Lettres philosophiques - Partie 4

Publié par Love Voltaire

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LETTRE XII. (1)

 

 

Sur le chancelier Bacon.

 

 

 

 

         Il n’y a pas longtemps que l’on agitait dans une compagnie célèbre cette question usée et frivole, quel était le plus grand homme, de César, d’Alexandre, de Tamerlan, ou de Cromwell. Quelqu’un répondit que c’était sans contredit Isaac Newton. Cet homme avait raison, car, si la vraie grandeur consiste à avoir reçu du ciel un puissant génie, et à s’en être servi pour s’éclairer soi-même et les autres, un homme comme M. Newton, tel qu’il s’en trouve à peine en dix siècles, est véritablement le grand homme ; et ces politiques et ces conquérants, dont aucun siècle n’a manqué, ne sont d’ordinaire que d’illustres méchants. C’est à celui qui domine sur les esprits par la force de la vérité, non à ceux qui font des esclaves par violence, c’est à celui qui connait l’univers, non à ceux qui le défigurent, que nous devons nos respects.

 

         Le fameux baron de Verulam (2), connu en Europe sous le nom de Bacon, était fils d’une garde des sceaux, et fut longtemps chancelier sous le roi Jacques 1er. Cependant, au milieu des intrigues de la cour et des occupations de sa charge, qui demandaient un homme tout entier, il trouva le temps d’être grand philosophe, bon historien, et écrivain élégant ; et, ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’il vivait dans un siècle où l’on ne connaissait guère l’art de bien écrire, encore moins la bonne philosophie. Il a été, comme c’est l’usage parmi les hommes, plus estimé après sa mort que de son vivant. Ses ennemis étaient à la cour de Londres, ses admirateurs étaient les étrangers. (3) Lorsque le marquis d’Effiat amena en Angleterre la princesse Marie, fille de Henri-le-Grand, qui devait épouser le roi Charles, ce ministre alla visiter Bacon, qui, étant alors malade au lit, le reçut les rideaux fermés. Vous ressemblez aux anges, lui dit d’Effiat ; on entend toujours parler d’eux, on les croit bien supérieurs aux hommes, et on n’a jamais la consolation de les voir.

 

         On sait comment Bacon fut accusé d’un crime qui n’est guère d’un philosophe, de s’être laissé corrompre par argent. On sait comment il fut condamné par la chambre des pairs à une amende d’environ quatre cent mille livres de notre monnaie, à perdre sa dignité de chancelier et de pair (4).

 

         Aujourd’hui les Anglais révèrent sa mémoire au point qu’à peine avouent-ils qu’il ait été coupable. Si on me demande ce que j’en pense, je me servirai pour répondre d’un mot que j’ai ouï dire à milord Bolingbroke (5)

 

         On parlait en sa présence de l’avarice dont le duc de Marlborough avait été accusé, et on en citait des traits sur lesquels on appelait au témoignage de milord Bolingbroke, qui, ayant été d’un parti contraire (6), pouvait peut-être avec bienséance dire ce qui en était. C’était un si grand homme, répondit-il, que j’ai oublié ses vices.

 

         Je me bornerai donc à vous parler de ce qui a mérité au chancelier Bacon l’estime de l’Europe.

 

         Le plus singulier et le meilleur de ses ouvrages est celui qui est aujourd’hui le moins lu et le plus inutile : je veux parler de son Novum scientiarum organum. C’est l’échafaud avec lequel on a bâti la nouvelle philosophie ; et quand cet édifice a été élevé au moins en partie, l’échafaud n’a plus été d’aucun usage.

 

         Le chancelier Bacon ne connaissait pas encore la nature ; mais il savait et indiquait tous les chemins qui mènent à elle. Il avait méprisé de bonne heure ce que des fous en bonnet carré enseignaient sous le nom de philosophie dans les petites-maisons appelées collèges (7) ; et il faisait tout ce qui dépendait de lui, afin que ces compagnies, instituées pour la perfection de la raison humaine, ne continuassent pas de la gâter par leurs quiddités, leurs horreurs du vide, leurs formes substantielles, et tous ces mots que non-seulement l’ignorance rendait respectables, mais qu’un mélange ridicule avec la religion avait rendus sacrés.

