DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : L comme LANGUES - Partie 3
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L comme LANGUES.
- Partie 3 -
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SECTION III.
Il n’est aucune langue complète, aucune qui puisse exprimer toutes nos idées et toutes nos sensations ; leurs nuances sont trop imperceptibles et trop nombreuses. Personne ne peut faire connaître précisément le degré du sentiment qu’il éprouve. On est obligé, par exemple, de désigner sous le nom général d’amour et de haine, mille amours et mille haines toutes différentes ; il en est de même de nos douleurs et de nos plaisirs. Ainsi toutes les langues sont imparfaites comme nous.
Elles ont toutes été faites successivement et par degrés selon nos besoins (1). C’est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût. Les Lapons, les Nègres, aussi bien que les Grecs, ont eu besoin d’exprimer le passé, le présent, le futur ; et ils l’ont fait : mais comme il n’y a jamais eu d’assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n’a pu parvenir à un plan absolument régulier.
Tous les mots, dans toutes les langues possibles, sont nécessairement l’image des sensations. Les hommes n’ont pu jamais exprimer que ce qu’ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore ; partout on éclaire l’âme, le cœur brûle, l’esprit voit, il compose, il unit, il divise, il s’égare, il se recueille, il se dissipe.
Toutes les nations se sont accordées à nommer souffle, esprit, âme, l’entendement humain, dont ils sentent les effets sans le voir, après avoir nommé vent, souffle, esprit, l’agitation de l’air qu’ils ne voient point.
Chez tous les peuples l’infini a été négation de fini ; immensité, négation de mesure. Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues, aussi bien que toutes nos idées.
Les moins imparfaites sont comme les lois : celles dans lesquelles il y a le moins d’arbitraire sont les meilleures.
Les plus complètes sont nécessairement celles des peuples qui ont le plus cultivé les arts et la société. Ainsi la langue hébraïque devait être une des langues les plus pauvres, comme le peuple qui la parlait. Comment les Hébreux auraient-ils pu avoir des termes de marine, eux qui, avant Salomon, n’avaient pas un bateau ? comment les termes de la philosophie, eux qui furent plongés dans une si profonde ignorance jusqu’au temps où ils commencèrent à apprendre quelque chose dans leur transmigration à Babylone ? La langue des Phéniciens, dont les Hébreux tirèrent leur jargon, devait être très supérieure, parce qu’elle était l’idiome d’un peuple industrieux, commerçant, riche, répandu dans toute la terre.
La plus ancienne langue connue doit être celle de la nation rassemblée le plus anciennement en corps de peuple. Elle doit être encore celle du peuple qui a été le moins subjugué, ou qui, l’ayant été, a policé ses conquérants. Et à cet égard, il est constant que le chinois et l’arabe sont les plus anciennes langues de toutes celles qu’on parle aujourd’hui.
Il n’y a pas de langue-mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres : mais on a donné le nom de langue-mère à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue-mère par rapport à l’italien, à l’espagnol, au français : mais il était lui-même dérivé du toscan, et le toscan l’était du celte et du grec.
Le plus beau de tous les langages doit être celui qui est à la fois le plus complet, le plus sonore, le plus varié dans ses tours, et le plus régulier dans sa marche, celui qui a le plus de mots composés, celui qui, par sa prosodie, exprime le mieux les mouvements lents ou impétueux de l’âme, celui qui ressemble le plus à la musique.
Le grec a tous ces avantages ; il n’a point la rudesse du latin, dont tant de mots finissent en um, ur, us. Il a toute la pompe de l’espagnol, et toute la douceur de l’italien. Il a par-dessus toutes les langues vivantes du monde l’expression de la musique, par les syllabes longues et brèves, et par le nombre et la variété de ses accents. Ainsi, tout est défiguré qu’il est aujourd’hui dans la Grèce, il peut être encore regardé comme le plus beau langage de l’univers.
La plus belle langue ne peut être la plus généralement répandue, quand le peuple qui la parle est opprimé, peu nombreux, sans commerce avec les autres nations, et quand ces autres nations ont cultivé leurs propres langages. Ainsi le grec doit être moins étendu que l’arabe, et même que le turc.
