Lettres philosophiques - Partie 8

Publié par Love Voltaire

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LETTRE XX. (1)

 

Sur les seigneurs qui cultivent les lettres.

 

 

 

 

 

         Il a été un temps en France où les beaux-arts étaient cultivés par les premiers de l’Etat. Les courtisans surtout s’en mêlaient, malgré la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue, toutes divinités du pays.

 

         Il me paraît qu’on est actuellement à la cour dans un tout autre goût que celui des lettres (2) , peut-être dans peu de temps la mode de penser reviendra-t-elle : un roi n’a qu’à vouloir ; on fait de cette nation-ci tout ce qu’on veut. En Angleterre communément on pense, et les lettres y sont plus en honneur qu’ici. Cet avantage est une suite nécessaire de la forme de leur gouvernement. Il y a à Londres environ huit cents personnes qui ont le droit de parler en public, et de soutenir les intérêts de la nation. Environ cinq ou six mille prétendent au même honneur à leur tour. Tout le reste s’érige en juge de tous ceux-ci ; et chacun peut faire imprimer ce qu’il pense sur les affaires publiques ; ainsi toute la nation est dans la nécessité de s’instruire. On n’entend parler que des gouvernements d’Athènes et de Rome ; il faut bien, malgré qu’on en ait, lire les auteurs qui en ont traité. Cette étude conduit naturellement aux belles-lettres. En général les hommes ont l’esprit de leur état. Pourquoi d’ordinaire nos magistrats, nos avocats, nos médecins, et beaucoup d’ecclésiastiques, ont-il plus de lettres, de goût, et d’esprit, que l’on n’en trouve dans toutes les autres professions ? C’est que réellement leur état est d’avoir l’esprit cultivé, comme celui d’un marchand est de connaître son négoce. Il n’y a pas longtemps qu’un seigneur anglais fort jeune me vint voir à Paris en revenant d’Italie. Il avait fait en vers une description de ce pays-là aussi poliment écrite que tout ce qu’ont fait le comte de Rochester et nos Chaulieu, nos Sarrasin et nos Chapelle.

 

         La traduction que j’en ai faite est si loin d’atteindre à la force et à la bonne plaisanterie de l’original, que je suis obligé d’en demander sérieusement pardon à l’auteur et à ceux qui entendent l’anglais. Cependant, comme je n’ai pas d’autre moyen de faire connaître les vers de milord Harvey (3), les voici dans ma langue :

 

Qu’ai-je donc vu dans l’Italie ?

Orgueil, astuce, et pauvreté,

Grands compliments, peu de bonté,

Et beaucoup de cérémonie,

L’extravagante comédie,

Que souvent l’inquisition (4)

Veut qu’on nomme religion,

Mais qu’ici nous nommons folie.

La nature, en vain bienfaisante,

Veut enrichir ces lieux charmants ;

Des prêtres la main désolante

Etouffe ses plus beaux présents.

Les monsignor, soi-disant grands,

Seuls dans leurs palais magnifiques,

Y sont d’illustres fainéants,

Sans argent et sans domestiques.

Pour les petits, sans liberté,

Martyrs du joug qui les domine,

Ils ont fait vœu de pauvreté,

Priant Dieu par oisiveté,

Et toujours jeûnant par famine.

Ces beaux lieux, du pape bénis,

Semblent habités par les diables,

Et les habitants misérables

Sont damnés dans le paradis.

 

 

         Je ne suis pas de l’avis de milord Harvey. Il y a des pays en Italie qui sont très malheureux, parce que des étrangers s’y battent depuis longtemps à qui les gouvernera ; mais il y en a d’autres où l’on n’est ni si gueux ni si sot qu’il le dit (5).

 

 

1 – Dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl, cette Lettre formait l’article COURTISANS LETTRÉS. (G.A.)

 

2 – L’auteur écrivait en 1727. (G.A.)

 

3 – Ou plutôt, Hervey, qui fut garde des sceaux en 1740. Voltaire l’avait fréquenté à Londres. (G.A.)

 

4 – Il entend sans doute les farces que certains prédicateurs jouent dans les places publiques. – Note de 1734 (G.A.)