 

         Il est le père de la philosophie expérimentale : il est bien vrai qu’avant lui on avait découvert des secrets étonnants. On avait inventé la boussole, l’imprimerie, la gravure des estampes, la peinture à l’huile, les glaces, l’art de rendre en quelque façon la vue aux vieillards par les lunettes, qu’on appelle besicles, la poudre à canon, etc. On avait cherché, trouvé, et conquis un nouveau monde. Qui ne croirait que ces sublimes découvertes eussent été faites par les plus grands philosophes, et dans des temps bien plus éclairés que le nôtre ? Point du tout : c’est dans le temps de la barbarie scolastique (8) que ces grands changements ont été faits sur la terre. Le hasard seul a produit presque toutes ces inventions ; on a même prétendu que ce qu’on appelle hasard a eu grande part dans la découverte de l’Amérique ; du moins a-t-on cru que Christophe Colomb n’entreprit son voyage que sur la foi d’un capitaine de vaisseau qu’une tempête avait jeté jusqu’à la hauteur des îles Caraïbes.

 

         Quoi qu’il en soit, les hommes savaient aller au bout du monde, ils savaient détruire des villes avec un tonnerre artificiel plus terrible que le tonnerre véritable ; mais ils ne connaissaient pas la circulation du sang, la pesanteur de l’air, les lois du mouvement, la lumière, le nombre de nos planètes, etc. Et un homme qui soutenait une thèse sur les catégories d’Aristote, sur l’universel (a parte rei), ou telle autre sottise, était regardé comme un prodige.

 

         Les inventions les plus étonnantes et les plus utiles ne sont pas celles qui font le plus d’honneur à l’esprit humain. C’est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, que nous devons la plupart des arts, et nullement à la saine philosophie. La découverte du feu, l’art de faire du pain, de fondre et de préparer les métaux, de bâtir des maisons, l’invention de la navette, sont d’une tout autre nécessité que l’imprimerie et la boussole ; cependant ces arts furent inventés par des hommes encore sauvages. Quel prodigieux usage les Grecs et les Romains ne firent-ils pas depuis des mécaniques ? Cependant on croyait de leur temps qu’il y avait des cieux de cristal, et que les étoiles étaient de petites lampes qui tombaient quelquefois dans la mer ; et un de leurs plus grands philosophes (9), après bien des recherches, avait trouvé que les astres étaient des cailloux qui s’étaient détachés de la terre.

 

         En un mot, personne avant le chancelier Bacon n’avait connu la philosophie expérimentale ; et de toutes les épreuves physiques qu’on a faites depuis lui, il n’y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre. Il en avait fait lui-même plusieurs ; il fit des espèces de machines pneumatiques, par lesquelles il devina l’élasticité de l’air ; il a tourné tout autour de la découverte de sa pesanteur, il y touchait ; cette vérité fut saisie par Torricelli. Peu de temps après, la physique expérimentale commença tout d’un coup à être cultivée à la fois dans presque toutes les parties de l’Europe. C’était un trésor caché dont Bacon s’était douté, et que tous les philosophes, encouragés par sa promesse, s’efforcèrent de déterrer.

 

         Mais ce qui m’a le plus surpris, à été de voir dans son livre, en termes exprès, cette attraction nouvelle dont M. Newton passe pour l’inventeur.

 

         Il faut chercher, dit Bacon, s’il n’y aurait point une espèce de force magnétique qui opère entre la terre et les choses pesantes, entre la lune et l’océan, entre les planètes, etc.

 

         En un autre endroit, il dit : il faut ou que les corps graves soient portés vers le centre de la terre, ou qu’ils en soient mutuellement attirés ; et, en ce dernier cas, il est évident que plus les corps, en tombant, s’approcheront de la terre, plus fortement ils s’attireront. Il faut, poursuit-il, expérimenter si la même horloge à poids ira plus vite sur le haut d’une montagne ou au fond d’une mine. Si la force des poids diminue sur la montagne, et augmente dans la mine, il y a apparence que la terre a une vraie attraction (10).

 

         Ce précurseur de la philosophie a été aussi un écrivain élégant, un historien, un bel esprit ; Ses Essais de morale sont très estimés ; mais ils sont faits pour instruire plutôt que pour plaire ; et n’étant ni la satire de la nature humaine comme les Maximes de La Rochefoucauld ; ni l’école du scepticisme comme Montaigne, ils sont moins lus que ces deux livres ingénieux. Sa Vie de Henri VII a passé pour un chef d’œuvre ; mais comment se peut-il faire que quelques personnes osent comparer un si petit ouvrage avec l’histoire de notre illustre de Thou ?