De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale, parce qu’elle est la plus propre à la conversation : elle a pris son caractère dans celui du peuple qui la parle.
Les Français ont été, depuis près de cent cinquante ans, le peuple qui a le plus connu la société, qui en a le premier écarté toute la gêne, et le premier chez qui les femmes ont été libres et même souveraines, quand elles n’étaient ailleurs que des esclaves. La syntaxe de cette langue toujours uniforme, et qui n’admet point d’inversions, est encore une facilité que n’ont guère les autres langues c’est une monnaie plus courante que les autres, quand même elle manquerait de poids. La quantité prodigieuse de livres agréablement frivoles que cette nation a produits est encore une raison de la faveur que sa langue a obtenue chez toutes les nations.
Des livres profonds ne donneront point de cours à une langue : on les traduira ; on apprendra la philosophie de Newton ; mais on n’apprendra pas l’anglais pour l’entendre.
Ce qui rend encore le français plus commun, c’est la perfection où le théâtre a été porté dans cette langue. C’est à Cinna, à Phèdre, au Misanthrope, qu’elle a dû sa vogue, et non pas aux conquêtes de Louis XIV.
Elle n’est ni si abondante et si maniable que l’italien, ni si majestueuse que l’espagnol, ni si énergique que l’anglais ; et cependant elle a fait plus de fortune que ces trois langues, par cela seul qu’elle est plus de commerce, et qu’il y a plus de livres agréables chez elle qu’ailleurs : elle a réussi comme les cuisiniers de France, parce qu’elle a plus flatté le goût général.
Le même esprit qui a porté les nations à imiter les Français dans leurs ameublements, dans la distribution des appartements, dans les jardins, dans la danse, dans tout ce qui donne la grâce, les a portées aussi à parler leur langue. Le grand art des bons écrivains français est précisément celui des femmes de cette nation, qui se mettent mieux que les autres femmes de l’Europe, et qui sans être plus belles le paraissent par l’art de leur parure, par les agréments nobles et simples qu’elles se donnent si naturellement.
C’est à force de politesse que cette langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu’on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales ; du mois d’Augustus on fit le mois d’août.
Il n’y a pas longtemps qu’un prince allemand, croyant qu’en France on ne prononçait jamais autrement le terme d’Auguste, appelait le roi Auguste de Pologne le roi Août.
De pavo nous fîmes paon ; nous le prononcions comme phaon : et aujourd’hui nous disons pan.
De lupus on avait fait loup, et on faisait entendre le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu’on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu’on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de sauvages.
C’est quand les mœurs se sont adoucies qu’on a aussi adouci la langue : elle était agreste comme nous, avant que François Ier eût appelé les femmes à sa cour. Il eût autant valu parler l’ancien celte que le français du temps de Charles VIII et de Louis XII : l’allemand n’était pas plus dur. Tous les imparfaits avaient un son affreux ; chaque syllabe se prononçait dans aimaient, faisaient, croyaient ; on disait, ils croy-oi-ent ; c’était un croassement de corbeaux, comme dit l’empereur Julien du langage celte, plutôt qu’un langage d’hommes.
Il a fallu des siècles pour ôter cette rouille. Les imperfections qui restent seraient encore intolérables, sans le soin qu’on prend continuellement de les éviter, comme un habile cavalier évite les pierres sur sa route.
Les bons écrivains sont attentifs à combattre les expressions vicieuses que l’ignorance du peuple met d’abord en vogue, et qui, adoptées par les mauvais auteurs, passent ensuite dans les gazettes et dans les écrits publics. Ainsi du mot italien celata, qui signifie elmo, casque, armet, les soldats français firent en Italie le mot salade ; de sorte que, quand on disait il a pris sa salade, on ne savait si celui dont on parlait avait pris son casque ou des laitues. Les gazetiers ont traduit le mot ridotto par redoute, qui signifie une espèce de fortification : mais un homme qui sait sa langue conservera toujours le mot d’assemblée. Roastbeef signifie en anglais du bœuf rôti, et nos maîtres-d’hôtel nous parlent aujourd’hui d’un roastbeef de mouton. Redingcoat veut dire un habit de cheval ; ion en a fait redingote, et le peuple croit que c’est un ancien mot de la langue. Il a bien fallu adopter cette expression avec le peuple, parce qu’elle signifie une chose d’usage.
