CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 4

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental (1).

 

 

J’ai envie de donner Cicéron à Lekain, pour faire valoir Lekain et Cicéron. Mais, divin ange, pourriez-vous avoir la bonté de venir l’entendre ce matin ? Je ne peux sortir ; venez, je vous en prie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Voltaire, ayant vu jouer Lekain à l’hôtel de Clermont, s’était épris du jeune artiste, et s’apprêtait à le produire, dans Rome sauvée, sur le théâtre de son hôtel, rue Traversière. Lekain joua Statilius (personnage supprimé depuis), et Voltaire lui-même se chargea du rôle de Cicéron. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget

A Paris, le 6 Mai 1750.

 

 

          Voici une seconde faffée des nouvelles de l’abbé Raynal. Je souhaite qu’elles puissent adoucir la tristesse où vous êtes encore. Ma mélancolie cadrerait bien avec la vôtre.

 

 

Oderunt hilarem tristes, tristemque jocosi.

 

HOR. , liv. II, ep. VIII.

 

 

          Mais, mon cher monsieur, j’ai par-dessus vous des souffrances de corps continuelles. Que ferait un malingre, un cadavre ambulant à la cour d’un jeune roi qui se porte bien, et qui a de l’imagination et de l’esprit du soir au matin ? Cependant je vous avoue ma faiblesse ; je n’aurais point de plus grande consolation que celle de le voir et de l’entendre encore avant d’aller rendre visite aux Antonin, aux Chaulieu, aux Chapelle, ses devanciers.

 

          Je suis enchanté de tout le bien que vous me dites de mon cher d’Arnaud. Je voudrais bien qu’il lût, quand il n’aura rien à faire, le rogaton que je vous envoie. Buvez tous deux à ma santé ; cela me fera peut-être du bien.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argenson

A Sceaux, ce 8 mai 1750. (1)

 

 

          N’en disons mot, monsieur, à madame la duchesse du Maine ; mais je compte après-demain, lundi matin, venir vous faire ma cour dans votre ermitage de Segrais. J’y serai peu de temps, donc je suis très fâché. Comptez que je voudrais passer ma vie avec un philosophe comme vous, qui est si au-dessus de toutes les places.

 

          Ayez la bonté d’envoyer des chevaux de très bonne heure à Arpajon, et de hâter le moment où j’espère de rendre mes devoirs à votre sagesse dans votre respectable solitude. Votre serviteur à jamais. V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

Mai 1750. (1)

 

 

          Belle Cléopâtre, je vous supplie de me ménager une place dans la loge grillée où sera probablement M. de Marmontel (2). Ma mauvaise santé ne me permet guère d’être ailleurs, et mon amitié pour lui ne me permet pas de n’être pas témoin de son triomphe. Cléopâtre aura un succès prodigieux. Celle de notre académicien. La Chapelle en eut, et dix vers de M. de Marmontel valent cent fois mieux que tous ceux de notre académicien. Je veux voir votre triomphe et le sien, et s’il peut me recevoir. Regardez-moi, je vous en prie, comme un serviteur qui vous admire.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – La Cléopâtre de Marmontel fut jouée le 20 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

à M. d’Arnaud

A Paris, le 19 Mai 1750.

 

 

Vous voilà donc, mon cher enfant,

Dans votre gloire de niquée,

Près du bel esprit triomphant

Par qui Minerve heureusement

Ainsi que Mars est invoquée,

Et que l’Autriche provoquée

Admire encore en enrageant !

Quant à notre muse attaquée

Par maint rimailleur indigent,

Dont la cervelle est détraquée,

Cette canaille assurément

Du public est peu remarquée.

Que le seul Frédéric-le-Grand

Tienne votre vue appliquée !

Si l’Envie est un peu piquée

Contre votre bonheur présent,

Laissons sa rage suffoquée,

Honteuse, impuissante et moquée,

Se débattre inutilement.

Une belle est-elle choquée

Par le propos impertinent

De quelque vieille requinquée,

Elle en rit, j’en dois faire autant.

 

 

          Qu’importe, mon cher d’Arnaud, que ce soit ou Mouhi ou Fréron qui fasse la Bigarrure, le Réservoir, le Glaneur, et toutes les sottises que nous ne connaissons pas dans ce pays-ci ? Les Allemands et les Hollandais sont bien bons de lire ces fadaises. Voilà une plaisante façon de connaître notre nation. J’aimerais autant juger de l’Italie par la troupe italienne qui est à Paris.

 

          Je voudrais pouvoir porter dans votre Parnasse royal la comédie de madame Denis. C’est une terrible affaire que de faire huit cents lieues d’allée et de venue, à mon âge, avec les maladies dont je suis lutiné sans relâche. Un jeune homme comme vous peut tout faire gaiement pour les belles et pour les rois ;

 

Mais un vieillard fait pour souffrir,

Et tel que j’ai l’honneur de l’être,

Se cache, et ne saurait servir

Ni de maîtresse ni de maître.

