l’argent par le commerce ; leurs enfants, enrichis par l’industrie de leurs pères, veulent jouir, avoir des honneurs, des boutons, et des manchettes ; ils sont honteux d’être appelé quakers, et se font protestants pour être à la mode (2)

 

 

1 – Ce membre de phrase ne se trouve pas dans l’édition de 1734. (G.A.)

 

2 – Ces lettres sur les quakers donnèrent naissance à la Lettre d’un quaker à François de Voltaire, qu’on attribue à Josias Martin. (G.A.)

 

3 – Principes de philosophie, 1644. Descartes lui avait donné des leçons à Leyde. Née en 1718, Elisabeth mourut en 1680. – G.A.)

 

 

 

 

 

 

LETTRE V

 

 

Sur la religion anglicane.

 

 

         L’Angleterre est le pays des sectes : multœ sunt mansiones in domo patris mei. Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît.

 

         Cependant, quoique chacun puisse ici servir Dieu à sa mode, leur véritable religion, celle où l’on fait fortune, est la secte des épiscopaux, appelée l’Eglise anglicane, ou l’Eglise par excellence. Il ne peut avoir d’emploi, ni en Angleterre ni en Irlande, sans être du nombre des fidèles anglicans ; cette raison, qui est une excellente preuve, a converti tant de non-conformistes, qu’aujourd’hui il n’y a pas la vingtième partie de la nation qui soit hors du giron de l’Eglise dominante.

 

         Le clergé anglican a retenu beaucoup de cérémonies catholiques, et surtout celle de recevoir les dîmes avec une attention très scrupuleuse. Ils ont aussi la pieuse ambition d’être les maîtres : car quel vicaire de village ne voudrait pas être pape ?

 

         De plus ils fomentent autant qu’ils peuvent dans leurs ouailles un saint zèle contre les non-conformistes. Ce zèle était assez vif sous le gouvernement des torys dans les dernières années de la reine Anne ; mais il ne s’étendait pas plus loin qu’à casser quelquefois les vitres des chapelles hérétiques ; car la rage des sectes a fini en Angleterre avec les guerres civiles, et ce n’était plus sous la reine Anne que les bruits sourds d’une mer encore agitée longtemps après la tempête. Quand les whigs et les torys déchirèrent leur pays, comme autrefois les guelfes et les gibelins désolèrent l’Italie, il fallut bien que la religion entrât dans les partis. Les torys étaient pour l’épiscopat, les whigs le voulaient abolir, mais ils se sont contentés de l’abaisser quand ils ont été les maîtres.

 

         Du temps que le comte Harley d’Oxford et milord Bolingbroke (1) faisaient boire à la santé des Torys, l’Eglise anglicane les regardait comme les défenseurs de ses saints privilèges. L’assemblée du bas clergé, qui est une espèce de chambre des communes composée d’ecclésiastiques, avait alors quelque crédit ; elle jouissait au moins de la liberté de s’assembler, de raisonner de controverse, et de faire brûler de temps en temps quelques livres impies, c’est-à-dire écrits contre elle. Le ministère, qui est whig aujourd’hui, ne permet pas seulement à ces messieurs de tenir leur assemblée ; ils sont réduits dans l’obscurité de leur paroisse au triste emploi de prier Dieu pour le gouvernement, qu’ils ne seraient pas fâchés de troubler. Quant aux évêques, qui sont vingt-six en tout, ils ont séance dans la chambre haute en dépit des whigs, parce que la coutume ou l’abus de les regarder comme barons subsiste encore (2). Il y a une clause dans le serment que l’on prête à l’Etat, laquelle exerce bien la patience chrétienne de ces messieurs.