 

         En parlant de ce fameux imposteur Perkins, fils d’un juif converti, qui prit si hardiment le nom de Richard IV, roi d’Angleterre, encouragé par la duchesse de Bourgogne, et qui disputa la couronne à Henri VII, voici comme le chancelier Bacon s’exprime :

 

         « Environ ce temps, le roi Henri fut obsédé d’esprits malins par la magie de la duchesse de Bourgogne, qui évoqua des enfers l’ombre d’Edouard IV pour venir tourmenter le roi Henri. Quand la duchesse de Bourgogne eut instruit Perkins, elle commença à délibérer par quelle région du ciel elle ferait paraître cette comète, et elle résolut qu’elle éclaterait d’abord sur l’horizon de l’Irlande. »

 

         Il me semble que notre sage de Thou ne donne guère dans ce phébus, qu’on prenait autrefois pour du sublime, mais qu’à présent on nomme avec raison galimatias.

 

 

1 – Cette lettre formait la seconde section de l’article BACON dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 En 1734 : « Puis donc que vous exigez que je vous parle des hommes célèbres qu’a portés l’Angleterre, je commencerai par les Bacon, les Locke, les Newton, etc ; les généraux et les ministres viendront à leur tour.

Il faut commencer par le fameux comte de Verulam, connu en Europe sous le nom de Bacon, qui était son nom de famille. Il était fils, etc. » Bacon n’était pas comte de Verulam. Voltaire a corrigé. (G.A.)

 

 

3 – Lettre de Voltaire écrite à Monsieur de Cideville

Ce vendredi 3 Juillet.1733.

 

[…] Je renvoie à Jore la dernière épreuve, avec une petite addition. Je vous supplie de lui dire d’envoyer sur-le-champ au messager, à l’adresse de Demoulin, deux exemplaires complets, afin que je puisse faire l’errata, et marquer les endroits qui exigeront des cartons. Je prévois qu’il y en aura beaucoup. Je me souviens, entre autres, de cet endroit, à l’article BACON : Ses ennemis étaient à Londres ses admirateurs. Il y a, ou il devait y avoir, dans le manuscrit : Ses ennemis étaient à la cour de Londres ; ses admirateurs étaient dans toute l’Europe. De pareilles fautes, quand elles vont à deux lignes, demandent absolument des cartons. (LV)

 

 

4 – On ne lui ôta pas sa dignité de pair, mais son droit de séance à la chambre. (G.A.)

 

5 – Voltaire pratiqua ce lord en France et en Angleterre. Bolingbroke fut son premier maître en philosophie. Voyez, notre Avertissement sur l’Examen important. (G.A.)

 

6 – En 1734 : « Ayant été son ennemi déclaré. » (G.A.)

 

7 – En 1734 : il y avait seulement : « Ce que les universités appelaient la philosophie. » (G.A.)

 

8 – En 1734 : « C’était dans le temps de la plus stupide barbarie. » (G.A.)

 

9 – Anaxagoras. (G.A.)

 

10 – En insérant cette lettre dans le Dictionnaire philosophique comme seconde section de l’article Bacon, les éditeurs de Kehl avaient retranchés cet alinéa et le précédent. (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE XIII. (1)

 

 

Sur M. Locke.

 

 

         Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un logicien plus exact que Locke (2) ; cependant il n’était pas grand mathématicien. Il n’avait jamais pu se soumettre à la fatigue des calculs ni à la sécheresse des vérités mathématiques, qui ne présentent d’abord rien de sensible à l’esprit ; et personne n’a mieux prouvé que lui qu’on pouvait avoir l’esprit géomètre sans le secours de la géométrie. Avant lui de grands philosophes avaient décidé positivement ce que c’est que l’âme de l’homme ; mais, puisqu’ils n’en savaient rien du tout, il est bien juste qu’ils aient tous été d’avis différents.

