DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : L comme LANGUES - Partie 2

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L comme LANGUES.

 

 

 

- Partie 2 -

 

 

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SECTION II.

 

 

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin

Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

 

BOILEAU, Art poét., I, 161.

 

 

          Trois choses sont absolument nécessaires : régularité, clarté, élégance. Avec les deux premières on parvient à ne pas écrire mal ; avec la troisième on écrit bien.

 

          Ces trois mérites, qui furent absolument ignorés dans l’université de Paris depuis sa fondation, ont été presque toujours réunis dans les écrits de Rollin, ancien professeur. Avant lui on ne savait ni écrire ni penser en français ; il a rendu un service éternel à la jeunesse.

 

          Ce qui peut paraître étonnant, c’est que les Français n’ont point d’auteur plus châtié en prose que Racine et Boileau le sont en vers ; car il est ridicule de regarder comme des fautes quelques nobles hardiesses de poésie, qui sont de vraies beautés, et qui enrichissent la langue au lieu de la défigurer.

 

          Corneille pécha trop souvent contre la langue, quoiqu’il écrivît dans le temps même qu’elle se perfectionnait. Son malheur était d’avoir été élevé en province, et d’y composer même ses meilleures pièces. On trouve trop souvent chez lui des impropriétés, des solécismes, des barbarismes et de l’obscurité ; mais aussi dans ses beaux morceaux il est souvent aussi pur que sublime.

 

          Celui qui commenta Corneille avec tant d’impartialité (1), celui qui dans son Commentaire parla avec tant de chaleur des beaux morceaux de ses tragédies, et qui n’entreprit le commentaire que pour mieux parvenir à l’établissement de la petite-fille de ce grand homme, a remarqué qu’il n’y a pas une seule faute de langage dans la grande scène de Cinna et d’Emilie, ou Cinna rend compte de son entrevue avec les conjurés ; et à peine en trouve-t-il une ou deux dans cette autre scène immortelle où Auguste délibère s’il se démettra de l’empire.

 

          Par une fatalité singulière, les scènes les plus froides de ses autres pièces sont celles où l’on trouve le plus de vices de langage. Presque toutes ces scènes n’étant point animées par des sentiments vrais et intéressants, et n’étant remplies que de raisonnements alambiqués, pèchent autant par l’expression que par le fond même. Rien n’y est clair, rien ne se montre au grand jour ; tant est vrai ce que dit Boileau (Art poét., I, 53) :

 

 

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.

 

 

          L’impropriété des termes est le défaut le plus commun dans les mauvais ouvrages.

 

 

 

 

HARMONIE DES LANGUES.

 

 

 

 

          J’ai connu plus d’un Anglais et plus d’un Allemand qui ne trouvaient d’harmonie que dans leurs langues. La langue russe, qui est la slavonne, mêlée de plusieurs mots grecs et de quelques-uns tartares, paraît mélodieuse aux oreilles russes.

 

          Cependant un Allemand, un Anglais qui aura de l’oreille et du goût, sera plus content d’ouranos que de heaven et de himmel ; d’anthropos que de man ; de Theos que de God ou Gott ; d’aristos que de goud. Les actyles et les spondées flatteront plus son oreille que les syllabes uniformes et peu senties de tous les autres langages.

 

          Toutefois, j’ai connu de grands scoliastes qui se plaignaient violemment d’Horace. Comment ! disent-ils, ces gens-là qui passent pour les modèles de la mélodie, non-seulement font heurter continuellement des voyelles les unes contre les autres, ce qui nous est expressément défendu ; non-seulement il vous allongent ou vous raccourcissent un mot à la façon grecque selon leur besoin, mais ils vous coupent hardiment un mot en deux ; ils en mettent une moitié à la fin d’un vers, et l’autre moitié au commencement du vers suivant :

 

 

Redditum Cyri solio Phraaten

Dissidens plebi numero beato-

rum eximit virtus, etc.

 

HOR., lib. II, od. II, 17.

 

 

          C’est comme si nous écrivions dans une ode en français :

 

 

Défions-nous de la fortu-

ne , et n’en croyons que la vertu.

 

 

          Horace ne se bornait pas à ces petites libertés ; il met à la fin de son vers la première lettre du mot qui commence le vers qui suit :

 

 

Jove non probante u-

xorius amnis.

