DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : O comme OVIDE

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

O comme OVIDE.

 

 

 

 

 

          Les savants n’ont pas laissé de faire des volumes pour nous apprendre au juste dans quel coin de terre Ovide Nason fut exilé par Octave Cépias surnommé Auguste. Tout ce qu’on en sait, c’est que né à Sulmone, et élevé à Rome, il passa dix ans sur la rive droite du Danube, dans le voisinage de la mer Noire. Quoiqu’il appelle cette terre barbare, il ne faut pas se figurer que ce fût un pays de sauvages. On y faisait des vers. Cotys, petit roi d’une partie de la Thrace, fit des vers gètes pour Ovide. Le poète latin apprit le gète, et fit aussi des vers dans cette langue. Il semble qu’on aurait dû entendre des vers grecs dans l’ancienne patrie d’Orphée ; mais ces pays étaient alors peuplés par des nations du Nord, qui parlaient probablement un dialecte tartare, une langue approchant de l’ancien slavon. Ovide ne semblait pas destiné à faire des vers tartares. Le pays des Tomites, où il fut relégué, était une partie de la Mésie, province romaine entre le mont Hémus et le Danube. Il est situé au quarante-quatrième degré et demi, comme les plus beaux climats de la France ; mais les montagnes qui sont au sud, et les vents du nord et de l’est qui soufflent du Pont-Euxin, le froid et l’humidité des forêts et du Danube, rendaient cette contrée insupportable à un homme né en Italie : aussi Ovide n’y vécut-il pas longtemps ; il y mourut à l’âge de soixante années. Il se plaint dans ses élégies, du climat, et non des habitants :

 

 

Quos ego, cum loca sim vestra perosus, amo.

 

 

          Ces peuples le couronnèrent de laurier, et lui donnèrent des privilèges qui ne l’empêchèrent pas de regretter Rome. C’était un grand exemple de l’esclavage des Romains et de l’extinction de toutes les lois, qu’un homme né dans une famille équestre, comme Octave, exilât un homme d’une famille équestre, et qu’un citoyen de Rome envoyât d’un mot un autre citoyen chez les Scythes. Avant ce temps il fallait un plébiscite, une loi de la nation, pour priver un Romain de sa patrie. Cicéron, exilé par une cabale, l’avait été du moins avec les formes des lois.

 

          Le crime d’Ovide était incontestablement d’avoir vu quelque chose de honteux dans la famille d’Octave :

 

 

Cur aliquid vidi, cur noxia lumina feci ?

 

 

          Les doctes n’ont pas décidé s’il avait vu Auguste avec un jeune garçon plus joli que ce Mannius dont Auguste dit qu’il n’avait point voulu, parce qu’il était trop laid ; ou s’il avait vu quelque écuyer entre les bras de l’impératrice Livie, que cet Auguste avait épousée grosse d’un autre , ou s’il avait vu cet empereur Auguste occupé avec sa fille ou sa petite-fille ; ou enfin s’il avait vu cet empereur Auguste faisant quelque chose de pis, torra tuentibus hircis. Il est de la plus grande probabilité qu’Ovide surprit Auguste dans un inceste. Un auteur presque contemporain, nommé Minutianus Apuleius, dit : « Pulsum quoque in exilium quod Augusti incestum vidisset. »

 

          Octave Auguste prit le prétexte du livre innocent de l’Art d’aimer, livre très décemment écrit, et dans lequel il n’y a pas un mot obscène, pour envoyer un chevalier romain sur la mer Noire. Le prétexte était ridicule. Comment Auguste, dont nous avons encore des vers remplis d’ordures, pouvait-il sérieusement exiler Ovide à Tomes, pour avoir donné à ses amis, plusieurs années auparavant, des copies de l’Art d’aimer ? Comment avait-il le front de reprocher à Ovide un ouvrage écrit avec quelque modestie, dans le temps qu’il approuvait les vers où Horace prodigue tous les termes de la plus infâme prostitution, et le futuo, et le mentula, et le cunnus ? Il y propose indifféremment ou une fille lascive, ou un beau garçon qui renoue sa longue chevelure, ou une servante, ou un laquais : tout lui est égal. Il ne lui manque que la bestialité. Il y a certainement de l’impudence à blâmer Ovide quand on tolère Horace. Il est clair qu’Octave alléguait une très méchante raison, n’osant parler de la bonne. Une preuve qu’il s’agissait de quelque stupre, de quelque inceste, de quelque aventure secrète de la sacrée famille impériale, c’est que le bouc de Caprée, Tibère, immortalisé par les médailles de ses débauches, Tibère, monstre de lascivité comme de dissimulation, ne rappela point Ovide. Il eut beau demander grâce à l’auteur des proscriptions et à l’empoisonneur de Germanicus, il resta sur les bords du Danube.