 

         Dans la Grèce, berceau des arts et des erreurs, et où l’on poussa si loin la grandeur et la sottise de l’esprit humain, on raisonnait comme chez nous sur l’âme. Le divin Anaxagoras, à qui on dressa un autel pour avoir appris aux hommes que le soleil était plus grand que le Péloponèse, que la neige était noire, et que les cieux étaient de pierre, affirma que l’âme était un esprit aérien, mais cependant immortel. Diogène, un autre que celui qui devint cynique après avoir été faux-monnayeur, assurait que l’âme était une portion de la substance même de Dieu, et cette idée au moins était brillante. Epicure la composait de parties comme le corps. Aristote, qu’on a expliqué de mille façons, parce qu’il était inintelligible, croyait, si l’on s’en rapporte à quelques-uns de ses disciples, que l’entendement de tous les hommes était une seule et même substance. Le divin Platon, maître du divin Aristote, et le divin Socrate, maître du divin Platon, disaient l’âme corporelle et éternelle. Le démon de Socrate lui avait appris sans doute ce qui en était. Il y a des gens, à la vérité, qui prétendent qu’un homme qui se vantait d’avoir un génie familier était indubitablement un peu fou ou un peu fripon (3), mais ces gens-là sont trop difficiles.

 

         Quant à nos pères de l’Eglise, plusieurs, dans les premiers siècles, ont cru l’âme humaine, les anges et Dieu corporels.

 

         Le monde se raffine toujours. Saint Bernard, selon l’aveu du P. Mabillon (4), enseigna, à propos de l’âme, qu’après la mort elle ne voyait point Dieu dans le ciel, mais qu’elle conversait seulement avec l’humanité de Jésus-Christ. On ne le crut pas cette fois sur sa parole ; l’aventure de la croisade avait un peu décrédité ses oracles. Mille scolastiques sont venus ensuite, comme le docteur irréfragable (5), le docteur subtil (6), le docteur angélique (7), le docteur séraphique (8) le docteur chérubique, qui tous ont été bien sûrs de connaître l’âme très clairement, mais qui n’ont pas laissé d’en parler comme s’ils avaient voulu que personne n’y entendit rien.

 

         Notre Descartes, né pour découvrir les erreurs de l’antiquité, mais pour y substituer les siennes, et entraîné par cet esprit systématique qui aveugle les plus grands hommes, s’imagina avoir démontré que l’âme était la même chose que l’étendue. Il assura bien que l’on pense toujours, et que l’âme arrive dans le corps pourvue de toutes les notions métaphysiques, connaissant Dieu, l’espace, l’infini, ayant toutes les idées abstraites, remplie enfin de belles connaissances, qu’elle oublie malheureusement en sortant du ventre de la mère.

 

         Le père Malebranche de l’Oratoire, dans ses illusions sublimes, non-seulement n’admet point (9) les idées innées, mais il ne doutait pas que nous ne vissions tout en Dieu, et que Dieu, pour ainsi dire, ne fût notre âme.

 

         Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l’âme, un sage est venu qui en a fait modestement l’histoire. Locke a développé à l’homme la raison humaine comme un excellent anatomiste explique les ressorts du corps humain. Il s’aide partout du flambeau de la physique ; il ose quelquefois parler affirmativement, mais il ose aussi douter. Au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. Il prend un enfant au moment de sa naissance, il suit pas à pas les progrès de son entendement ; il voit ce qu’il a de commun avec les bêtes, et ce qu’il a, au-dessus d’elles ; il consulte surtout son propre témoignage, la conscience de sa pensée. « Je laisse, dit-il, à discuter à ceux qui en savent plus que moi, si notre âme existe avant ou après l’organisation de notre corps ; mais j’avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces âmes grossières qui ne pensent pas toujours, et j’ai même le malheur de ne pas concevoir qu’il soit plus nécessaire à l’âme de penser toujours, qu’au corps d’être toujours en mouvement. »

 

         Pour moi, je me vante de l’honneur d’être en ce point aussi simple que Locke. Personne ne me fera jamais croire que je pense toujours ; et je ne me sens pas plus disposé que lui à imaginer que quelques semaines après ma conception j’étais une fort savante âme, sachant alors mille choses que j’ai oubliées en naissant, et ayant fort inutilement possédé dans l’uterus des connaissances qui m’ont échappé dès que j’ai pu en avoir besoin, et que je n’ai jamais bien pu reprendre depuis.