 

          Il n’y a au monde que Frédéric-le-Grand qui pût me faire entreprendre un tel voyage. Je quitterais pour lui mon ménage, mes affaires, madame Denis, et je viendrais, en bonnet de nuit, voir cette tête couverte de lauriers. Mais, mon cher enfant, j’ai bien plus besoin d’un médecin que d’un roi. Le roi de Sardaigne a envoyé chercher l’abbé Nollet par une espèce de maître-d’hôtel qui lui donnait des indigestions sur la route ; il faudrait que le roi de Prusse m’envoyât un apothicaire.

 

          Vous me faites quelque plaisir en me disant que mon cher Isaac (1) a des vapeurs ; je mettrais les miennes avec les siennes. On dit que M. Darget n’est pas encore consolé (2) ; ma tristesse n’irait pas mal avec sa douleur. Je me remettrais à la physique avec M. de Maupertuis ; je cultiverais l’italien avec M. Algarotti ; je m’égayerais avec vous ; mais que ferais-je avec le roi ?

 

 

Hélas ! quelle étrange folie

D’aller au gourmet le plus fin

Présenter tristement la lie

Et les restes de mon vieux vin !

 

Un danseur avec des béquilles

Dans les bals se présente peu ;

La Pâtis veut des jeunes filles ;

Les vieilles sont au coin du feu ;

J’y suis, et j’en enrage. Adieu.

 

 

 

1 – Le marquis d’Argens. (G.A.)

 

2 – Darget venait de perdre sa femme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la princesse Ulrique

 

 

          Madame, j’ai eu la consolation de voir ici M. Esourleman, dont j’estropie peut-être le nom, mais qui n’estropie pas les nôtres, car il parle français comme votre altesse royale. Il m’a assuré, madame, du souvenir dont vous daignez m’honorer, et il augmente, s’il se peut, mes respects et mon attachement pour votre personne. Je n’ai jamais eu plus de plaisir que dans sa conversation ; il ne m’a cependant rien appris de nouveau. Il m’a dit combien votre altesse royale est idolâtrée de toute la Suède. Qui ne le sait pas, madame, et qui ne plaint pas les pays que vous n’embellissez point ? Il dit qu’il n’y a plus de glaces dans le Nord, et que je n’y trouverai plus que des zéphyrs, si jamais je peux aller faire ma cour à votre altesse royale. Rempli, la nuit, de ces idées, je vis en songe un fantôme d’une espèce singulière.

 

 

A sa jupe courte et légère,

A son pourpoint, à son collet,

Au chapeau garni d’un plumet,

Au ruban ponceau qui pendait

Et par devant et par derrière,

A sa mine galante et fière

D’amazone et d’aventurière,

A ce nez de consul romain,

A ce front alter d’héroïne,

A ce grand œil tendre et hautain,

Moins beau que le vôtre et moins fin,

Soudain je reconnus Christine :

Christine des arts le soutien,

Christine qui céda pour rien

Et son royaume et votre Eglise,

Qui connut tout et ne crut rien,

Que le saint-père canonise,

Que damne le luthérien,

Et que la gloire immortalise.

 

 

          Elle me demanda si tout ce qu’on disait de madame la princesse royale était vrai. Moi, qui n’avais pas l’esprit assez libre pour adoucir la vérité, et qui ne faisais pas réflexion que les dames, et quelquefois les reines, peuvent être un peu jalouses, je me laissai aller à mes transports, et je lui dis que votre altesse royale était à Stockholm, comme à Berlin, les délices, l’espérance, et la gloire de l’Etat. Elle poussa un grand soupir, et me dit ces mots :

 

 

Si comme elle j’avais gagné

Le cœur et les esprits de la patrie entière ;

Si comme elle toujours j’avais eu l’art de plaire,

Christine aurait toujours régné.

Il est beau de quitter l’autorité suprême ;

Il est encor plus beau d’en soutenir le poids.

Je cessai de régner, pouvant donner des lois ;

Ulric règne sans diadème.

Je descendis pour m’élever ;

Je recherchai la gloire, et son cœur la mérite ;

J’étonnai l’univers, qu’elle a su captiver.

On a pu m’admirer, mais il faut qu’on l’imite.

 

 

          Je pris la liberté de lui répondre que ce n’était pas là un conseil aisé à suivre, et elle eut la bonne foi d’en convenir. Il me parut qu’elle aimait toujours la Suède, et que c’était la véritable raison pour laquelle elle vous pardonnait toutes vos grandes qualités, qui feront le bonheur de sa patrie. Elle me demanda si je n’irais point faire ma cour à votre altesse royale, dans ce beau palais que M. Esourleman vous fait bâtir. « Descartes vint bien me voir, dit-elle, pourquoi ne feriez-vous pas le voyage ? »

 

 

          On me dira peut-être, madame, que je rêve toujours en parlant à votre altesse royale, et que mon second rêve ne vaut pas le premier (1). Il est bien sûr, au moins, que je ne rêve point quand je porte envie à tous ceux qui ont le bonheur de vous voir et de vous entendre, et quand je proteste que je serais toute ma vie avec un attachement inviolable, et avec le plus profond respect, etc.

 

 

1 – Allusion au madrigal adressé à la même : Souvent un peu de vérité, etc. (G.A.)

 

 

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