CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 11

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40. – DE VOLTAIRE.

 

23 Janvier 1738.

 

          Je reçois de Berlin une lettre du 26 Décembre. Elle contient deux grands articles. Un, plein de bonté, de tendresse, et d’attention à m’accabler des bienfaits les plus flatteurs. Le second article est un ouvrage bien fort de métaphysique. On croirait que cette lettre est de M. Leibnitz, ou de M. Wolf à quelqu’un de ses amis, mais elle est signée Fédéric. C’est un des prodiges de votre âme, monseigneur ; votre altesse royale remplit avec moi tout son caractère. Elle me lave d’une calomnie ; elle daigne protéger mon honneur contre l’envie, et elle donne des lumières à mon âme.

 

          Je vais donc me jeter dans la nuit de la métaphysique, pour oser combattre contre les Leibnitz, les Wolf, les Frédéric. Me voilà, comme Ajax, ferraillant dans l’obscurité, et je vous crie :

 

Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous :

 

                                                                                     LA MOTTE, Iliade.

 

          Mais avant d’oser entrer en lice, je vais faire transcrire, pour mettre dans un paquet, deux épîtres qui sont le commencement d’une espèce de système de morale que j’avais commencé il y a un an. Il y a quatre Epîtres de faites. Voici les deux premières : l’une roule sur l’Egalité des conditions, l’autre sur la Liberté (1). Cela est peut-être fort impertinent à moi, atome de Cirey, de dire à une tête presque couronnée que les hommes sont égaux, et d’envoyer des injures rimées, contre les partisans du fatum, à un philosophe qui prête un appui si puissant à ce système de la nécessité absolue.

 

          Mais ces deux témérités de ma part prouvent combien votre altesse royale est bonne. Elle ne gêne point les consciences. Elle permet qu’on dispute contre elle ; c’est l’ange qui daigne lutter contre Israël. J’en resterai boiteux, mais n’importe ; je veux avoir l’honneur de me battre.

 

          Pour l’égalité des conditions, je la crois aussi fermement que je crois qu’une âme comme la vôtre serait également bien partout. Votre devise est :

 

Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.

 

Hor., lib. II, Ep. II.

 

 

          Pour la liberté, il y a un peu de chaos dans cette affaire. Voyons si les Clarke, les Locke, les Newton, me doivent éclairer, ou si les Leibnitz, princes ou non, doivent être ma lumière. On ne peut certainement rien de plus fort que tout ce que dit votre altesse royale pour prouver la nécessité absolue. Je vois d’abord que votre altesse royale est dans l’opinion de la raison suffisante de MM. Leibnitz et Wolf. C’est une idée très belle, c’est-à-dire très vraie : car, enfin, il n’y a rien qui n’ait sa cause, rien qui n’ait une raison de son existence. Cette idée exclut-elle la liberté de l’homme ?

 

 

          1.     Qu’entends-je par liberté ? Le pouvoir de penser, et d’opérer des mouvements en conséquence. Pouvoir très borné, comme toutes mes facultés.

 

          2.     Est-ce moi qui pense et qui opère des mouvements ? Est-ce un autre qui fait tout cela pour moi . Si c’est moi, je suis libre ; car être libre c’est agir. Ce qui est passif n’est point libre. Est-ce un autre qui agit pour moi ? Je suis trompé par cet autre, quand je crois être agent.

 

          3.     Quel est cet autre qui me tromperait ? Ou il y a un Dieu, ou non. S’il est un Dieu, c’est lui qui me trompe continuellement. C’est l’Etre infiniment sage, infiniment conséquent, qui sans raison suffisante, s’occupe éternellement d’erreurs opposées directement à son essence, qui est la vérité. S’il n’y a point de Dieu, qui est-ce qui me trompe ? Est-ce la matière, qui d’elle-même n’a pas d’intelligence.

 

          4.     Pour nous prouver, malgré ce sentiment intérieur, malgré ce témoignage que nous nous rendons de notre liberté, pour nous prouver, dis-je, que cette liberté n’existe pas, il faut nécessairement prouver qu’elle est impossible. Cela me paraît incontestable. Voyons comme elle serait impossible.