 

          Si un gentilhomme hollandais, ou polonais, ou suédois, ou anglais, ou vénitien, avait vu par hasard un stathouder, ou un roi de la Grande-Bretagne, ou un roi de Suède, ou un roi de Pologne, ou un doge, commettre quelque gros péché ; si ce n’était pas même par hasard qu’il l’eût vu ; s’il en avait cherché l’occasion ; si enfin il avait l’indiscrétion d’en parler ; certainement ce stathouder, ou ce roi, ou ce doge, ne seraient pas en droit de l’exiler.

 

          On peut faire à Ovide un reproche presque aussi grand qu’à Auguste et qu’à Tibère, c’est de les avoir loués. Les éloges qu’il leur prodigue sont si outrés, qu’ils exciteraient encore aujourd’hui l’indignation, s’il les eût donnés à des princes légitimes ses bienfaiteurs ; mais il les donnait à des tyrans, et à ses tyrans. On pardonne de louer un peu trop un prince qui vous caresse, mais non pas de traiter en dieu un prince qui vous persécute. Il eût mieux valu cent fois s’embarquer sur la mer Noire, et se retirer en Perse par les Palus-Méotides, que de faire ses Tristes, de Ponto. Il eût appris le persan aussi aisément que le gète, et aurait pu du moins oublier le maître de Rome chez le maître d’Ecbatane. Quelque esprit dur dira qu’il y avait encore un parti à prendre ; c’était d’aller secrètement à Rome, s’adresser à quelques parents de Brutus et de Cassius, et de faire une douzième conspiration contre Octave ; mais cela n’était pas dans le goût élégiaque.

 

          Chose étrange que les louanges ! Il est bien clair qu’Ovide souhait de tout son cœur que quelque Brutus délivrât Rome de son Auguste, et il lui souhaite en vers l’immortalité !

 

          Je ne reproche à Ovide que ses Tristes. Bayle lui fait son procès sur sa philosophie du chaos, si bien exposée dans le commencement des Métamorphoses :

 

 

Ante mare et terras, et quod tegit omnia cœlum,

Unus erat toto naturæ vultus in orbe.

 

 

          Bayle traduit ainsi ces premiers vers : « Avant qu’il y eût un ciel, une terre, et une mer, la nature était un tout homogène. » Il y a dans Ovide : « La face de la nature était la même dans tout l’univers. » Cela ne veut pas dire que tout fût homogène, mais que ce tout hétérogène, cet assemblage de choses différentes, paraissait le même ; unus vultus.

 

          Bayle critique tout le chaos. Ovide, qui n’est dans ses vers que le chantre de l’ancienne philosophie, dit que les choses molles et dures, les légères et les pesantes, étaient mêlées ensemble :

 

 

Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus.

 

OVID., Met., I. I., v. 20.

 

 

          Et voici comme Bayle raisonne contre lui :

 

« Il n’y a rien de plus absurde que de supposer un chaos qui a été homogène pendant toute une éternité, quoiqu’il eût les qualités élémentaires, tant celles qu’on nomme altératrices, qui sont la chaleur, la froideur, l’humidité, et la sécheresse, que celles qu’on nomme motrices, qui sont la légèreté et la pesanteur : celle-là cause du mouvement en haut, celle-ci du mouvement en bas. Une matière de cette nature ne peut point être homogène, et doit contenir nécessairement toutes sortes d’hétérogénéités. La chaleur et la froideur, l’humidité et la sécheresse, ne peuvent pas être ensemble sans que leur action et leur réaction les tempère et les convertisse en d’autres qualités qui font la forme des corps mixtes ; et comme ce tempérament se peut faire selon les diversités innombrables de combinaisons, il a fallu que le chaos renfermât une multitude incroyable d’espèces de composés. Le seul moyen, de le concevoir homogène serait de dire que les qualités altératrices des éléments se modifièrent au même degré dans toutes les molécules de la matière, de sorte qu’il y avait partout précisément la même tiédeur, la même mollesse, la même odeur, la même saveur, etc. Mais ce serait ruiner d’une main ce que l’on bâtit de l’autre ; ce serait, par une contradiction dans les termes, appeler chaos l’ouvrage le plus régulier, le plus merveilleux en sa symétrie, le plus admirable en matière de proportions qui se puisse concevoir. Je conviens que le goût de l’homme s’accommode mieux d’un ouvrage diversifié que d’un ouvrage uniforme ; mais nos idées ne laissent pas de nous apprendre que l’harmonie des qualités contraires, conservée uniformément dans tout l’univers, serait une perfection aussi merveilleuse que le partage inégal qui a succédé au chaos. Quelle science, quelle puissance ne demanderait pas cette harmonie uniforme répandue dans toute la nature ? Il ne suffirait pas de faire entrer dans chaque mixte la même quantité de chacun des quatre ingrédients ; il faudrait y mettre des uns plus, des autres moins, selon que la force des uns est plus grande ou plus petite pour agir que pour résister ; car on sait que les philosophes partagent dans un degré différent l’action et la réaction aux qualités élémentaires. Tout bien compté, il se trouverait que la cause qui métamorphosa le chaos l’aurait tiré, non pas d’un état de confusion et de guerre, comme on le suppose, mais d’un état de justesse, qui était la chose du monde la plus accomplie, et qui, par la réduction à l’équilibre des forces contraires, le tenait dans un repos équivalent à la paix. Il est donc constant que, si les poètes veulent sauver l’homogénéité du chaos, il faut qu’ils effacent tout ce qu’ils ajoutent concernant cette confusion bizarre des semences contraires, et ce  mélange indigeste, et ce combat perpétuel des principes ennemis.

