ODE : Note de M. MORZA sur l'ode

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NOTE DE M. MORZA SUR L’ODE.

 

 

 

(1)

 

 

 

          La princesse à qui on a élevé ce monument en méritait un plus beau, et les monstres dont on daigne parler à la fin de cette ode méritent une punition plus sévère.

 

          Dans les beaux jours de la littérature, il y avait, à la vérité, de plats critiques comme aujourd’hui. Claveret écrivait contre Corneille ; Subligny et Visé attaquaient toutes les pièces de Racine ; chaque siècle a eu ses Zoïles et ses Garasses ; mais on ne vit jamais que dans nos jours une troupe infâme de délateurs vomir hardiment leurs impostures, et en inventer encore de nouvelles quand les premières ont été confondues ; cabaler insolemment, attaquer la gloire ; porter l’audace de la calomnie jusqu’à les accuser de penser en secret tout le contraire de ce qu’ils écrivent en public, et vouloir rendre odieux, par leurs imputations, le nom respectable de philosophe.

 

          La manie de ces délations a été poussée au point de dire et d’imprimer que les philosophes sont dangereux dans un Etat.

 

          Et qui sont ces hardis délateurs ? Tantôt c’est un pédant jésuite (2) qui compromet la société dont il est, et qui ose parler de morale, tandis que ses confrères sont accusés et punis d’un parricide ; tantôt c’est le factieux auteur d’une gazette nommée Ecclésiastique (3), qui, pour quelques écus par mois, a calomnié les Buffon, les Montesquieu, et jusqu’à un ministre d’Etat (M. d’Argenson) auteur d’un livre excellent (4) sur une partie du droit public C’est une troupe d’écrivains affamés qui se vantent de défendre le christianisme à quinze sous par tome, qui accusent d’irréligion le sage et savant auteur (5) des Essais sur Paris, et qui enfin sont forcés de lui demander pardon juridiquement.

 

          C’est surtout le misérable auteur d’un libelle intitulé l’Oracle des Philosophes, qui prétend avoir été admis à la table d’un homme (6) qu’il n’a jamais vu, et dans l’antichambre duquel il ne serait pas souffert, qui se vante d’avoir été dans un château, lequel n’a jamais existé ; et qui, pour prix du bon accueil qu’il dit avoir reçu dans cette seule maison en sa vie divulgue les secrets qu’il suppose lui avoir été confiés dans cette maison … Ce poisson nommé Guyon, se donne ainsi lui-même de gaieté de cœur pour un malhonnête homme. N’ayant point d’honneur à perdre, il ne songe qu’à regagner, par le débit d’un mauvais libelle, l’argent qu’il a perdu à l’impression de ses mauvais livres. L’opprobre le couvre, et il ne le sent pas ; il ne sent que le dépit honteux de n’avoir pu même vendre son libelle. C’est donc à cet excès de turpitude qu’on est parvenu dans le métier d’écrivain !

 

          Ces valets de libraires, gens de la lie du peuple et de la lie des auteurs, les derniers des écrivains inutiles, et par conséquent les derniers des hommes, sont ceux qui ont attaqué le roi, l’Etat et l’Eglise, dans leurs feuilles scandaleuses écrites en faveur des convulsionnaires  Ils fabriquent leurs impostures, comme les filous commettent leurs larcins, dans les ténèbres de la nuit, changeant continuellement de nom et de demeure, associés à des recéleurs, fuyant à tout moment la justice, et, pour comble d’horreur, se couvrant du manteau de la religion, et, pour comble de ridicule se persuadant qu’ils lui rendent service.

 

          Ces deux partis, le janséniste et le moliniste, si fameux longtemps dans Paris, et si dédaignés dans l’Europe, fournissent des deux côtés les plumes vénales dont le public est si fatigué ; ces champions de la folie, que l’exemple des sages et les soins paternels du souverain n’ont pu réprimer, s’acharnent l’un contre l’autre avec toute l’absurdité de nos siècles de barbarie, et tout le raffinement d’un temps également éclairé dans la vertu et dans le crime ; et après s’être ainsi déchirés, ils se jettent sur les philosophes ; ils attaquent la raison, comme des brigands réunis volent un honnête homme pour partager ses dépouilles.

 

          Qu’on me montre dans l’histoire du monde entier un philosophe qui ait ainsi troublé la paix de sa patrie : en est-il un seul depuis Confucius jusqu’à nos jours, qui ait été coupable, je ne dis pas de cette rage de parti et de ces excès monstrueux, mais de la moindre cabale contre les puissances, soit séculières, soit ecclésiastiques ? Non, il n’y en eut jamais, et il n’y en aura jamais. Un philosophe fait son premier devoir d’aimer son prince et sa patrie ; il est attaché à sa religion, sans s’élever outrageusement contre celles des autres peuples ; il gémit de ces disputes insensées et fatales qui ont coûté autrefois tant de sang, et qui excitent aujourd’hui tant de haines. Le fanatique allume la discorde et le philosophe l’éteint. Il étudie en paix la nature ; il paie gaiement les contributions nécessaires à l’Etat ; il regarde ses maîtres comme les députés de Dieu sur la terre, et ses concitoyens comme ses frères : bon mari, bon père, bon maître, il cultive l’amitié ; il sait que, si l’amitié est un besoin de l’âme, c’est le plus noble besoin des âmes les plus belles ; que c’est un contrat entre les cœurs, contrat plus sacré que s’il était écrit, et qui nous impose les obligations les plus chères : il est persuadé que les méchants ne peuvent aimer.

