CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1750 - Partie 67
Photo de PAPAPOUSS
258 – DE VOLTAIRE
A Paris, 16 Mars 1750.
Enfin d’Arnaud, loin de Manon (1),
S’en va, dans sa tendre jeunesse,
A Berlin chercher la sagesse
Près de Frédéric-Apollon.
Ah ! j’aurais bien plus de raison
D’en faire autant dans ma vieillesse.
Il va donc goûter le bonheur
De voir ce brillant phénomène,
Ce conquérant législateur
Qui sut chasser de son domaine
Toute sottise et toute erreur,
Tout dévot et tout procureur,
Tout fléau de l’engeance humaine.
Il verra couler dans Berlin
Les belles eaux de l’Hippocrène,
Non pas comme dans ce jardin (2),
Où l’art avec effort amène
Les naïades de Saint-Germain,
Et le fleuve entier de la Seine,
Tout étonné d’un tel chemin ;
Mais par un art bien plus divin,
Par le pouvoir de ce génie
Qui sans effort tient sous sa main
Toute la nature embellie.
Mon d’Arnaud est donc appelé
Dans ce séjour que l’on renomme ;
Et tandis qu’un troupeau zélé
De pèlerins au front pelé
Court à pied dans les murs de Rome
Pour voir un triste jubilé,
L’heureux d’Arnaud voit un grand homme.
Grand homme que vous êtes, que votre dernier songe est joli ! Vous dormez comme Horace veillait. Vous êtes un être unique.
J’enverrai à votre majesté, par la première poste, des fatras d’Oreste. Je mettrai ces misères à vos pieds. Une seule de vos lettres, qui ne vous coûtent rien, vaut mieux que nos grands ouvrages, qui nous coûtent beaucoup. Je suis plus que jamais aux pieds de votre majesté.
1 – D’Arnaud, protégé de Voltaire, venait d’être appelé à Potsdam, sur la recommandation de d’Argens. Il est auteur d’une Epître au cul de Manon. (G.A.)
2 – Versailles. (G.A.)
259 – DE VOLTAIRE
A Paris, 17 Mars 1750.
Grand juge et grand faiseur de vers,
Lisez cette œuvre dramatique (1),
Ce croquis de la scène antique,
Que des Grecs le pinceau tragique
Fit admirer à l’univers.
Jugez si l’ardeur amoureuse
D’une Electre de quarante ans
Doit, dans de tels événements,
Etaler les beaux sentiments
D’une héroïne doucereuse,
En massacrant ses chers parents
D’une main peu respectueuse.
Une princesse en son printemps,
Qui surtout n’aurait rien à faire,
Pourrait avoir par passe-temps
A ses pieds un ou deux amants,
Et les tromper avec mystère ;
Mais la fille d’Agamemnon
N’eut dans sa tête d’autre affaire
Que d’être digne de son nom,
Et de venger monsieur son père
Et j’estime encor que son frère
Ne doit point être un Céladon.
Ce héros fort atrabilaire
N’était point né sur le Lignon.
Apprenez-moi, mon Apollon,
Si j’ai tort d’être si sévère,
Et lequel des deux doit vous plaire
De Sophocle ou de Crébillon.
Sophocle peut avoir raison,
Et laisser des torts à Voltaire (2).
J’ai l’honneur, sire, d’envoyer à votre majesté les feuilles à mesure qu’elles sortent de chez l’imprimeur. Il faut bien que mon Apollon-Frédéric ait mes prémices bonnes ou mauvaises. J’ai pris la liberté de lui écrire par la voie de cet heureux d’Arnaud, qui verra mon Jehovah prussien face à face, et à qui je porte la plus grande envie.
Votre majesté aura incessamment d’autres petites offrandes, malgré ma misère. Car, tout malingre que je suis, je sens que vous donnez de la santé à mon âme ; vos rayons pénètrent jusqu’à moi et me vivifient.
Voilà d’Arnaud à vos pieds ! Qui sera à présent assez heureux pour envoyer à votre majesté les livres nouveaux et les nouvelles sottises de notre pays (3) ? On m’a dit qu’on avait proposé un nommé Fréron. Permettez-moi, je vous en conjure, de représenter à votre majesté qu’il faut, pour une telle correspondance, des hommes qui aient l’approbation du public. Il s’en faut beaucoup qu’on regarde Fréron comme digne d’un tel honneur. C’est un homme qui est dans un décri et dans un mépris général, tout sortant de la prison où il a été mis pour des choses assez vilaines. Je vous avouerai encore, sire, qu’il est mon ennemi déclaré, et qu’il se déchaîne contre moi dans de mauvaises feuilles périodiques (4), uniquement parce que je n’ai pas voulu avoir la bassesse de lui faire donner deux louis d’or, qu’il a eu la bassesse de demander à mes gens, pour dire du bien de mes ouvrages. Je ne crois pas assurément que votre majesté puisse choisir un tel homme. Si elle daigne s’en rapporter à moi, je lui en fournirai un dont elle ne sera pas mécontente ; si elle veut même, je me chargerai de lui envoyer tout ce qu’elle me commandera. Ma mauvaise santé, qui m’empêche très souvent d’écrire de ma main, ne m’empêchera pas de dicter les nouvelles. En un mot, je suis à ses ordres pour le reste de ma vie.
1 – Oreste. (G.A.)
2 – Voltaire prétendait avoir imité Sophocle dans Oreste. (G.A.)
3 – D’arnaud avait succédé à Thieriot comme correspondant littéraire du roi de Prusse à Paris. (G.A.)
4 – Lettres sur quelques écrits de ce temps. (G.A.)