 

Passons-leur cette contradiction, nous trouverons assez de matière pour les combattre par d’autres endroits. Recommençons l’attaque de l’éternité. Il n’y a rien de plus absurde que d’admettre pendant un temps infini le mélange des parties insensibles des quatre éléments ; car dès que vous supposez dans ces parties l’activité de la chaleur, l’action et la réaction des quatre premières qualités, et outre cela le mouvement vers le centre dans les particules de la terre et de l’eau, et le mouvement vers la circonférence dans celles du feu et de l’air, vous établissez un principe qui séparera nécessairement les unes des autres ces quatre espèces de corps, et qui n’aura besoin pour cela que d’un certain temps limité. Considérez un peu ce qu’on appelle la fiole des quatre éléments. On y enferme de petites particules métalliques, et puis trois liqueurs beaucoup plus légères les unes que les autres. Brouillez tout cela ensemble, vous n’y discernez plus aucun de ces quatre mixtes ; les parties de chacun se confondent avec les parties des autres : mais laissez un peu votre fiole en repos, vous trouverez que chacun reprend sa situation ; toutes les particules métalliques se rassemblent au fond de la fiole ; celles de la liqueur la plus légère se ressemblent au haut ; celles de la liqueur moins légère que celle-là, et moins pesante que l’autre, se rangent au troisième étage ; celles de la liqueur plus pesante que ces deux-là, mais moins pesante que les particules métalliques, se mettent au second étage ; et ainsi vous retrouvez les situations distinctes que vous aviez confondues en secouant la fiole : vous n’avez pas besoin de patience ; un temps fort court vous suffit pour revoir l’image de la situation que la nature a donnée dans le monde aux quatre éléments. On peut conclure, en comparant l’univers à cette fiole, que si la terre réduite en poudre avait été mêlée avec la matière des astres, et avec celle de l’air et de l’eau, en telle sorte que le mélange eût été fait jusqu’aux particules insensibles de chacun de ces éléments, tout aurait d’abord travaillé à se dégager, et qu’au bout d’un terme préfix, les parties de la terre auraient formé une masse, celles du feu une autre, et ainsi du reste, à proportion de la pesanteur et de la légèreté de chaque espèce de corps. »

 

 

          Je nie à Bayle que l’expérience de la fiole eût pu se faire du temps du chaos. Je lui dis qu’Ovide et les philosophes entendaient par choses pesantes et légères, celles qui le devinrent quand un dieu y eut mis la main. Je lui dis : Vous supposez que la nature eût pu s’arranger toute seule, se donner elle-même la pesanteur. Il faudrait que vous commençassiez par me prouver que la gravité est une qualité essentiellement inhérente à la matière, et c’est ce qu’on n’a jamais pu prouver. Descartes, dans son roman, a prétendu que les corps n’étaient devenus pesants que quand ses tourbillons de matière subtile avaient commencé à les pousser à un centre. Newton, dans sa véritable philosophie, ne dit point que la gravitation, l’attraction, soit une qualité essentielle à la matière. Si Ovide avait pu deviner le livre des Principes mathématiques de Newton, il vous dirait : « La matière n’était ni pesante ni en mouvement dans mon chaos ; il a fallu que Dieu lui imprimât ces deux qualités : mon chaos ne renfermait pas la force que vous lui supposez : nec quidquam sini pondus iners, » ce n’était qu’une masse impuissante ; pondus ne signifie point ici poids, il veut dire masse.