 

          5.     Cette liberté ne peut être impossible que de deux façons : ou parce qu’il n’y a aucun être qui puisse la donner, ou parce qu’elle est en elle-même une contradiction dans les termes, comme un carré plus long que large est une contradiction. Or, l’idée de la liberté de l’homme ne portant rien en soi de contradictoire, reste à voir si l’Etre infini et créateur est libre, et si, étant libre, il peut donner une petite partie de son attribut à l’homme, comme il lui a donné une petite portion d’intelligence.

 

          6.     Si Dieu n’est pas libre, il n’est pas un agent, donc il n’est pas Dieu. Or, s’il est libre et tout-puissant, il sait qu’il peut donner à l’homme la liberté. Reste donc à savoir quelle raison on aurait de croire qu’il ne nous a pas fait ce présent.

 

          7.     On prétend que Dieu ne nous a pas donné la liberté, parce que, si nous étions des agents, nous serions en cela indépendants de lui : et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous agirions nous-mêmes ? Je réponds à cela deux choses : a) Ce que Dieu fait lorsque les hommes agissent ; ce qu’il faisait avant qu’ils fussent, et ce qu’il fera quand ils ne seront plus ; b) que Son pouvoir n’en est pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette communication qu’il nous a faite d’un peu de liberté ne nuit en rien à sa puissance infinie, puisque elle-même est un effet de sa puissance infinie.

 

          8.     On objecte que nous sommes emportés quelquefois malgré nous ; et je réponds : Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie prouve la santé, et la liberté est la santé de l’âme.

 

          9.     On ajoute que l’assentiment de notre esprit est nécessaire, que la volonté suit cet assentiment ; donc, dit-on, on veut et on agit nécessairement. Je réponds qu’en effet on désire nécessairement ; mais désir et volonté sont deux choses très différentes, et si différentes qu’un homme sage veut et fait souvent ce qu’il ne désire pas. Combattre ses désirs est le plus bel effet de la liberté ; et je crois qu’une des grandes sources du malentendu qui est entre les hommes sur cet article, vient de ce que l’on confond souvent la volonté et le désir.

 

          10. On objecte que, si nous étions libres, il n’y aurait point de Dieu ; je crois, au contraire, que c’est parce qu’il y a un Dieu que nous sommes libres. Car si tout était nécessaire, si ce monde existait par lui-même, d’une nécessité absolue (ce qui fourmille de contradictions), il est certain qu’en ce cas tout s’opérerait par des mouvements liés nécessairement ensemble ; donc il n’y aurait alors aucune liberté ; donc, sans Dieu, point de liberté. Je suis bien surpris des raisonnements échappés, sur cette matière, à l’illustre M. Leibnitz.

 

          11. Le plus terrible argument qu’on ait jamais apporté contre notre liberté, est l’impossibilité d’accorder avec elle la prescience de Dieu. Et quand on me dit : Dieu sait ce que vous ferez dans vingt ans, donc ce que vous ferez dans vingt ans est d’une nécessité absolue, j’avoue que je suis à bout, que je n’ai rien à répondre, et que tous les philosophes qui ont voulu concilier les futurs contingents avec la prescience de Dieu ont été de bien mauvais négociateurs. Il y en a d’assez déterminés pour dire que Dieu peut fort bien ignorer des futurs contingents, à peu près, s’il m’est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fera un général à qui il aura donné carte blanche.

 

          Ces gens-là vont encore plus loin. Ils soutiennent que non seulement ce ne serait point une imperfection dans un Etre suprême, d’ignorer ce que doivent faire librement des créatures qu’il a faites libres ; et qu’au contraire, il semble plus digne de l’Etre suprême de créer des êtres semblables à lui, semblables, dis-je, en ce qu’ils pensent, qu’ils veulent, et qu’ils agissent, que de créer simplement des machines.

 

          Ils ajouteront que Dieu ne peut faire des contradictions, et que peut-être il y aurait de la contradiction à prévoir ce que doivent faire ses créatures, et à leur communiquer cependant le pouvoir de faire le pour et le contre. Car, diront-ils, la liberté consiste à pouvoir agir ou ne pas agir : donc, si Dieu sait précisément que l’un des deux arrivera, l’autre dès lors devient impossible ; donc plus de liberté. Or, ces gens-là admettent une liberté : donc, selon eux, en admettant la prescience, ce serait une contradiction dans les termes.