 

          Ainsi le philosophe, fidèle à tous ses devoirs, se repose sur l’innocence de sa vie. S’il est pauvre, il rend la pauvreté respectable ; s’il est riche, il fait de ses richesses un usage utile à la société. S’il fait des fautes, comme tous les hommes en font, il s’en repent et il se corrige. S’il a écrit librement dans sa jeunesse, comme Platon, il cultive la sagesse comme lui dans un âge avancé ; il meurt en pardonnant à ses ennemis et en implorant la miséricorde de l’Être suprême.

 

          Qu’il soit du sentiment de Leibnitz, sur les monades et sur les indiscernables, ou du sentiment de ses adversaires ; qu’il admette les idées innées, avec Descartes, ou qu’il voie tout dans le Verbe, avec Malebranche  qu’il croie au plein, qu’il croie au vide, ces innocentes distractions exercent son esprit et ne peuvent nuire en aucun temps à aucun homme. Mais plus il est éclairé, plus les esprits contentieux et absurdes redoutent son mépris ; et voilà la source secrète et véritable de cette persécution qu’on a suscitée quelquefois aux plus pacifiques et aux plus estimables des mortels. Voilà pourquoi les factieux, les enthousiastes, les fourbes, les pédants orgueilleux ont si souvent étourdi le monde de leurs clameurs ; ils ont frappé à toutes les portes ; ils ont pénétré chez les personnes les plus respectables ; ils les ont séduites, ils ont animé la vertu même contre la vertu ; et un sage a été quelquefois tout étonné d’avoir persécuté un sage.

 

          Quand l’évêque irlandais Berkeley se fut trompé sur le calcul différentiel, et que le célèbre Jurin eut confondu son erreur, Berkeley écrivit que les géomètres n’étaient pas chrétiens ; quand Descartes fut accusé juridiquement d’athéisme ; dès que ce même philosophe eut adopté les idées innées, nos théologiens l’anathématisèrent  pour s’être écarté de l’opinion d’Aristote et de l’axiome de l’école : Que rien n’est dans l’entendement qui n’ait été dans les sens. Cinquante ans après, la mode changea ; ils traitèrent de matérialistes ceux qui revinrent à l’ancienne opinion d’Aristote  et de l’école.

 

          A peine Leibnitz eut-il proposé son système, rédigé depuis dans la Théodicée, que mille voix crièrent qu’il introduisait le fatalisme, qu’il renversait la créance de la chute de l’homme, qu’il détruisait les fondements de la religion chrétienne. D’autres philosophes ont-ils combattu le système de Leibnitz, on leur a dit : Vous insultez la Providence.

 

          Lorsque milord Shaftesbury assura que l’homme était né avec l’instinct de la bienveillance pour ses semblables, on lui imputa de nier le péché originel. D’autres ont-ils écrit que l’homme est né avec l’instinct de l’amour-propre, on leur a reproché de détruire toute vertu.

 

Ainsi, quelque parti qu’ait pris un philosophe, il a toujours été en butte à la calomnie, fille de cette jalousie secrète dont tant d’hommes sont animés, et que personne n’avoue. Enfin, de quoi pourra-t-on s’étonner, depuis que le jésuite Hardouln a traité d’athées les Pascal, les Nicole, les Arnault et les Malebranche ?

 

Qu’on fasse ici une réflexion. Les Romains, ce peuple le plus religieux de la terre, nos vainqueurs, nos maîtres, et nos législateurs, ne connurent jamais la fureur absurde qui nous dévore ; il n’y a pas dans l’histoire romaine un seul exemple d’un citoyen romain opprimé pour ses opinions ; et nous, sortis à peine de la barbarie, nous avons commencé à nous acharner les uns contre les autres, les pensées des anciens. Enfin, depuis les combats des réalistes et des nominaux, depuis Ramus assassiné par les écoliers de l’université de Paris pour venger Aristote, jusqu’à Galilée emprisonné, et jusqu’à Descartes banni d’une ville batave, il y a de quoi gémir sur les hommes, et de quoi se déterminer à les fuir.

 

Ces coups ne paraissent d’abord tomber que sur un petit nombre de sages obscurs dédaignés ou écrasés pendant leur vie par ceux qui ont acheté des dignités à prix d’or ou à prix d’honneur ; mais il est trop certain que si vous rétrécissez le génie, vous abâtardissez bientôt une nation entière. Qu’était l’Angleterre avant la reine Elisabeth, dans le temps qu’on employait l’autorité sur la prononciation de l’epsilon ? L’Angleterre était alors la dernière des nations policées en fait d’arts utiles et agréables, sans aucun bon livre, sans manufactures, négligeant jusqu’à l’agriculture, et très faible même dans sa marine ; mais dès qu’on laissa un libre essor au génie, les Anglais eurent des Spencer, des Shakespeare, des Bacon, et enfin des Locke et des Newton.