 

          Rien ne pouvait peser avant que Dieu eût imprimé à la matière le principe de la gravitation. De quel droit un corps tendrait-il vers le centre d’un autre, serait-il attiré par un autre, pousserait-il un autre, si l’artisan suprême ne lui avait communiqué cette vertu inexplicable ? Ainsi Ovide se trouverait non-seulement un bon philosophe, mais encore un passage théologien.

 

          Vous dites : « Un théologien scolastique avouerait sans peine que si les quatre éléments avaient existé indépendamment de Dieu avec toutes les facultés qu’ils ont aujourd’hui, ils auraient formé d’eux-mêmes cette machine du monde, et l’entretiendraient dans l’état où nous la voyons. Il doit donc reconnaître deux grands défauts dans la doctrine du chaos : l’un, et le principal, est qu’elle ôte à Dieu la création de la matière et la production des qualités propres au feu, à l’air, à la terre, et à la mer ; l’autre, qu’après lui avoir ôté cela, elle le fait venir sans nécessité sur le théâtre du monde pour distribuer les places aux quatre éléments. Nos nouveaux philosophes, qui ont rejeté les qualités et les facultés de la physique péripatéticienne, trouveraient les mêmes défauts dans la description du chaos d’Ovide ; car ce qu’ils appellent lois générales du mouvement, principes de mécanique, modifications de la matière, figure, situation et arrangement des corpuscules, ne comprend autre chose que cette vertu active et passive de la nature, que les péripatéticiens entendent sous les mots de qualités altératrices et motrices des quatre éléments. Puis donc que, suivant la doctrine de ceux-ci, ces quatre corps, situés selon leur légèreté et leur pesanteur naturelle, sont un principe qui suffit à toutes les générations, les cartésiens, les gassendistes, et les autres philosophes modernes, doivent soutenir que le mouvement, la situation et la figure des parties de la matière suffisent à la production de tous les effets naturels, sans excepter même l’arrangement général qui a mis la terre, l’air, l’eau et les astres où nous les voyons. Ainsi la véritable cause du monde et des effets qui s’y produisent n’est point différente de la cause qui a donné le mouvement aux parties de la matière, soit qu’en même temps elle ait assigné à chaque atome une figure déterminée, comme le veulent les gassendistes, soit qu’elle ait seulement donné à des parties toutes cubiques une impulsion qui, par la durée du mouvement réduit à certaines lois, leur ferait prendre dans la suite toutes sortes de figures. C’est l’hypothèse des cartésiens. Les uns et les autres doivent convenir, par conséquent, que si la matière avait été telle avant la génération du monde qu’Ovide l’a prétendu, elle aurait été capable de se tirer du chaos par ses propres forces, et de se donner la forme de monde sans l’assistance de Dieu. Ils doivent donc accuser Ovide d’avoir commis deux bévues : l’une est d’avoir supposé que la matière avait eu, sans l’aide de la Divinité, les semences de tous les mixtes, la chaleur, le mouvement, etc. ; l’autre est de dire que, sans l’assistance de Dieu, elle ne se serait point tirée de l’état de confusion. C’est donner trop et trop peu à l’un et l’autre ; c’est se passer de secours au plus grand besoin, et le demander lorsqu’il n’est pas nécessaire. »

 

          Ovide pourra vous répondre encore : Vous supposez à tort que mes éléments avaient toutes les qualités qu’ils ont aujourd’hui ; ils n’en avaient aucune ; le sujet existait nu, informe, impuissant ; et quand j’ai dit que le chaud était mêlé dans mon chaos avec le froid, le sec avec l’humide, je n’ai pu employer que ces expressions, qui signifient qu’il n’y avait ni froid ni chaud, ni sec ni humide. Ce sont des qualités que Dieu a mises dans nos sensations, et qui ne sont point dans la matière. Je n’ai point fait les bévues dont vous m’accusez. Ce sont vos cartésiens et vos gassendistes qui font des bévues avec leurs atomes et leurs parties cubiques ; et leurs imaginations ne sont pas plus vraies que mes métamorphoses. J’aime mieux Daphné changée en laurier, et Narcisse en fleur, que de la matière subtile changée en soleils, et de la matière rameuse devenue terre et eau. Je vous ai donné des fables pour des fables ; et vos philosophes donnent des fables pour des vérités.

 

 

 O comme OVIDE

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