 

          Enfin ils soutiendront que Dieu doit ignorer ce qu’il est de sa nature d’ignorer ; et ils oseront dire qu’il est de sa nature d’ignorer tout futur contingent, et qu’il ne doit point savoir ce qui n’est pas.

 

          Ne se peut-il pas très bien faire, disent-ils, que du même fonds de sagesse dont Dieu prévoit à jamais les choses nécessaires, il ignore aussi les choses libres ? En serait-il moins le créateur de toutes choses, et des agents libres, et des êtres purement passifs ?

 

          Qui nous a dit, continueront-ils, que ce ne serait pas une assez grande satisfaction pour Dieu de voir comment tant d’êtres libres qu’il a créés dans tant de globes agissent librement ? Ce plaisir, toujours nouveau, de voir comment ses créatures se servent à tous moments des instruments qu’il leur a donnés, ne vaut-il pas bien cette éternelle et oisive contemplation de soi-même, assez incompatible avec les occupations extérieures qu’on lui donne ?

 

          On objecte à ces raisonneurs-là que Dieu voit en un instant l’avenir, le passé, et le présent ; que l’éternité est instantanée pour lui ; mais ils répondront qu’ils n’entendent pas ce langage, et qu’une éternité qui est un instant leur paraît aussi absurde qu’une immensité qui n’est qu’un point.

 

          Ne pourrait-on pas, sans être aussi hardi qu’eux, dire que Dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d’esprit prévoit le parti que prendra, dans une telle occasion, un homme dont il connaît le caractère ? La différence sera qu’un homme prévoit à tort et à travers, et que Dieu prévoit avec une sagacité infinie. C’est le sentiment de Clarke.

 

          J’avoue que tout cela me paraît très hasardé, et que c’est un aveu, plutôt qu’une solution, de la difficulté. J’avoue enfin, monseigneur, qu’on fait contre la liberté d’excellentes objections ; mais on en fait d’aussi bonnes contre l’existence de Dieu ; et comme, malgré les difficultés extrêmes contre la création et la Providence, je crois néanmoins la création et la Providence, aussi je me crois libre (jusqu’à un certain point s’entend), malgré les puissantes objections que vous me faites.

 

          Je crois donc écrire à votre altesse royale, non pas comme à un automate créé pour être à la tête de quelques milliers de marionnettes humaines, mais comme à un être des plus libres et des plus sages que Dieu ait jamais daigné créer.

 

          Permettez-moi ici une réflexion, monseigneur. Sur vingt hommes, il y en a dix-neuf qui ne se gouvernent point par leurs principes ; mais votre âme paraît être de ce petit nombre, plein de fermeté et de grandeur, qui agit comme il pense.

 

          Daignez, au nom de l’humanité, penser que nous avons quelque liberté ; car si vous croyez que nous sommes de pures machines, que deviendra l’amitié dont vous faites vos délices ? De quel prix seront les grandes actions que vous ferez ? Quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que votre altesse royale prendra de rendre les hommes plus heureux et meilleurs ? Comment enfin regarderez-vous l’attachement qu’on a pour vous, les services qu’on vous rendra, le sang qu’on versera pour vous ? Quoi ! Le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu’on ferait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l’eau, et se briser à force de servir ! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage.

 

          Pardonnez à mes arguments, à ma morale, à ma bavarderie. Je ne dirai point que je n’ai pas été libre en disant tout cela. Non, je crois l’avoir écrit très librement, et c’est pour cette liberté que je demande pardon. Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses respects pleins d’admiration aux miens.

 

          Ma dernière lettre était d’un pédant grammairien, celle-ci est d’un mauvais métaphysicien ; mais toutes seront d’un homme éternellement attaché à votre personne. Je suis, etc.

 

 

 

1 – Voyez, les Discours sur l’homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

41. – DU PRINCE ROYAL.

 

A Postdam, le 26 Janvier 1738.

