CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 85

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345 – DE VOLTAIRE

 

 

Le 30 Mars 1759.

 

 

Quoique tout le monde soit en armes et en alarmes, j’ai pourtant reçu tous les paquets de votre majesté. L’épître à sa béatitude madame l’abbesse de Quedlimbourg (1), sur sa sacrée majesté le Hasard, a bien un grand fonds de vérité ; et si cette épître était rabotée, je la regarderais comme le meilleur de vos ouvrages, et le plus philosophique. Il me paraît, par la date, que votre majesté s’amusa à faire ces vers quelques jours avant notre belle aventure de Rosbach. Certainement vous étiez le seul alors en Allemagne qui fissiez des vers. Le Hasard n’a pas été pour nous. Je pense que celui qui met ses bottes à quatre heures du matin a un grand avantage au jeu contre celui qui monte en carrosse à midi. Je souhaite passionnément que tout ce jeu finisse, et que vos jours soient aussi tranquilles qu’ils sont brillants. Votre majesté daigne n’être pas mécontente du tribut de louange et de regret que j’ai payé à la mémoire de la plus respectable princesse qui fût au monde. Il est vrai que mon cœur dicta l’éloge assez vite ; la réflexion l’a corrigé lentement. Pardonnez, mais voici encore une strophe que je soumets à votre jugement. Je n’avais pas, ce me semble, assez parlé du courage avec lequel cette digne princesse a fini sa vie :

 

 

Illustres meurtriers, victimes mercenaires,

Qui, redoutant la honte et surmontant la peur.

Animés l’un par l’autre aux combats sanguinaires,

Fuiriez, si vous l’osiez, et mourez par honneur ;

Une femme, une princesse,

Qui dédaigna la mollesse,

Qui du sort soutint les coups,

Et qui vit d’une âme égale

Venir son heure fatale,

Etait plus brave que vous (2).

 

 

Sort soutint fait une cacophonie désagréable ; venir me paraît faible. Je ne trouve pas mieux ; et j’avoue qu’après l’art de gagner des batailles, celui de faire des vers est le plus difficile.

 

Fuiriez, si vous l’osiez ; parlez pour vous, messieurs, dira votre majesté ; et moi chétif, je soutiens que si César se trouvait seul pendant la nuit exposé incognito à une batterie de canon, et qu’il n’y eût d’autre moyen de sauver sa vie qu’en se mettant dans un tas de fumier, ou dans quelque chose de mieux, on y trouverait, le lendemain matin, Caïus Julius César plongé jusqu’au cou.

 

Cette lettre trouvera peut-être votre majesté à quelque batterie, mais non pas dans un tas de fumier. Heureux ceux qui sont sur leur fumier, comme moi !

 

Recevez avec bonté, sire, les respects et les folies du vieux Suisse.

 

 

1 – La princesse Amélie. (G.A.)

 

2 – Cette strophe a été corrigée depuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

346 – DU ROI

 

 

Bolekelhain, le 11 Avril 1759.

 

 

 

Distinguez, je vous prie, les temps où les ouvrages ont été faits. Les Tristes d’Ovide et l’Art d’aimer ne sont pas contemporains. Mes élégies ont leur temps marqué par l’affreuse catastrophe qui laissera un trait enfoncé dans mon cœur autant que mes yeux seront ouverts. Les autres pièces ont été faites dans des intervalles qui se trouvent toujours, quelque vive que soit la guerre. Je me sers de toutes mes armes contre mes ennemis ; je suis comme le porc-épic qui, se hérissant, se défend de toutes ses pointes. Je n’assure pas que les miennes soient bonnes ; mais il faut faire usage de toutes ses facultés, telles qu’elles sont, et porter des coups à ses adversaires, les mieux assénés que l’on peut.

 

Il semble qu’on ait oublié dans cette guerre-ci ce que c’est que les bons procédés et la bienséance. Les nations les plus policées font la guerre en bêtes féroces. J’ai honte de l’humanité ; j’en rougis pour le siècle. Avouons la vérité : les arts et la philosophie ne se répandent que sur le petit nombre ; la grosse masse, le peuple, et le vulgaire de la noblesse, reste ce que la nature l’a fait, c’est-à-dire de méchants animaux.

 

Quelque réputation que vous ayez, mon cher Voltaire, ne pensez pas que les housards autrichiens connaissent votre écriture. Je puis vous assurer qu’ils se connaissent mieux en eau-de-vie qu’en beaux vers et en célèbres auteurs.