 

         Locke, après avoir ruiné les idées innées, après avoir bien renoncé à la vanité de croire qu’on pense toujours, ayant bien établi que toutes nos idées nous viennent par les sens, ayant examiné nos idées simples, celles qui sont composées, ayant suivi l’esprit de l’homme dans toutes ses opérations, ayant fait voir combien les langues que les hommes parlent sont imparfaites, et quel abus nous faisons des termes à tout moment ; Locke, dis-je, considère enfin l’étendue, ou plutôt le néant des connaissances humaines. C’est dans ce chapitre qu’il ose avancer modestement ces paroles : Nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non.

 

         Ce discours sage parut à plus d’un théologien une déclaration scandaleuse que l’âme est matérielle et mortelle. Quelques Anglais, dévots à leur manière, sonnèrent l’alarme. Les superstitieux sont dans la société ce que les poltrons sont dans une armée ; ils ont et donnent des terreurs paniques. On cria que Locke voulait renverser la religion : il ne s’agissait pourtant point de religion dans cette affaire ; c’était une question purement philosophique, très indépendante de  la foi et de la révélation ; il ne fallait qu’examiner sans aigreur s’il y a de la contradiction à dire : La matière peut penser, et Dieu peut communiquer la pensée à la matière. Mais les théologiens commencent trop souvent par dire que Dieu est outragé quand on n’est pas de leur avis. C’est trop ressembler aux mauvais poètes, qui croyaient que Despréaux parlait mal du roi parce qu’il se moquait d’eux.

 

         Le docteur Stillingfle (10) s’est fait une réputation de théologien modéré, pour n’avoir pas dit positivement des injures à Locke. Il entra en lice contre lui, mais il fut battu, car il raisonnait en docteur, et Locke en philosophe instruit de la force et de la faiblesse de l’esprit humain, et qui se battait avec des armes dont il connaissait la trempe (11).

 

         Si j’osais parler après M. Locke sur un sujet si délicat, je dirais : Les hommes disputent depuis longtemps sur la nature et sur l’immortalité de l’âme. A l’égard de son immortalité, il est impossible de la démontrer, puisqu’on dispute encore sur sa nature, et qu’assurément il faut connaître à fond un être créé, pour décider s’il est immortel ou non. La raison humaine est si peu capable de démontrer par elle-même l’immortalité de l’âme, que la religion a été obligée de nous la révéler. Le bien commun de tous les hommes demande qu’on croie l’âme immortelle, la foi nous l’ordonne, il n’en faut pas davantage, et la chose est décidée ; il n’en est pas de même de sa nature : il importe peu à la religion de quelle substance soit l’âme, pourvu qu’elle soit vertueuse ; c’est une horloge qu’on nous a donnée à gouverner ; mais l’ouvrier ne nous a pas dit de quoi le ressort de cette horloge est composé.

 

         Je suis corps, et je pense ; je n’en sais pas davantage. Irai-je attribuer à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connais ? Ici tous les philosophes de l’école m’arrêtent en argumentant, et disent : Il n’y a dans le corps que de l’étendue et de la solidité ; et il ne peut avoir que du mouvement et de la figure ; or du mouvement et de la figure, de l’étendue et de la solidité ne peuvent faire une pensée, donc l’âme ne peut pas être matière. Tout ce grand raisonnement tant de fois répété se réduit uniquement à ceci : je ne connais point du tout la matière ; j’en devine imparfaitement quelques propriétés ; or je ne sais point du tout si ces propriétés peuvent être jointes à la pensée ; donc, parce que je ne sais rien du tout, j’assure positivement que la matière ne saurait penser. Voilà nettement la manière de raisonner de l’école. Locke dirait avec simplicité à ces messieurs : Confessez du moins que vous êtes aussi ignorants que moi : votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées, et comprenez-vous mieux comment une substance telle qu’elle soit a des idées ? Vous ne concevez ni la matière ni l’esprit, comment osez-vous assurer quelque chose ?

 

         Le superstitieux vient à son tour et dit qu’il faut brûler pour le bien de leurs âmes ceux qui soupçonnent qu’on peut penser avec la seule aide du corps.

 

         Mais que diraient-ils si c’étaient eux-mêmes qui fussent coupables d’irréligion ? En effet, quel est l’homme qui osera assurer sans une impiété absurde qu’il est impossible au Créateur de donner à la matière la pensée et le sentiment ? Voyez, je vous prie, à quel embarras vous êtes réduits, vous qui bornez ainsi la puissance du Créateur : Les bêtes ont les mêmes organes que nous, les mêmes sentiments, les mêmes perceptions ; elles ont de la mémoire, elles combinent quelques idées. Si Dieu n’a pas pu animer la matière et lui donner le sentiment, il faut de deux choses l’une, ou que les bêtes soient de pures machines, ou qu’elles aient une âme spirituelle.