 

On sait que tous les arts sont frères, que chacun d’eux en éclaire un autre, et qu’il en résulte une lumière universelle. C’est par ces mutuels secours que le génie de l’invention s’est communiqué de proche en proche ; c’est par là qu’enfin la philosophie a secouru la politique, en donnant de nouvelles vues pour les manufactures, pour les finances, pour la construction des vaisseaux. C’est par là que les Anglais sont parvenus à mieux cultiver la terre qu’aucune nation, et à s’enrichir par la science de l’agriculture comme par celle de la marine ; le même génie entreprenant et persévérant, qui leur fait fabriquer des draps plus forts que les nôtres, leur fait aussi écrire des livres de philosophie plus profonds. La devise du célère ministre d’Etat Walpole, fari quœ sentiat,est la devise des philosophes anglais. Ils marchent plus ferme et plus loin que nous effleurons. Il y a tel livre français qui nous étonne par sa hardiesse, et qui paraîtrait écrit avec timidité, s’il était confronté avec ce que vingt auteurs anglais ont écrit sur le même sujet.

 

Pourquoi l’Italie, la mère des arts, de qui nous avons appris à lire a-t-elle langui près de deux cents ans dans une décadence déplorable ? C’est qu’il n’a pas été permis jusqu’à nos jours à un philosophe italien d’oser regarder la vérité à travers son télescope ; de dire, par exemple, que le soleil est au centre de notre monde, et que le blé ne pourrit point dans la terre pour y germer. Les Italiens ont dégénéré jusqu’au temps de Muratori et de ses illustres contemporains. Ces peuples ingénieux ont craint de penser ; les Français n’ont osé penser qu’à demi ; et les Anglais, qui ont volé jusqu’au ciel, parce qu’on ne leur a point coupé les ailes, sont devenus les précepteurs des nations. Nous leur devons tout, depuis les lois primitives de la gravitation, depuis le calcul de l’infini, et la connaissance précise de la lumière, si vainement combattue, jusqu’à la nouvelle charrue et à l’insertion de la petite-vérole, combattues encore.

 

Il faudrait savoir un peu mieux distinguer le dangereux et l’utile, la licence et la sage liberté, abandonner l’école à son ridicule et respecter la raison. Il a été plus facile aux Hérules, aux Vandales, aux Goths et au Francs, d’empêcher la raison de naître qu’il ne le serait aujourd’hui de lui ôter sa force quand elle est née. Cette raison épurée, soumise à la religion et à la loi, éclaire enfin ceux qui abusent de l’une et de l’autre ; elle pénètre lentement, mais sûrement ; et au bout d’un demi-siècle une nation est surprise de ne plus ressembler à ses barbares ancêtres.

 

Peuple nourri dans l’oisiveté et dans l’ignorance, peuple si aisé à enflammer et si difficile à instruire, qui courez des farces du cimetière de Saint-Médard aux farces de la Foire ; qui vous passionnez tantôt pour un Quesnel, tantôt pour une actrice de la comédie italienne ; qui élevez une statue en un jour, et le lendemain la couvrez de boue ; peuple qui dansez et chantez en murmurant, sachez que vous vous seriez égorgé sur la tombe du diacre ou sous-diacre Pâris, et dans vingt autres occasions aussi belles, si les philosophes n’avaient, depuis environ soixante ans, adouci un peu les mœurs, en éclairant les esprits par degrés ; sachez que ce sont eux (et eux seuls) qui ont éteint enfin les bûchers, et détruit les échafauds où l’on immolait autrefois et le prêtre Jean Juss, et le moine Savonarole, et le chancelier Thomas Morus, et le conseiller Anne du Bourg, et le médecin Michel Servet, et l’avocat général de Hollande Barneveld, et la maréchale d’Ancre, et le pauvre Morin, qui n’était qu’un imbécile, et Vanini même, qui n’était qu’un fou argumentant contre Aristote, et tant d’autres victimes enfin dont les noms seuls feraient un immense volume : registre sanglant de la plus infernale superstition et de la plus abominable démence (1761 et 1759.)

 

 

 

Note de M. Morza sur l'ode

 

1 – C’est sous ce pseudonyme que Voltaire a donné encore les notes sur les Lois de Minos, sur les Cabales, et sur le Dialogue de Pégase et du Vieillard. (G.A.)

 

2 – Le Père Berthier. Voyez aux FACÉTIES, la Relation de la maladie, etc. de ce jésuite.

 

3 – Journal janséniste dont l’auteur gardait l’anonyme. (G.A.)

 

4 – Considérations sur le gouvernement de la France. (G.A.)

 

5 – Saint-Foix. Voyez aux FACÉTIES, la Préface des facéties parisiennes. (G.A.)

 

6 – Voltaire lui-même. (G.A.)

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