 

         On y promet d’être de l’Eglise, comme elle est établie par la loi. Il n’y a guère d’évêque, de doyen, d’archiprêtre, qui ne pense être de droit divin ; c’est donc un grand sujet de mortification pour eux d’être obligés d’avouer qu’ils tiennent tout d’une misérable loi faite par des profanes laïques. Un savant religieux (le P. Courayer) a écrit depuis peu un livre pour prouver la validité et la succession des ordinations anglicanes (3). Cet ouvrage a été proscrit en France ; mais croyez-vous qu’il ait plu au ministère d’Angleterre ? Point du tout. Les maudits wigs se soucient très peu que la succession épiscopale ait été interrompue chez eux ou non, et que l’évêque Parker (4) ait été consacré dans un cabaret (comme on le veut) ou dans une église ; ils aiment mieux même que les évêques tirent leur autorité du parlement que des apôtres. Le lord B… dit que cette idée du droit divin ne servirait qu’à faire des tyrans en camail et en rochet, mais que la loi fait des citoyens.

 

         A l’égard des mœurs, le clergé anglican est plus réglé que celui de France : et en voici la cause. Tous les ecclésiastiques sont élevés dans l’université d’Oxford ou dans celle de Cambridge, loin de la corruption de la capitale ; ils ne sont appelés aux dignités de l’Eglise que très tard, et dans un âge où les hommes n’ont d’autre passion que l’avarice, lorsque leur ambition manque d’aliment. Les emplois sont ici la récompense des longs services dans l’Eglise aussi bien que dans l’armée ; on n’y voit point de jeunes gens évêques ou colonels au sortir du collège. De plus, les prêtres sont presque tous mariés. La mauvaise grâce contractée dans l’université, et le peu de commerce qu’on a ici avec les femmes, font que d’ordinaire un évêque est forcé de se contenter de la sienne. Les prêtres vont quelquefois au cabaret, parce que l’usage le leur permet ; et s’ils s’enivrent, c’est sérieusement et sans scandale.

 

         Cet être indéfinissable, qui n’est ni ecclésiastique ni séculier, en un mot ce que l’on appelle un abbé, est une espèce inconnue en Angleterre ; les ecclésiastiques sont tous ici réservés et presque tous pédants. Quand ils apprennent qu’en France des jeunes gens connus par leurs débauches, et élevés à la prélature par des intrigues de femmes, font publiquement l’amour, s’égaient à composer des chansons tendres, donnent tous les jours des soupers délicats et longs, et de là vont implorer les lumières du Saint-Esprit, et se nomment hardiment les successeurs des apôtres, ils remercient Dieu d’être protestants. Mais ce sont de vilains hérétiques à brûler à tous les diables, comme dit maître François Rabelais ; c’est pourquoi je ne me mêle point de leurs affaires (5).

 

 

1 – De 1710 à 1714, ils se trouvèrent ensemble à la tête du ministère de la reine Anne. (G.A.)

 

2 – En 1734, on lisait : « Parce que le vieil abus de les regarder comme barons subsiste encore ; mais ils n’ont pas plus de pouvoir dans la chambre que les ducs et pairs dans le parlement de Paris. Il y a une clause, etc. » (G.A.)

 

3 – Dissertation sur la validité des ordinations anglaises, 1723, et Défense de la dissertation, 1726. 5 (G.A.)

 

4 – Samuel Parker, évêque d’Oxford, né en 1640, mort en 1680. (G.A.)

 

5 – Comparez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ABBÉ. (G.A.)

 

 

 

 

LETTRE VI (1)

 

 

Sur les presbytériens.

 

 

         La religion anglicane ne règne qu’en Angleterre et en Irlande. Le presbytérianisme (2) est la religion dominante en Ecosse. Ce presbytérianisme n’est autre chose que le calvinisme pur, tel qu’il avait été établi en France et qu’il subsiste à Genève. Comme les prêtres de ces sectes ne reçoivent de leurs églises que des gages très médiocres, et que par conséquent ils ne peuvent vivre dans le même luxe que les évêques, ils ont pris le parti naturel de crier contre les honneurs où ils ne peuvent atteindre. Figurez-vous l’orgueilleux Diogène qui foulait aux pieds l’orgueil de Platon : les presbytériens d’Ecosse ne ressemblent pas mal à ce fier et gueux raisonneur. Ils traitèrent le roi Charles II avec bien moins d’égards que Diogène n’avait traité Alexandre. Car lorsqu’ils prirent les armes pour lui contre Cromwell, qui les avait trompés, ils firent essuyer  ce pauvre roi quatre sermons par jour ; ils lui défendaient de jouer ; ils le mettaient en pénitence ; si bien que Charles se lassa bientôt d’être roi de ces pédants, et s’échappa de leurs mains comme un écolier se sauve du collège.