 

          Monsieur, j’espère que vous avez reçu à présent les mémoires sur le gouvernement du czar Pierre, et les vers que je vous ai adressés. Je me suis servi de la voie d’un capitaine de mon régiment, nommé Ploetz, qui est à Lunéville, et qui, apparemment, n’aura pas pu vous les remettre plus tôt, à cause de quelques absences, ou bien faute d’avoir trouvé une bonne occasion.

 

          Je sais que je ne risque rien en vous confiant des pièces secrètes et curieuses. Votre discrétion et votre prudence me rassurent sur tout ce que j’aurais à craindre. Si je vous ai averti de l’usage que vous devez faire de ces mémoires sur la Moscovie, mon intention n’a été que de vous faire connaître la nécessité où l’on est d’employer quelques ménagements en traitant des matières de cette délicatesse. La plupart des princes ont une passion singulière pour les arbres généalogiques : c’est une espèce d’amour-propre qui remonte jusqu’aux ancêtres les plus reculés, et qui les intéresse à la réputation non seulement de leurs parents en droite ligne, mais encore de leurs collatéraux. Oser dire qu’il y a parmi leurs prédécesseurs des hommes peu vertueux, et par conséquent fort méprisables, c’est leur faire une injure qu’ils ne pardonnent jamais ; et malheur à l’auteur profane qui a eu la témérité d’entrer dans le sanctuaire de leur histoire, et de divulguer l’opprobre de leur maison ! Si cette délicatesse s’étendait à maintenir la réputation de leurs ancêtres du côté maternel, encore pourrait-on trouver des raisons valables pour leur inspirer un zèle aussi ardent ; mais de prétendre que cinquante ou soixante aïeux aient tous été les plus honnêtes gens du monde, c’est renfermer la vertu dans une seule famille, et faire une grande injure au genre humain.

 

          J’eus l’étourderie de dire une fois assez inconsidérément, en présence d’une personne, que monsieur un tel avait fait une action indigne d’un cavalier : il se trouva, pour mon malheur, que celui dont j’avais parlé si librement était le cousin germain de l’autre, qui s’en formalisa beaucoup. J’en demandai la raison, on m’en éclaircit ; et je fut obligé de passer par tout un détail généalogique, pour reconnaître en quoi consistait ma sottise. Il ne me restait d’autre ressource qu’à sacrifier à la colère de celui que j’avais offensé tous mes parents qui ne méritaient point de l’être. On m’en blâma fort ; mais je me justifiai en disant que tout homme d’honneur, tout honnête homme était mon parent, et que je n’en reconnaissais point d’autres.

 

          Si un particulier se sent si grièvement offensé de ce que qu’on peut dire de mal de ses parents, à quel emportement une souveraine ne se livrerait-elle pas, si elle apprenait le mal qu’on dit d’un parent qui lui est respectable, et dont elle tient toute sa grandeur (1) ?

 

          Je me sens très peu capable de censurer vos ouvrages. Vous leur imprimez un caractère d’immortalité auquel il n’y a rien à ajouter ; et, malgré l’envie que j’ai de vous être utile, je sens bien que je ne pourrai jamais vous rendre le service que la servante de Molière lui rendait lorsqu’il lui lisait ses ouvrages.

 

          Je vous ai dit mes sentiments que la tragédie de Mérope, qui, selon le peu de connaissance que j’ai du théâtre et des règles dramatiques, me paraît la pièce la plus régulière que vous ayez faite. Je suis persuadé qu’elle vous fera plus d’honneur qu’Alzire. Je vous prierai de m’envoyer la correction des fautes de copiste que je vous indique (2).

 

          J’essaierai de la voie de Trèves, selon que vous me le marquez, et j’espère que vous aurez soin de vous faire remettre mes lettres de Trèves à Cirey, et d’avertir le maître de poste du soin qu’il doit prendre de cette correspondance.

 

          Vous me parlez d’une manière qui me fait entendre qu’il ne vous serait pas désagréable de recevoir quelques pièces de musique de ma façon. Ayez la bonté de me marquer combien de personnes vous avez pour l’exécution, afin que, sachant leur nombre et en quoi consistent leurs talents, je puisse vous envoyer des pièces propres à leur usage. Je vous enverrais la Lecouvreur en cantate,

 

Que vois-je ! Quel objet ! Quoi ! Ces lèvres charmantes, etc. (3).