 

Nous allons commencer dans peu une campagne qui sera pour le moins aussi rude que la précédente. Le prince Ferdinand (1) épaule bien ma droite. Dieu sait quelle en sera l’issue. Mais de quoi je puis vous assurer positivement, c’est qu’on ne m’aura pas à bon marché, et que, si je succombe, il faudra que l’ennemi se fraie par un carnage affreux le chemin à ma destruction.

 

Adieu ; je vous souhaite tout ce qui me manque. FÉDÉRIC.

 

N.B. On dit qu’on a brûlé (2) à Paris votre poème de la Loi naturelle, la Philosophie du bon sens (3) et l’Esprit, ouvrage d’Helvétius. Admirez comme l’amour-propre se flatte : je tire une espèce de gloire que la même époque de la guerre que la France me fait devienne celle qu’on fait à Paris au bon sens.

 

 

1 – Ferdinand de Brunswick. (G.A.)

 

2 – L’arrêt est du 6 Février 1759. (G.A.)

 

3 – Par d’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

 

347 – DU ROI

 

 

A Landshut, le 18 Avril 1759.

 

 

 

Vos lettres m’ont été rendues sans que housards, ni Français, ni autres barbares, les aient ouvertes. L’on peut écrire tout ce que l’on veut, et très impunément, sans avoir cent soixante mille hommes, pourvu qu’on ne fasse rien imprimer. Et souvent on fait imprimer des choses plus fortes que je n’en ai jamais écrit ni n’en écrirai, sans qu’il en arrive le moindre mal à l’auteur ; témoin votre Pucelle (1). Pour moi, je n’écris que pour me dissiper.

 

          Tout homme qui n’est pas né Français, ou habitué depuis longtemps à Paris, ne saurait posséder la langue au degré de perfection si nécessaire pour faire de bons vers ou de la prose élégante. Je me rends assez de justice sur ce sujet, et je suis le premier à apprécier mes misères à leur juste valeur ; mais cela m’amuse et me distrait : voilà le seul mérite de mes ouvrages. Vous avez trop de connaissances et trop de goût pour applaudir à d’aussi faibles talents.

 

L’éloquence et la poésie demandent toute l’application d’un homme ; mon devoir m’oblige de m’appliquer à présent et très sérieusement à autres choses. En considérant tout cela, vous devez avouer que des amusements aussi frivoles ne doivent entrer en aucune considération.

 

Je ne me moque de personne ; mais je me sens piqué contre des ennemis qui veulent m’écraser autant qu’il est en deux. Et certainement je ne suis pas condamnable d’employer toutes les armes de mon arsenal pour me défendre et pour leur nuire. Après l’acharnement cruel qu’ils ont témoigné contre moi, il n’est plus temps de les ménager.

 

Je vous félicite d’être encore gentilhomme ordinaire du Bien-Aimé (2). Ce ne sera pas sa patente qui vous immortalisera ; vous ne devrez votre apothéose qu’à la Henriade, à l’Œdipe, à Brutus, Sémiramis, Mérope, le Duc de Foix, etc., etc. Voilà ce qui fera votre réputation tant qu’il y aura des hommes sur la terre qui cultiveront les lettres, tant qu’il y aura des personnes de goût et des amateurs du talent divin que vous possédez.

 

Pour moi, je pardonne en faveur de votre génie toutes les tracasseries que vous m’avez faites à Berlin, tous les libelles de Leipsick, et toutes les choses que vous avez dites ou fait imprimer contre moi, qui sont fortes, dures, et en grand nombre, sans que j’en conserve la moindre rancune.

 

Il n’en est pas de même de mon pauvre président, que vous avez pris en grippe. J’ignore s’il fait des enfants ou s’il crache les poumons. Cependant on ne peut que lui applaudir s’il travaille à la propagation de l’espèce, lorsque toutes les puissances de l’Europe font des efforts pour la détruire.

 

Je suis accablé d’affaires et d’arrangements. La campagne va s’ouvrir incessamment. Mon rôle est d’autant plus difficile qu’il ne m’est pas permis de faire la moindre sottise, et qu’il faut me conduire prudemment et avec sagesse huit grands mois de l’année. Je ferai ce que je pourrai, mais je trouve la tâche bien dure. Adieu. FÉDÉRIC.

 

 

P.S. – Si les vers que je vous ai envoyés paraissent, je n’en accuserai que vous. Votre lettre prélude sur le bel usage que vous en voulez faire ; et ce que vous avez écrit à Catt (3) ne me satisfait pas ; mais c’est au reste de quoi je m’embarrasse très peu.

 

 

1 – Elle avait paru depuis trois ans, malgré Voltaire. (G.A.)

 

2 – Louis XV. (G.A.)

 

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

348 – DU ROI

 

 

A Landshut, le 22 Avril 1759.