 

         Devant un jeune et vif bachelier français, criaillant le matin dans les écoles de théologie, et le soir chantant avec les dames, un théologien anglican est un Caton ; mais ce Caton paraît un galant devant un presbytérien d’Ecosse. Ce dernier affecte une démarche grave, un air fâché, porte un vaste chapeau, un long manteau par-dessus un habit court, prêche du nez et donne le nom de prostituée de Babylone  toutes les églises où quelques ecclésiastiques sont assez heureux pour avoir cinquante mille livres de rente, et où le peuple est assez bon pour le souffrir, et pour les appeler Monseigneur, votre Grandeur, votre Eminence.

 

         Ces messieurs, qui ont aussi quelques églises en Angleterre, ont mis les airs graves et sévères à la mode en ce pays. C’est à eux qu’on doit la sanctification du dimanche dans les trois royaumes ; il est défendu ce jour-là de travailler et de se divertir, ce qui est le double de la sévérité des églises catholiques ; point d’opéra, point de comédie, point de concerts à Londres le dimanche ; les cartes même y sont expressément défendues, qu’il n’y a que les personnes de qualité, et ce qu’on appelle les honnêtes gens, qui jouent ce jour-là. Le treste de la nation va au sermon, au cabaret, et chez des filles de joie.

 

         Quoique la secte épiscopale et la presbytérienne soient les deux dominantes dans la Grande-Bretagne, toutes les autres y sont bien venues et vivent assez bien ensemble, pendant que la plupart de leurs prédicants se détestent réciproquement avec presque autant de cordialité qu’un janséniste damne un jésuite.

 

         Entrez dans la bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours, vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan, et le chrétien, traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont  la synagogue, les autres vont boire : celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père, par le Fils, au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils, et fait marmotter sur l’enfant des paroles hébraïques qu’il n’entend point : ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu leur chapeau sur la tête ; et tous sont contents.

 

         S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, son despotisme serait à craindre ; s’il n’y en avait que deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses.

 

 

1 – Cette lettre formait l’article le PRESBYTÉRIENS dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Dans l’édition de 1734, il y a partout « presbytéranisme. » (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE VII (1)

 

 

Sur les sociniens, ou ariens, ou anti-trinitaires.

 

 

         Il y a en Angleterre une petite secte composée d’ecclésiastiques et de quelques séculiers très savants qui ne prennent ni le nom d’ariens ni celui de sociniens, mais qui ne sont point du tout de l’avis de saint Athanase sur le chapitre de la Trinité, et qui vous disent nettement que le Père est plus grand que le Fils.

 

         Vous souvenez-vous d’un certain évêque orthodoxe qui, pour convaincre un empereur de la consubstantialité, s’avisa de prendre le fils de l’empereur sous le menton, et de lui tirer le nez en présence de sa sacré majesté ; l’empereur allait faire jeter l’évêque par les fenêtres, quand le bonhomme lui dit ces belles et convaincantes paroles : « Seigneur, si votre majesté est si fâchée que l’on manque de respect à son fils, comment pensez-vous que Dieu le Père traitera ceux qui refusent à Jésus-Christ les titres qui lui sont dus ? » Les gens dont je vous parle disent que le saint évêque était fort malavisé, que son argument n’était rien moins que concluant, et que l’empereur devait lui répondre : « Apprenez qu’il y a deux façons de me manquer de respect : la première, de ne rendre pas assez d’honneur à mon fils ; et la seconde, de lui en rendre autant qu’à moi. »

 

         Quoi qu’il en soit, le parti d’Arius commence à revivre en Angleterre aussi bien qu’en Hollande et en Pologne. Le grand Newton (2) faisait  cette opinion l’honneur de la favoriser. Ce philosophe pensait que les unitaires raisonnaient plus géométriquement que nous. Mais le plus ferme patron de la doctrine arienne est l’illustre docteur Clarke (3). Cet homme est d’une vertu rigide et d’un caractère doux, plus amateur de ses opinions que passionné pour faire des prosélytes, uniquement occupé de calculs et de démonstrations, aveugle et sourd pour tout le reste, une  vraie machine à raisonnements.