 

5 – Au lieu de cet alinéa, on lisait en 1734 :

 

« Peut-être dira-t-on que ces vers sont d’un hérétique ; mais on traduit tous les jours, et même assez mal, ceux d’Horace et de Juvénal, qui avaient le malheur d’être païens. Vous savez bien qu’un traducteur ne doit pas répondre des sentiments de son auteur. Tout ce qu’il peut faire, c’est de prier Dieu pour sa conversion ; et c’est ce que je ne manque pas de faire pour celle de milord. » (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

LETTRE XXI. (1)

 

Sur le comte de Rochester et M. Waller.

 

 

 

 

         Tout le monde connaît la réputation du comte de Rochester (2). M. de Saint-Evremond en a beaucoup parlé ; mais il ne nous a fait connaître du fameux Rochester que l’homme de plaisir, l’homme à bonnes fortunes. Je voudrais faire connaître en lui l’homme de génie et le grand poète. Entre autres ouvrages qui brillaient de cette imagination ardente qui n’appartenait qu’à lui, il a fait quelques satires sur les mêmes sujets que notre célèbre Despréaux avait choisis. Je ne sais rien de plus utile pour se perfectionner le goût que la comparaison des grands génies qui se sont exercés sur les mêmes matières.

 

         Voici comme M. Despréaux parle contre la raison humaine dans sa satire sur l’Homme :

 

Cependant à le voir, plein de vapeurs légères,

Soi-même se bercer de ses propres chimères,

Lui seul de la nature est la base et l’appui,

Et le dixième ciel ne brille que pour lui.

De tous les animaux il est, dit-il, le maître ;

Qui pourrait le nier ? Poursuis-tu. Moi, peut-être…

Ce maître prétendu qui leur donne des lois,

Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois ?

 

 

         Voici à peu près comme s’exprime le comte de Rochester dans sa satire sur l’Homme ; mais il faut que le lecteur se ressouvienne toujours que ce sont ici des traductions libres de poètes anglais, et que la gêne de notre versification et les bienséances délicates de notre langue ne peuvent donner l’équivalent de la licence impétueuse du style anglais :

 

Cet esprit que je hais, cet esprit plein d’erreur,

Ce n’est pas ma raison, c’est la tienne, docteur,

C’est ta raison frivole, inquiète, orgueilleuse,

Des sages animaux rivale dédaigneuse,

Qui croit entre eux et l’ange occuper le milieu,

Et pense être ici-bas l’image de son Dieu.

Vil atome importun, qui croit, doute, dispute,

Rampe, s’élève, tombe, et nie encor sa chute ;

Qui nous dit : je suis libre, en nous montrant ses fers,

Et dont l’œil trouble et faux croit percer l’univers.

Allez révérends fous, bienheureux fanatiques,

Compilez bien l’amas de vos riens scolastiques,

Pères de visions et d’énigmes sacrés,

Auteurs du labyrinthe où vous vous égarez,

Allez obscurément éclaircir vos mystères,

Et courez dans l’école adorer vos chimères.

Il est d’autres erreurs, il est de ces dévots,

Condamnés par eux-mêmes à l’ennui du repos.

Ce mystique encloîtré, fier de son indolence,

Tranquille au sein de Dieu, qu’y peut-il faire ? Il pense.

Non, tu ne penses point, tu végètes, tu dors ;

Inutile à la terre, et mis au rang des morts,

Ton esprit énervé croupit dans la mollesse :

Réveille-toi, sois homme, et sort de ton ivresse.

L’homme est né pour agir, et tu prétends penser ?

 

         Que ces idées soient vraies ou fausses, il est toujours certain qu’elles sont exprimées avec une énergie qui fait le poète.

 

         Je me garderai bien d’examiner la chose en philosophe, et de quitter ici le pinceau pour le compas. Mon unique but est de faire connaître le génie des poètes anglais.

 