 

mais je crains de réveiller en vous le souvenir d’un bonheur qui n’est plus. Il faut, au contraire, arracher l’esprit de dessus les objets lugubres. Notre vie est trop courte pour nous abandonner au chagrin ; à peine avons-nous le temps de nous réjouir : aussi ne vous enverrai-je que de la musique joyeuse.

 

         L’indiscret Thieriot a trompetté dans les quatre parties du monde que j’avais adressé une lettre en vers à madame de La Popelinière. Si ces vers avaient été passables, ma vanité n’aurait pas manqué de vous en importuner au plus vite ; mais la vérité est qu’ils ne valent rien. Je me suis bien repenti de leur avoir fait voir le jour.

 

          Je voudrais bien pouvoir vivre dans un climat tempéré. Je voudrais bien mériter d’avoir des amis tels que vous, d’être estimé des gens de bien ; je renoncerais volontiers à ce qui fait l’objet principal de la cupidité et de l’ambition des hommes ; mais je sens trop que si je n’étais pas prince, je serais peu de chose. Votre mérite vous suffit pour être estimé, pour être envié, et pour vous attirer des admirations. Pour moi, il me faut des titres, des armoiries, et des revenus, pour attirer sur moi les regards des hommes.

 

          Ah ! mon cher ami, que vous avez raison d’être satisfait de votre sort ! Un grand prince, étant au moment de tomber entre les mains de ses ennemis, vit ses courtisans en pleurs, et qui se désespéraient autour de lui ; il dit ce peu de paroles, qui enferment un grand sens : Je sens à vos larmes que je suis encore roi.

 

          Que ne vous dois-je point de reconnaissance pour toutes les peines que je vous coûte ! Vous m’instruisez sans cesse, vous ne vous lassez point de me donner des préceptes. En vérité, monsieur, je serais bien ingrat si je ne sentais pas tout ce que vous faites pour moi. Je m’appliquerai à présent à mettre en pratique toutes les règles que vous avez voulu me donner, et je vous prierai encore de ne vous point lasser à force de me corriger.

 

          J’ai cherché plus d’une fois pourquoi les Français, si amateurs des nouveautés, ressuscitaient de nos jours le langage antique de Marot. Il est certain que la langue française n'était pas, à beaucoup près, aussi polie qu’elle l’est à présent. Quel plaisir une oreille bien née peut-elle trouver à des sons rudes comme le sont ceux de ces vieux mots oncques, prou, la machine publique, accoutrements, etc., etc. ?

 

          On trouverait étrange, à Paris, si quelqu’un paraissait vêtu comme du temps de Henri IV, quoique cet habillement pût être tout aussi bon que le moderne. D’où vient, je vous prie, que l’on veut parler et qu’on aime à rajeunir la langue contemporaine de ces modes qu’on ne peut plus souffrir ? Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cette langue est peu entendue à présent, que celle qu’on parle de nos jours est beaucoup plus correcte et beaucoup meilleure, qu’elle est susceptible de toute la naïveté de celle de Marot, et qu’elle a des beautés auxquelles l’autre n’osera jamais prétendre. Ce sont là, selon moi, des effets du mauvais goût et de la bizarrerie des caprices. Il faut avouer que l’esprit humain est une étrange chose !

 

          Me voilà sur le point de m’en retourner chez moi pour me vouer à l’étude, et pour reprendre la philosophie, l’histoire, la poésie, et la musique. Pour la géométrie, je vous avoue que je la crains, elle sèche trop l’esprit. Nous autres Allemands ne l’avons que trop sec ; c’est un terrain ingrat qu’il faut cultiver, arroser sans cesse pour qu’il produise.

 

          Assurez la marquise du Châtelet de toute mon estime ; dites à Emilie que je l’admire au possible. Pour vous, monsieur, vous devez être persuadé de l’estime parfaite que j’ai pour vous. Je vous le répète encore, je vous estimerai tant que je vivrai, étant, avec ces sentiments d’amitié que vous savez inspirer à tous ceux qui vous connaissent, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Frédéric veut parler ici de l’impératrice de Russie, Anne Ivanowna. (G.A.)