 

         C’est lui qui est l’auteur d’un livre assez peu entendu, mais estimé, sur l’existence de Dieu (4), et d’un autre plus intelligible, mais assez méprisé, sur la vérité de la religion chrétienne.

 

         Il ne s’est point engagé dans les belles disputes scolastiques que notre ami… appelle de vénérables billevesées ; il s’est contenté de faire imprimer un livre qui contient tous les témoignages des premiers siècles pour et contre les unitaires, et a laissé au lecteur le soin de compter les voix et de juger. Ce livre du docteur lui a attiré beaucoup de partisans, mais l’a empêché d’être archevêque de Cantorbéry ; car lorsque la reine Anne voulut lui donner ce poste, un docteur nommé Gibson (5), qui avait sans doute ses raisons, dit à la reine : « Madame, M. Clarke est le plus savant et le plus honnête homme du royaume ; il ne lui manque qu’une chose. − Et quoi ? dit la reine. − C’est d’être chrétien, » dit le docteur bénévole (6). Je crois que Clarke s’est trompé dans son calcul, et qu’il valait mieux être primat orthodoxe d’Angleterre que curé arien (7).

 

         Vous voyez quelles révolutions arrivent dans les opinions comme dans les empires. Le parti d’Arius, après trois cents ans de triomphe et douze siècles d’oubli, renaît enfin de sa cendre ; mais il prend très mal son temps de reparaître dans un âge où tout le monde est rassasié de disputes et de sectes : celle-ci est encore trop petite pour obtenir la liberté des assemblées publiques ; elle l’obtiendra sans doute si elle devient plus nombreuse ; mais on est si tiède à présent sur tout cela, qu’il n’y a plus guère de fortune à faire pour une religion nouvelle ou renouvelée. N’est-ce pas une chose plaisante que Luther, Calvin, Zuingle, tous écrivains qu’on ne peut lire, aient fondé des sectes qui partagent l’Europe, que l’ignorant Mahomet ait donné une religion à l’Asie et l’Afrique, et que MM. Newton, Clarke, Locke, Leclerc (8), les plus grands philosophes et les meilleures plumes de leur temps, aient pu à peine venir à bout d’établir un petit troupeau (9).

 

         Voilà ce que c’est que de venir au monde à propos. Si le cardinal de Rets reparaissait aujourd’hui, il n’ameuterait pas dix femmes dans Paris.

 

         Si Cromwel renaissait, lui qui a fait couper la tête à son roi et s’est fait souverain, il serait un simple citoyen de Londres.

 

 

1 – Cette lettre formait l’article SOCINIENS dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En 1734 : « Le grand monsieur Newton. » (G.A.)

 

3 – Voltaire le pratiqua beaucoup en Angleterre. (G.A.)

 

4 – Démonstration de l’existence et des attributs de Dieu, 1705. (G.A.)

 

5 – Célèbre par ses connaissances dans le droit ecclésiastique. Lorsque Voltaire se trouvait en Angleterre, il avait la direction des affaires du clergé. (G.A.)

 

6 – Cette anecdote ne se trouve pas dans l’édition de 1734. (G.A.)

 

7 – Clarke fut curé de la paroisse Saint-Paul à Londres, et chapelain de la reine Anne. (G.A.)

 

8 – Jean Leclerc de Genève, pasteur à Amsterdam et rival de Bayle. Il mourut deux ans après la publication de ses Lettres, en 1736. (G.A)

 

9 – « Qui même diminue tous les jours », 1734. Voltaire retrancha cette phrase avec raison. Quelques années après l’avoir écrite, il voyait, au contraire, le troupeau grossir tous les jours, grâce à sa propagande. (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE VIII (1)

 

 

Sur le parlement.