         On a beaucoup entendu parler du célèbre Waller (3) en France. La Fontaine, Saint-Evremond, et Bayle, ont fait son éloge ; mais on ne connaît de lui que son nom. Il eut à peu près à Londres la même réputation que Voiture eut à Paris, et je crois qu’il la méritait mieux. Voiture vint dans un temps où l’on sortait de la barbarie, et où l’on était encore dans l’ignorance. On voulait avoir de l’esprit, et on n’en avait pas encore ; on cherchait des tours au lieu de pensées : les faux brillants se trouvent plus aisément que les pierres précieuses. Voiture, né avec un génie frivole et facile, fut le premier qui brilla dans cette aurore de la littérature française. S’il était venu après les grands hommes qui ont illustré le siècle de Louis XIV, il aurait été obligé d’avoir plus que de l’esprit. C’en était assez pour l’hôtel de Rambouillet, et non pour la postérité (4). Despréaux le loue, mais c’est dans ses premières satires ; c’est dans le temps où le goût de Despréaux n’était pas encore formé : il était jeune et dans l’âge où l’on juge des hommes par la réputation, et non point par eux-mêmes. D’ailleurs Despréaux était souvent bien injuste dans ses louanges et dans ses censures. Il louait Segrais, que personne ne lit ; il insultait Quinault, que tout le monde sait par cœur, et il ne dit rien de La Fontaine. Waller, meilleur que Voiture, n’était pas encore parfait. Ses ouvrages galants respirent la grâce ; mais la négligence les fait languir, et souvent les pensées fausses les défigurent. Les Anglais n’étaient pas encore parvenus de son temps à écrire avec correction. Ses ouvrages sérieux sont pleins d’une vigueur qu’on n’attendrait pas de la mollesse de ses autres pièces. Il a fait un éloge funèbre de Cromwell, qui, avec ses défauts, passe pour un chef-d’œuvre. Pour entendre cet ouvrage, il faut savoir que Cromwell mourut le jour d’une tempête extraordinaire.

 

         La pièce commence ainsi :

 

Il n’est plus, c’en est fait, soumettons-nous au sort :

Le ciel a signalé ce jour par des tempêtes,

Et la voix du tonnerre, éclatant sur nos têtes,

Vient d’annoncer sa mort.

Par ses derniers soupirs il ébranle cette île,

Cette île que son bras fit trembler tant de fois,

Quand dans le cours de ses exploits,

Il brisait la tête des rois,

Et soumettait un peuple à son joug seul docile.

Mer, tu t’en es troublée. O mer ! Tes flots émus

Semblent dire en grondant aux plus lointains rivages

Que l’effroi de la terre et ton maître n’est plus.

Tel au ciel autrefois s’envola Romulus,

Tel il quitta la terre au milieu des orages,

Tel  d’un peuple guerrier il reçut les hommages :

Obéi dans sa vie, à sa mort adoré,

Son palais fut un temple, etc.

 

         C’est à propos de cet éloge de Cromwell que Waller fit au roi Charles II cette réponse qu’on trouve dans le dictionnaire de Bayle. Le roi, à qui Waller venait, selon l’usage des rois et des poètes, de présenter une pièce farcie de louanges, lui reprocha qu’il avait fait mieux pour Cromwell. Waller répondit : « Sire, nous autres poètes, nous réussissons mieux  dans les fictions que dans les vérités. » Cette réponse n’était pas si sincère que celle de l’ambassadeur hollandais, qui, lorsque le même roi se plaignait que l’on avait moins d’égards pour lui que pour Cromwell, répondit : « Ah ! Sire, ce Cromwell était tout autre chose. » Il y a des courtisans même en Angleterre, et Waller l’était (5) ; mais je ne considère les gens après leur mort que par leurs ouvrages, tout le reste est anéanti pour moi. Je remarque seulement que Waller, né à la cour avec soixante mille livres de rente, n’eut jamais ni le sot orgueil ni la nonchalance d’abandonner son talent. Les comtes de Dorset et de Roscommon, les deux ducs de Buckingham, milord Halifax, et tant d’autres, n’ont pas cru déroger en devenant de très grands poètes et d’illustres écrivains. Leurs ouvrages leur font plus d’honneur que leur nom. Ils ont cultivé les lettres comme s’ils en eussent attendu leur fortune. Ils ont, de plus, rendu les arts respectables aux yeux du peuple, qui en tout a besoin d’être mené par les grands, et qui pourtant se règle moins sur eux en Angleterre qu’en aucun lieu du monde.

 

 

1 – Cette Lettre formait l’article ROCHESTER ET WALLER du Dictionnaire philosophique, dans l’édition de Kehl. (G.A.)

 

2 – Né en 1648, mort en 1680. (G.A.)

 

3 – Né en 1605, mort en 1687. Il faisait partie à Londres de la société toute française qui se groupait autour de madame Mazarin. (G.A.)

 

4 – En 1734 : « Ou il aurait été inconnu, ou l’on n’aurait parlé de lui que pour le mépriser, ou il aurait corrigé son style. Despréaux, etc » (G.A.)

 

5 – En 1734, au lieu de cette phrase : « Mon but n’est pas de faire un commentaire sur le caractère de Waller ni de personne, mais je ne considère, etc. » (G.A.)