 

 

 

Je vous ai envoyé mes vers à ma sœur Amélie, comme l’esquisse d’une épître. Je n’ai ni l’esprit assez libre, ni assez de temps pour faire quelque chose de fini. Et d’ailleurs, quelques inadvertances, quelques crimes de lèse-majesté contre Vaugelas ou d’Olivet, ne doivent pas vous surprendre. Le moyen d’écrire purement en Allemagne et de ne pas commettre des fautes d’ignorance et contre l’usage, quand je vois tant de poètes français, domiciliés à Paris, dont les ouvrages en fourmillent ! Je remarque de plus qu’il faut avoir un bon critique qui nous fasse observer les fautes que l’amour-propre nous voile, qui marque les endroits faibles et défectueux. Je vois assez bien les négligences des autres, et dans la composition je demeure aveugle sur les miennes. Voilà comme les hommes sont faits.

 

Votre nouvelle strophe de cette funeste ode est belle. Je passerai les petites bagatelles qui vous arrêtent. Ne dites pas que Marsyas juge Apollon ; si je m’escrime avec vous de poésie.

 

Au lieu de du sort soutient les coups, on peut mettre affronte les coups ; et au lieu de venir son heure fatale, approcher l’heure fatale.

 

J’avoue que son heure fatale vaut mieux que l’heure fatale ; c’est à vous d’en juger.

 

Pour l’ode, en général elle est très belle. Voici les difficultés qu’un ignorant vous propose. Vous le confondrez peut-être, fondé sur l’autorité des d’Olivet, des Quarante, et de toute la république.

 

 

Quand la mort qu’ils ont bravée

Dans cette foule abreuvée

Du sang qu’ils ont répandu.

 

Dans cette foule abreuvée,amphibologie : est-ce la mort ou la foule qui est abreuvée ? j’entends bien votre idée ; mais un grand poète comme vous ne doit point avoir recours à un commentaire pour expliquer sa pensée.

 

Ve strophe. Je fus battu à Hockirk dans le moment que ma digne sœur expirait.

 

VIe strophe, admirable ; VIIe, VIIIe, excellentes ; IXe, de même. La dernière partie de la Xe ne répond pas au commencement.

 

La stupide ignorance ; les Midas, les Homère, les Zoïles, sont étrangers au sujet de l’ode, et ne servent là que de remplissage. Il s’agit de ma sœur, et non d’Homère ni de Zoïle.

 

Strophe XIe, bonne ; XII e, qui font des cours les plus belles, infâme cheville. Le sens finit, qui font des cours ; les plus belles, n’est qu’un remplissage sans beauté, digne de Mœvius et non pas de Virgile. Cela demande absolument une correction, cela est lâche et faible.

 

Strophe XIIIe : Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage ; la répétition de toujours est sans grâce. Si moi, écolier, je devais corriger ce vers, je suerai sang et eau ; mais Voltaire n’est pas Voltaire en vain. C’est à lui à y donner plus de force. Lueur obscure plus affreuse que la nuit ; cela est digne des ténèbres visibles de Milton, dont l’auteur de la Henriade s’est tant moqué.

 

Les Strophes XIVe et XVe sont admirables. (1).

 

Je crois vous voir à la lecture de ma lettre. Quel écolier ! direz-vous ; qu’il fasse premièrement de bons vers, et qu’ensuite il se mêle de reprendre ceux des autres. Mais je vous le dis encore : je ne vois goutte aux miens, je les trouve souvent faibles ; mais je n’ai pas le talent de les faire meilleurs. D’ailleurs, ne prenez jamais pour juge de vos vers un général d’armée qui se trouve vis-à-vis de l’ennemi : c’est le moment où l’on est le moins traitable.

 

J’ai dérangé le projet de campagne de M. Daun et des Français, sans presque remuer de ma place. Je suis occupé à présent à d’autres sottises de cette espèce ; et tant que cette chienne de vie durera, ne croyez pas trouver en moi un critique indulgent. On prend l’esprit de son métier ; et dans ces moments d’alarmes je fais main basse, si je peux, sur l’ennemi, et sur tous les vers qui ne me plaisent pas, hormis les miens.

 

Adieu, ermite suisse : ne vous fâchez pas contre Don Quichotte, qui jetait au feu les vers de l’Arioste, qui ne valaient pas les vôtres, et ayez quelque indulgence pour un censeur germanique, qui vous écrit des fins fonds de la Silésie. FÉDÉRIC.

 

 

1 – La plupart de ces strophes n’ont plus le même rang dans la forme définitive de l’ode. (G.A.)

 

 

 

FREDERIC DE PRUSSE - Partie 85

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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