 

 

         Les membres du parlement d’Angleterre aiment à se comparer aux anciens Romains autant qu’ils le peuvent.

 

         Il n’y a pas longtemps que M. Shippping, dans la chambre des communes, commença son discours par ces mots : « La majesté du peuple anglais serait blessée, etc. » La singularité de l’expression causa un grand éclat de rire ; mais, sans se déconcerter, il répéta les mêmes paroles d’un air ferme, et on ne rit plus. J’avoue que je ne vois rien de commun entre la majesté du peuple anglais et celle du peuple romain, encore moins entre leurs gouvernements ; il y a un sénat à Londres dont quelques membres sont soupçonnés, quoique à tort sans doute, de vendre leurs voix dans l’occasion, comme on faisait à Rome : voilà toute la ressemblance. D’ailleurs les deux nations me paraissent entièrement différentes, soit en bien, soit en mal. On n’a jamais connu chez les Romains la folie horrible des guerres de religion ; cette abomination était réservée à des dévots prêcheurs d’humilité et de patience. Marius et Sylla, Pompée et César, Antoine et Auguste, ne se battaient point pour décider si le flamen devait porter sa chemise par-dessus sa robe, ou sa robe par-dessus sa chemise, et si les poulets sacrés devaient manger et boire, ou bien manger seulement, pour qu’on prît les augures. Les Anglais se sont fait pendre autrefois réciproquement à leurs assises, et se sont détruits en bataille rangée pour des querelles de pareille espèce ; la secte des épiscopaux et le presbytérianisme ont tourné pour un temps ces têtes mélancoliques. Je m’imagine que pareille sottise ne leur arrivera plus ; ils me paraissent devenir sages à leurs dépens, et je ne leur vois nulle envie de s’égorger dorénavant pour des syllogismes. Toutefois, qui peut répondre des hommes ?

 

         Voici une différence plus essentielle entre Rome et l’Angleterre, qui met tout l’avantage du côté de la dernière ; c’est que le fruit des guerres civiles de Rome a été l’esclavage, et celui des troubles d’Angleterre, la liberté. La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui d’efforts en efforts ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire du mal, où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement sans confusion.

 

         La chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la nation, le roi est le surarbitre. Cette balance manquait aux Romains : les grands et le peuple étaient toujours en division à Rome, sans qu’il y eût un pouvoir mitoyen qui pût les accorder. Le sénat de Rome, qui avait l’injuste et punissable orgueil de ne vouloir rien partager avec les plébéiens, ne connaissait d’autre secret, pour les éloigner du gouvernement, que de les occuper toujours dans les guerres étrangères. Il regardait le peuple comme une bête féroce qu’il fallait lâcher sur leurs voisins de peur qu’elle ne dévorât ses maîtres ; ainsi le plus grand défaut du gouvernement des Romains en fit des conquérants ; c’est parce qu’ils étaient malheureux chez eux qu’ils devinrent les maîtres du monde, jusqu’à ce qu’enfin leurs divisions les rendirent esclaves.

 

         Le gouvernement d’Angleterre n’est point fait pour un si grand éclat, ni pour une fin si funeste ; son but n’est point la brillante folie de faire des conquêtes, mais d’empêcher que ses voisins n’en fassent ; ce peuple n’est pas seulement jaloux de sa liberté, il l’est encore de celle des autres. Les Anglais étaient acharnés contre Louis XIV, uniquement parce qu’ils lui croyaient de l’ambition (2).

 

         Il en a coûté sans doute pour établir la liberté en Angleterre ; c’est dans des mers de sang qu’on a noyé l’idole du pouvoir despotique ; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher leurs lois. Les autres nations n’ont pas eu moins de troubles, n’ont pas versé moins de sang qu’eux ; mais ce sang qu’elles ont répandu pour la cause de leur liberté n’a fait que cimenter leur servitude.