 

HOR., lib. I, od. II, 19-20.

 

 

Ce dieu du Tibre ai-

mait beaucoup sa femme.

 

 

          Que dirons-nous de ces vers harmonieux :

 

 

Septimi, Gades aditure mecum, et

Cantabrum indoctum juga ferre nostra, etc.

 

HOR., lib. I, od. II, 1-2.

 

Septime, qu’avec moi je mène à Cadix, et

Qui verrez le Candabre ignorant du joug, etc.

 

 

          Horace en a cinquante de cette force, et Pindare en est tout rempli.

 

          « Tout est noble dans Horace, » dit Dacier dans sa préface. N’aurait-il pas mieux fait de dire : Tantôt Horace a de la noblesse, tantôt de la délicatesse et de l’enjouement, etc. ?

 

          Le malheur des commentateurs de toute espèce est, ce me semble, de n’avoir jamais d’idée précise, et de prononcer de grands mots qui ne signifient rien. Monsieur et madame Dacier y étaient fort sujets avec tout leur mérite.

 

          Je ne vois pas quelle noblesse, quelle grandeur peut nous frapper dans ces ordres qu’Horace donne à son laquais, en vers qualifiés du nom d’ode. Je me sers, à quelques mots près, de la traduction même de Dacier.

 

          « Laquais, je ne suis point pour la magnificence des Perses. Je ne puis souffrir les couronnes pliées avec des bandelettes de tilleul. Cesse donc de t’informer où tu pourras trouver des roses tardives. Je ne veux que du simple myrte sans autre façon. Le myrte sied bien à un laquais comme toi, et à moi qui bois sous une petite treille. »

 

          Ses vers contre de pauvres vieilles, et contre des sorcières, me semblent encore moins nobles que l’ode à son laquais.

 

          Mais revenons à ce qui dépend uniquement de la langue. Il paraît évident que les Romains et les Grecs se donnaient des libertés qui seraient chez nous des licences intolérables.

 

          Pourquoi voyons-nous tant de moitiés de mots à la fin des vers dans les odes d’Horace, et pas un exemple de cette licence dans Virgile ?

 

          N’est-ce point parce que les odes étaient faites pour être chantées, et que la musique faisait disparaître ce défaut ? Il faut bien que cela soit, puisqu’on voit dans Pindare tant de mots coupés en deux d’un vers à l’autre, et qu’on n’en voit pas dans Homère.

 

          Mais, me dira-t-on, les rapsodes chantaient les vers d’Homère. On chantait des morceaux de l’Énéide à Rome comme on chante des stances de l’Arioste et du Tasse en Italie. Il est clair, par l’exemple du Tasse, que ce ne fut pas un chant proprement dit, mais une déclamation soutenue, à peu près comme quelques morceaux assez mélodieux du chant grégorien.

 

          Les Grecs prenaient d’autres libertés qui nous sont rigoureusement interdites ; par exemple, de répéter souvent dans la même page des épithètes, des moitiés de vers, des vers même tout entiers : et cela prouve qu’ils ne s’astreignaient pas à la même correction que nous. Le Αχιλλέα, τα βέλη του Απόλλωνα, τα ουράνια σκηνώματα (2), etc., flattent agréablement l’oreille. Mais si dans nos langues modernes nous faisions rimer si souvent « Achille aux pieds légers, les flèches d’Apollon, les demeures célestes, » nous ne serions pas tolérés.

 

          Si nous faisions répéter par un personnage les mêmes paroles qu’un autre personnage lui a dites, ce double emploi serait plus insupportable encore.

 

          Si le Tasse s’était servi tantôt du dialecte bergamasque, tantôt du patois du Piémont, tantôt de celui de Gênes, il n’aurait été lu de personne. Les Grecs avaient donc pour leur poésie des facilités qu’aucune nation ne s’est permises. Et de tous les peuples, le Français est celui qui s’est asservi à la gêne la plus rigoureuse.

 

L comme LANGUES - Partie 2

 

 

1 – Voltaire lui-même. (G.A.)

 

2 – « La première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions, dit de son côté J.-J. Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues. » Comparez cet écrit à l’article de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

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