2 – On n’a pas la note de Frédéric sur Mérope. (G.A.)

3 – Voyez, aux POÈMES, la Mort de mademoiselle Lecouvreur. (G.A.)

 

 

 

 

 

42. – DU PRINCE ROYAL.

 

A Remusberg, le 4 Février 1738.

 

          Monsieur, je suis bien fâché que l’histoire du czar et mes mauvais vers se soient fait attendre si longtemps. Vous en rêvez de meilleurs que je n’en fais les yeux ouverts ; et si dans la foule il s’en trouve de passables, c’est qu’ils seront volés, ou imités d’après les vôtres. Je travaille comme ce sculpteur qui, lorsqu’il fit la Vénus de Médicis, composa les traits de son visage et les proportions de son corps d’après les plus belles personnes de son temps. C’étaient des pièces de rapport ; mais si ces dames lui eussent redemandé, l’une ses yeux, l’autre sa gorge, une autre son tour de visage, que serait-il resté à la pauvre Vénus du statuaire ?

 

          Je vous avoue que le parallèle de ma vie et de celle de la cour (1) m’a peu coûté ; vous lui donnez plus de louanges qu’il n’en mérite. C’est plutôt une relation de mes occupations qu’une pièce poétique, ornée d’images qui lui conviennent. J’ai pensé ne pas vous l’envoyer, tant j’en ai trouvé le style négligé.

 

          J’attends, avec bien de l’impatience, les vers qu’Emilie veut bien se donner la peine de composer. Je suis  toujours sûr de gagner au troc ; et, si j’étais cartésien, je tirerais une grande vanité d’être la cause occasionnelle des bonnes productions de la marquise. On dit que, lorsqu’on fait des dons aux princes, ils les rendent au centuple ; mais ici c’est tout le contraire ; je vous donne de la mauvaise monnaie, et vous me rendez des marchandises inestimables. Qu’on est heureux d’avoir affaire à un esprit comme le vôtre, ou comme celui d’Emilie ! C’est un fleuve qui se déborde, et qui fertilise les campagnes sur lesquelles il se répand.

 

          Il ne me serait pas difficile de faire ici l’énumération de tous les sujets de reconnaissance que vous m’avez donnés, et j’aurais une infinité de choses à dire du Mondain, de sa Défense, de l’Ode à Emilie (2) , et d’autres pièces, et de l’incomparable Mérope. Ce sont de ces présents que vous seul êtes en état de faire.

 

          Vous ne sauriez croire à quel point vos vers rabaissent mon amour-propre ; il n’y a rien qui tienne contre eux.

 

          Je suis dans le cas de ces Espagnols établis au Mexique, qui fondent une vanité fort singulière sur la beauté de leur peau bise et de leur teint olivâtre. Que deviendraient-ils s’ils voyaient une beauté européane, un teint brillant des plus belles couleurs, une peau dont la finesse est comme celle de ces vernis qui couvrent les peintures, et laissent entrevoir jusqu’aux traits du pinceau les plus subtils ? Leur orgueil, ce me semble, se trouverait sapé par le fondement ; et je me trompe fort, ou les miroirs de ces ridicules Narcisses seraient cassés avec dépit et avec emportement.

 

          Vous me paraissez satisfait des mémoires du czar Pierre Ier que je vous ai envoyés, et je le suis de ce que j’ai pu vous être de quelque utilité. Je me donnerai tous les mouvements nécessaires pour vous faire avoir les particularités des aventures de la czarine, et la vie du czarovitz que vous me demandez. Vous ne serez pas satisfait de la manière dont ce prince a fini ses jours, la férocité et la cruauté de son père ayant mis fin à sa triste destinée.