 

         Ce qui devient une révolution en Angleterre n’est qu’une sédition dans les autres pays. Une ville prend les armes pour défendre ses privilèges soit en Espagne, soit en Barbarie, soit en Turquie ; aussitôt des soldats mercenaires la subjuguent, des bourreaux la punissent, et le reste de la nation baise ses chaînes : les Français pensent que le gouvernement de cette île est plus orageux que la mer qui l’environne, et cela est vrai ; mais c’est quand le roi commence la tempête, c’est quand il veut se rendre le maître du vaisseau dont il n’est que le premier pilote. Les guerres civiles de France ont été plus longues, plus cruelles, plus fécondes en crimes, que celles d’Angleterre ; mais de toutes ces guerres civiles aucune n’a eu une liberté sage pour objet.

 

         Dans les temps détestables de Charles IX et de Henri III. Il s’agissait seulement de savoir si on serait l’esclave des Guises. Pour la dernière guerre de Paris (3), elle ne mérite que des sifflets ; il me semble que je vois des écoliers qui se mutinent contre le préfet d’un collège, et qui finissent par être fouettés ; le cardinal de Retz, avec beaucoup d’esprit et de courage mal employés, rebelle sans aucun sujet, factieux sans dessein, chef de parti sans armée, cabalait pour cabaler, et semblait faire la guerre civile pour son plaisir. Le parlement ne savait ce qu’il voulait, ni ce qu’il ne voulait pas ; il levait des troupes par arrêt, il les cassait, il menaçait, et demandait pardon ; il mettait à prix la tête du cardinal Mazarin, et ensuite venait le complimenter en cérémonie : nos guerres civiles sous Charles VI avaient été cruelles, celles de la Ligue furent abominables, celle de la Fronde fut ridicule.

 

         Ce qu’on reproche le plus en France aux Anglais, c’est le supplice de Charles 1er, monarque digne d’un meilleur sort, qui fut traité par ses vainqueurs comme il les eût traités s’il eût été heureux (4).

 

         Après tout, regardez d’un côté Charles 1er vaincu en bataille rangée, prisonnier, jugé, condamné dans Westminster, et décapité ; et, de l’autre, l’empereur Henri VII empoisonné par son chapelain (5) en communiant, Henri III assassiné par un moine (6), trente assassinats médités contre Henri IV, plusieurs exécutés, et le dernier privant enfin la France de ce grand roi. Pesez ces attentats, et jugez.

 

 

1 – Cette lettre formait l’article PARLEMENT D’ANGLETERRE, dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En 1734, on lisait encore : « Ils lui ont fait la guerre de gaieté de cœur, assurément sans aucun intérêt. » (G.A.)

 

3 – La Fronde. (G.A.)

 

4 – Dans une lettre à La Roque, mars 1742, Voltaire dit qu’il y avait dans la première édition de Londres : « Ce qu’on reproche le plus aux Anglais, et avec raison, c’est le supplice de Charles 1er, monarque digne d’un meilleur sort, qui fut traité, etc. » ; et il se récrie contre une édition d’Amsterdam, qui porte : « Ce qu’on reproche le plus aux Anglais, c’est le supplice de Charles 1er, qui fut, et avec raison, traité, etc. » Les mots « monarque digne d’un meilleur sort » sont mis en note. Nous ne connaissons pas l’édition de Londres ; mais dans l »édition de France de 1734, on ne trouve ni les mots et avec raison, ni les mots monarque digne d’un meilleur sort ; c’est-à-dire que Voltaire, froidement, sans se prononcer, laissa tomber sa fameuse phrase comme une hache. En ce même temps il composait Brutus. Il n’a jamais tant osé depuis ; et il a même cherché, par prudence sans doute, à faire oublier ce passage de ses Lettres anglaises, en sa lamentant, à chaque occasion, sur l’exécrable mort de ce pauvre Charles 1er, de ce malheureux roi, de ce bon prince, etc., etc. (G.A.)

 

5 – Politien de Montepulciano. Voyez, les Annales de l’Empire. (G.A.)

 

6 – « Ministre de la rage de tout un parti, » lisait-on encore dans l’édition de 1734. (G.A.)