 

         Il me paraît presque démontré que les bêtes ne peuvent être de simples machines : voici ma preuve. Dieu leur a fait précisément les mêmes organes du sentiment que les nôtres : donc, s’ils ne sentent point, Dieu a fait un ouvrage inutile. Or Dieu, de votre aveu même, ne fait rien en vain ; donc il n’a point fabriqué tant d’organes de sentiment pour qu’il n’y eût point de sentiment ; donc les bêtes ne sont point de pures machines.

 

         Les bêtes, selon vous, ne peuvent pas avoir une âme spirituelle ; donc, malgré vous il ne reste autre chose à dire, sinon que Dieu a donné aux organes des bêtes, qui sont matière, la faculté de sentir et d’apercevoir, laquelle vous appelez instinct dans elles.

 

         Eh ! Qui peut empêcher Dieu de communiquer à nos organes plus déliés cette faculté de sentir, d’apercevoir, et de penser, que nous appelons raison humaine ? De quelque côté que vous vous tourniez, vous êtes obligés d’avouer votre ignorance et la puissance immense du Créateur : ne vous révoltez donc plus contre la sage et modeste philosophie de Locke ; loin d’être contraire à la religion, elle lui servirait de preuve, si la religion en avait besoin ; car quelle philosophie plus religieuse que celle qui, n’affirmant que ce qu’elle conçoit clairement en sachant avouer sa faiblesse, vous dit qu’il faut recourir à Dieu dès qu’on examine les premiers principes ?

 

         D’ailleurs il ne faut jamais craindre qu’aucun sentiment philosophique puisse nuire à la religion d’un pays. Nos mystères ont beau être contraires à nos démonstrations, ils n’en sont pas moins révérés par les philosophes chrétiens, qui savent que les objets de la raison et de la foi sont de différente nature ; jamais les philosophes ne feront une secte de religion. Pourquoi ? C’est qu’ils n’écrivent point pour le peuple, et qu’ils sont sans enthousiasme.

 

         Divisez le genre humain en vingt parts. Il y en a dix-neuf composées de ceux qui travaillent de leurs mains, et qui ne sauront jamais s’il y a eu un Locke au monde ; dans la vingtième partie qui reste, combien trouve-t-on peu d’hommes qui lisent ? Et parmi ceux qui lisent, il y en a vingt qui lisent des romans contre un qui étudie la philosophie ; le nombre de ceux qui pensent est excessivement petit, et ceux-là ne s’avisent pas de troubler le monde.

 

         Ce n’est ni Montaigne, ni Locke, ni Bayle, ni Spinosa, ni Hobbes, ni milord Shaftesbury, ni M. Collins, ni M. Toland, etc., qui ont porté le flambeau de la discorde dans leur patrie : ce sont pour la plupart des théologiens qui, ayant eu d’abord l’ambition d’être chefs de secte, ont eu bientôt celle d’être chefs de parti. Que dis-je ? Tous les livres des philosophes modernes mis ensemble ne feront jamais dans le monde autant de bruit seulement qu’en a fait autrefois la dispute des cordeliers sur la forme de leurs manches et de leur capuchon.

 

 

1 – Cette lettre formait la première section de l’article LOCKE dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – En 1734 : « Que M. Locke. » (G.A.)

 

3 – En 1734 : « Un fou ou un fripon. » (G.A.)

 

4 – Il publia une édition des Œuvres de saint Bernard en 1690. (G.A.)

 

5 – Alexandre Hales.

 

6 – Jean Duns Scot.

 

7 – Saint Thomas d’Aquin.

 

8 – Saint Bonaventure.

 

9 – En 1734, on avait imprimé « non-seulement admit » ; faute typographique dont on se fit une arme contre Voltaire. (G.A.)

 

10 – Né en 1635, mort en 1699. Il fut aumônier de Charles II. (G.A.)

 

11 – Ce qui suit fut supprimé en 1751 ; et les éditeurs de Kehl en ont inséré quelques passages dans la section IX de l’article AME du Dictionnaire philosophique. (G.A.)