ODE : Sur la mort de S.A.S Madame la princesse de Bareith

Publié le par loveVoltaire

ODE-sur-la-mort-de-la-princesse-de-Bareith.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

SUR LA MORT

 

DE S.A.S. MADAME LA PRINCESSE DE BAREITH.

 

 

 

- 1759 –

 

(1)

 

___________

 

 

 

 

 

Lorsqu’en des tourbillons de flamme et de fumée

Cent tonnerres d’airain, précédés des éclairs,

De leurs globes brûlants renversent une armée,

Quand de guerriers mourants les sillons sont couverts,

Tous ceux qu’épargna la foudre,

Voyant rouler dans la poudre

Leurs compagnons massacrés,

Sourds à la Pitié timide,

Marchent d’un pas intrépide

Sur leurs membres déchirés.

 

Ces féroces humains, plus durs, plus inflexibles,

Que l’acier qui les couvre au milieu des combats,

S’étonnent à la fin de devenir sensibles,

D’éprouver la pitié qu’ils ne connaissaient pas,

Lors la mort en silence

D’un pas terrible s’avance

Vers un objet pleins d’attraits,

Quand ces yeux qui dans les âmes

Lancaient les plus douces flammes

Vont s’éteindre pour jamais.

 

Une famille entière, interdite, éplorée,

Se presse en gémissant vers un lit de douleurs ;

La victime l’attend, pâle, défigurée,

Tendant une main faible à ses amis en pleurs.

Tournant en vain la paupière

Vers un reste de lumière

Quelle gémit de trouver,

Elle présente sa tête !

La faux redoutable est prête,

Et la Mort va la lever.

 

Le coup part, tout s’éteint ; c’en est fait, il ne reste

De tant de dons heureux, de tant d’attraits si chers,

De ces sens animés d’une flamme céleste,

Qu’un cadavre glacé, la pâture des vers.

Ce spectacle lamentable,

Cette perte irréparable,

Vous frappe d’un coup plus fort

Que cent mille funérailles,

De ceux qui, dans les batailles,

Donnaient et souffraient la mort.

 

O Bareith ! ô vertus ! ô grâces adorées,

Femme sans préjugés, sans vice et sans erreur,

Quand la mort t’enleva de ces tristes contrées,

De ce séjour de sang, de rapine et d’horreur,

Les nations acharnées

De leurs haines forcenées

Suspendirent les fureurs ;

Les discordes s’arrêtèrent ;

Tous les peuples s’accordèrent

A t’honorer de leurs pleurs.

 

De la douce Vertu tel est le sûr empire ;

Telle est la digne offrande à tes mânes sacrés.

Vous qui n’êtes que grands, vous qu’un flatteur admire,

Vous traitons-nous ainsi lorsque vous expirez ?

La mort que Dieu vous envoie

Est le seul moment de joie

Qui console nos esprits.

Emportez, âmes cruelles,

Ou nos haines éternelles,

Ou nos éternels mépris.

 

Mais toi dont la vertu fut toujours secourable,

Toi dans qui l’héroïsme égala la bonté,

Qui pensais en grand homme, en philosophe aimable,

Qui de ton sexe enfin n’avais que la beauté,

Si ton insensible cendre

Chez les morts pouvait entendre

Tous ces cris de notre amour,

Tu dirais dans ta pensée :

Les dieux m’ont récompensée,

Quand ils m’ont ôté le jour.

 

C’est nous, tristes humains, nous qui sommes à plaindre,

Dans nos champs désolés et sous nos boulevards,

Condamnés à souffrir, condamnés à tout craindre

Des serpents de l’Envie et des fureurs de Mars.

Les peuples foulés gémissent,

Les arts, les vertus périssent,

On assassine les rois ;

Tandis que l’on ose encore,

Dans ce siècle que j’abhorre,

Parler de mœurs et de lois !

 

Hélas ! qui désormais dans une cour paisible

Retiendra sagement la Superstition,

Le sanglant Fanatisme et l’Athéisme horrible,

Enchaînés sous les pieds de la Religion ?

Qui prendra pour son modèle

La loi pure et naturelle

Que Dieu grava dans nos cœurs ?

Loi sainte, aujourd’hui proscrite

Par la fureur hypocrite

D’ignorants persécuteurs !

 

Des tranquilles hauteurs de la philosophie

Ta pitié contemplait avec des yeux sereins

Ces fantômes changeants du songe de la vie,

Tant de travaux détruits, tant de projets si vains ;

Ces factions indociles

Qui tourmentent dans nos villes

Nos citoyens obstinés :

Ces intrigues si cruelles

Qui font des cours les plus belles

Un séjour d’infortunés.

 

Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage :

Oh combien tu plaignais l’infâme oisiveté

De ces esprits sans goût, sans force, et sans courage,

Qui meurent pleins de jours, et n’ont point existé !

La vie est dans la pensée :

Si l’âme n’est exercée,

Tout son pouvoir se détruit ;

Ce flambeau sans nourriture

N’a qu’une lueur obscure,

Plus affreuse que la nuit.

 

Illustres meurtriers, victimes mercenaires,

Qui, redoutant la honte et maîtrisant la peur,

L’un par l’autre animés aux combats sanguinaires,

Fuiriez si vous l’osiez, et mourez par honneur ;

Une femme, une princesse,

Dans sa tranquille sagesse

Du sort dédaignant les coups,

Souffrant ses maux sans se plaindre,

Voyant la mort sans la craindre,

Etait plus brave que vous.

 

Mais qui célébrera l’amitié courageuse,

Première des vertus, passion des grands cœurs,

Feu sacré dont brûla ton âme généreuse,

Qui s’épurait encore au creuset des malheurs ?

Rougissez âmes communes,

Dont les diverses fortunes

Gouvernent les sentiments,

Frêles vaisseaux sans boussole,

Qui tournez au gré d’Eole,

Plus légers que ses enfants.

 

Cependant elle meurt, et Zoïle respire !

Et des lâches Séjans un lâche imitateur

A la vertu tremblante insulte avec empire ;

Et l’hypocrite en paix sourit au délateur !

Le troupeau faible des sages,

Dispersé par les orages,

Va périr sans successeurs ;

Leurs noms, leurs vertus s’oublient,

Et les enfers multiplient

La race des oppresseurs.

 

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre,

Dans ce palais des arts où les sons de ta voix

Contre les préjugés osaient se faire entendre,

Et de l’humanité faisaient parler les droits ;

Mais, dans ta noble retraite,

Ta voix, loin d’être muette,

Redouble ses chants vainqueurs,

Sans flatter les faux critiques,

Sans craindre les fanatiques,

Sans chercher des protecteurs.

 

Vils tyrans des esprits, vous serez mes victimes,

Je vous verrai pleurer à mes pieds abattus ;

A la postérité je peindrai tous vos crimes

De ces mâles crayons dont j’ai peint les vertus.

Craignez ma main raffermie :

A l’opprobre, à l’infamie,

Vos noms seront consacrés,

Comme le sont à la gloire

Les enfants de la Victoire

Que ma muse a célébrés.

 

 

 

 

 

ODE sur la mort de la princesse de Bareith

 

 

1 – Voyez sur cette ode faite à la mémoire de la sœur du roi de Prusse, la note qui la suit, et la CORRESPONDANCE de Voltaire avec Frédéric, fin de 1758 et commencement de 1759. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Odes

Commenter cet article