 

          Si l’on voulait se donner la peine d’examiner, à tête reposée, le bien et le mal que le czar a faits dans son pays, de mettre ses bonnes et mauvaises qualités dans la balance, de les peser, et de juger ensuite de lui sur celles de ses qualités qui l’emporteraient, on trouverait peut-être que ce prince a fait beaucoup de mauvaises actions brillantes, qu’il a eu des vices héroïques, et que ses vertus ont été obscurcies et éclipsées par une foule innombrable de vices. Il me semble que l’humanité doit être la première qualité d’un homme raisonnable. S’il part de ce principe, malgré ses défauts, il n’en peut arriver que du bien. Mais, si au contraire un homme n’a que des sentiments barbares et inhumains, il se peut bien qu’il fasse quelque bonne action ; mais sa vie sera toujours souillée par ses crimes.

 

          Il est vrai que les histoires sont en partie les archives de la méchanceté des hommes ; mais en offrant le poison, elles offrent aussi l’antidote. Nous voyons dans l’histoire quantité de méchants princes, des tyrans, des monstres, et nous les voyons tous haïs de leurs peuples, détestés de leurs voisins, et en abomination dans tout l’univers. Leur nom seul devient une injure ; et c’est un opprobre à la réputation des vivants que d’être apostrophés du nom de ces morts.

 

          Peu de personnes sont insensibles à leur réputation : quelques méchants qu’ils soient, ils ne veulent pas qu’on les prenne pour tels ; et, malgré qu’on en ait, ils veulent être cités comme des exemples de vertu et de probité, et d’hommes héroïques. Je crois qu’avec de semblables dispositions, la lecture de l’histoire, et les monuments qu’elle nous laisse de la mauvaise réputation de ces monstres que la nature a produits, ne peut que faire un effet avantageux sur l’esprit des princes qui les lisent : car, en regardant les vices comme des actions qui dégradent et qui ternissent la réputation, le plaisir de faire du bien doit paraître si pur, qu’il n’est pas possible de n’y être point sensible.

 

          Un homme ambitieux ne cherche point dans l’histoire l’exemple d’un ambitieux qui a été détesté ; et quiconque lira la fin tragique de César apprendra à redouter les suites de la tyrannie. De plus, les hommes se cachent, autant qu’ils peuvent, la noirceur et la méchanceté de leur cœur. Ils agissent indépendamment des exemples ; et d’ailleurs, si un scélérat veut autoriser ses crimes par des exemples, il n’a pas besoin (ceci soit dit à l’honneur de notre siècle) de remonter jusqu’à l’origine du monde pour en trouver ; le genre humain corrompu en présente tous les jours de plus récents, et qui par là même en ont plus de force. Enfin, il n’y a qu’à être un homme pour être en état de juger de la méchanceté des hommes de tous les siècles. Il n’est pas étonnant que vous n’ayez pas fait les mêmes réflexions (3).

 

Ton âme, de tout temps à la vertu nourrie,

Cherche ses aliments dans la philosophie,

Et sur l’art d’enchaîner tous ces tyrans fougueux

Qui déchirent les cœurs des humains malheureux.

Tranquille au haut des cieux, où nul mortel t’égale,

Le vice est à tes yeux comme une terre australe.

 

          Mon impatience n’est pas encore contentée sur l’arrivée de Césarion et du Siècle de Louis-le-Grand. La goutte les arrête en chemin. Il faut, à la vérité, savoir se passer des agréments dans la vie, quoique j’espère que mon attente ne durera guère, et que ce Jason me rendra dans peu possesseur de cette toison d’or tant désirée et tant attendue.

 

          Vous pouvez vous attendre, et je vous le promets, à toute la sincérité et à toute la franchise de ma part sur vos ouvrages. Mes doutes sont des espèces d’interrogatoires qui vous obligent à la justice de m’instruire.

 

          Je vous prie d’assurer l’incomparable Emilie de l’estime dont je suis pénétré pour elle. Mais je m’aperçois que je finis mes lettres par des salutations aux sœurs, comme saint Paul avait coutume de conclure ses épîtres, quoique je sois persuadé que, ni sous l’économie de l’ancienne Loi, ni sous celle du nouveau Testament, il n’y eût d’Iduméenne qui valût la centième partie d’Emilie. Quant à l’estime, l’amitié et la considération que j’ai pour vous, elles ne finiront jamais, étant, monsieur, votre très fidèlement ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Dans l’Epître sur la retraite. (G.A.)

2 – Sur le Fanatisme. (G.A.)

3 – Frédéric réfute ici les paradoxes produits par Voltaire dans la lettre n° 38, sur la manière d’écrire l’histoire des princes. (G.A.)

 

 

 

 

 

43. – DE VOLTAIRE.

 

5 Février.

 

Prince, cet anneau magnifique (1),

Est plus cher à mon cœur qu’il ne brille à mes yeux,

L’anneau de Charlemagne et celui d’Angélique

Etaient des dons moins précieux :

Et celui d’Hans-Carvel (2), s’il faut que je m’explique,

Est le seul que j’aimasse mieux.

 

 

          Votre altesse royale m’embarrasse fort, monseigneur, par ses bontés ; car j’ai bientôt une autre tragédie (3) à lui envoyer ; et quelque honneur qu’il y ait à recevoir des présents de votre main, je voudrais pourtant que cette nouvelle tragédie servît, s’il se peut, à payer la bague, au lieu de paraître en briguer une nouvelle.

 

          Pardon de ma poétique insolence, monseigneur ; mais comment voulez-vous que mon courage ne soit un peu enflé ? Vous me donnez votre suffrage : voilà, monseigneur, la plus flatteuse récompense ; et je m’en tiens si bien à ce prix, que je ne crois pas vouloir en tirer un autre de ma Mérope. Votre altesse royale me tiendra lieu du public. Car c’est assez pour moi que votre esprit mâle et digne de votre rang ait approuvé une pièce française sans amour. Je ne ferai pas l’honneur à notre parterre et à nos loges de leur présenter un ouvrage qui condamne trop ce goût frelaté et efféminé, introduit parmi nous. J’ose penser, d’après le sentiment de votre altesse royale, que tout homme qui ne se sera pas gâté le goût par ces élégies amoureuses que nous nommons tragédies, sera touché de l’amour maternel qui règne dans Mérope ; mais nos Français sont malheureusement si galants et si jolis, que tous ceux qui ont traité de pareils sujets les ont toujours ornés d’une petite intrigue entre une jeune princesse et un fort aimable cavalier. On trouve une partie carrée tout établie dans l’Electre de Crébillon, pièce remplie d’ailleurs d’un tragique très pathétique. L’Amadis de Lagrange, qui est le sujet de Mérope, est enjolivé d’un amour très bien tourné. Enfin voilà notre goût général ; Corneille s’y est toujours asservi. Si César (4) vient en Egypte, c’est pour y voir une reine adorable : et Antoine lui répond : Oui, seigneur, je l’ai vue, elle est incomparable. Le vieux Martian, le ridé Sertorius, sainte Pauline, sainte Théodore la prostituée, sont amoureux (5).

 

          Ce n’est pas que l’amour ne puisse être une passion digne du théâtre ; mais il faut qu’il soit tragique, passionné, furieux, cruel, et criminel, horrible si l’on veut, et point du tout galant.

 

          Je supplie votre altesse royale de lire la Mérope italienne du marquis Maffei ; elle verra que, toute différente qu’elle est de la mienne, j’ai du moins le bonheur de me rencontrer avec lui dans la simplicité du sujet, et dans l’attention que j’ai eue de n’en pas partager l’intérêt par une intrigue étrangère. C’est une occupation digne d’un génie comme le vôtre, que d’employer son loisir à juger les ouvrages de tous pays : voilà la vraie monarchie universelle ; elle est plus sûre que celle où les maisons d’Autriche et de Bourbon ont aspiré. Je ne sais encore si votre altesse royale a reçu mon paquet et la lettre de madame la marquise du Châtelet, par la voie de M. Ploetz. Je vous quitte, monseigneur, pour aller vite travailler au nouvel ouvrage dont j’espère amuser, dans quelques semaines, le Trajan et le Mécène du Nord.

 

          Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, monseigneur, de votre altesse royale, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre n° 37. (G.A.)

2 – Voyez les Contes de La Fontaine. (G.A.)

3 – Sans doute Zulime. (G.A.)

4 – Dans la Mort de Pompée. (G.A.)

5 – Personnages de Héraclius, Polyeucte, Sertorius, Théodore, tragédies de Corneille. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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