Le plus bas peuple, en fait de termes d’arts et métiers et des choses nécessaires, subjugue la cour, si on l’ose dire, comme, en fait de religion, ceux qui méprisent le plus le vulgaire sont obligés de parler et de paraître penser comme lui.
Ce n’est pas mal parler que de nommer les choses du nom que le bas peuple leur a imposé ; mais on reconnaît un peuple naturellement plus ingénieux qu’un autre par les noms propres qu’il donne à chaque chose.
Ce n’est que faute d’imagination qu’un peuple adapta la même expression à cent idées différentes. C’est une stérilité ridicule de n’avoir pas su exprimer autrement un bras de mer, un bras de balance, un bras de fauteuil il y a de l’indigence d’esprit à dire également la tête d’un clou, la tête d’une armée. On trouve le mot de cul partout (2), et très mal à propos : une rue sans issue ne ressemble en rien à un cul de sac ; un honnête homme aurait pu appeler ces sortes de rues des impasses ; la populace les a nommées culs, et les reines ont été obligées de les nommer ainsi. Le fond d’un artichaut, la pointe qui termine le dessous d’un lampe, ne ressemblent pas plus à un cul que les rues sans passage : on dit pourtant toujours cul d’artichaut, cul de lampe, parce que le peuple qui a fait la langue était alors grossier. Les Italiens, qui auraient été plus en droit que nous de faire souvent servir ce mot, s’en sont bien donné de garde. Le peuple d’Italie, né plus ingénieux que ses voisins, forma une langue beaucoup plus abondante que la nôtre.
Il faudrait que le cri de chaque animal eût un terme qui le distinguât. C’est une disette insupportable de manquer d’expression pour le cri d’un oiseau, pour celui d’un enfant, et d’appeler des choses si différentes du même nom. Le mot de vagissement, dérivé du latin vagitus, aurait exprimé très bien le cri des enfants au berceau.
L’ignorance a introduit un autre usage dans toutes les langues modernes. Mille termes ne signifient plus ce qu’ils doivent signifier. Idiot voulait dire solitaire, aujourd’hui il veut dire sot ; épiphanie signifiait superficie, c’est aujourd’hui la fête des trois Rois ; baptiser, c’est se plonger dans l’eau ; nous disons baptiser du nom de Jean ou de Jacques.
A ces défauts de presque toutes les langues, se joignent des irrégularités barbares. Garçon, courtisan, coureur, sont des mots honnêtes ; garce, courtisane, coureuse, sont des injures. Vénus est un nom charmant, vénérien est abominable.
Un autre effet de l’irrégularité de ces langues composées au hasard dans des temps grossiers c’est la quantité de mots composés dont le simple n’existe plus. Ce sont des enfants qui ont perdu leur père. Nous avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des soubassements et point de bassements ; il y a des choses ineffables et point d’effables. On est intrépide, on n’est pas trépide ; impotent et jamais potent ; un fonds est inépuisable sans pouvoir être épuisable. Il y a des impudents, des insolents, mais ni pudents ni solents ; nonchalant signifie paresseux, et chaland celui qui achète.
Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts ; ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage.
Il se glisse toujours dans les langues d’autres défauts qui font voir le caractère d’une nation. En France les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. Un malade ou un médecin du bel air se sera avisé de dire qu’il a eu un soupçon de fièvre, pour signifier qu’il en a eu une légère atteinte ; voilà bientôt toute la nation qui a des soupçons de colique ; des soupçons de haine, d’amour, de ridicule. Les prédicateurs vous disent en chaire qu’il faut avoir au moins un soupçon d’amour de Dieu. Au bout de quelques mois cette mode passe pour faire place à une autre. Vis-à-vis s’introduit partout. On se trouve dans toutes les conversations vis-à-vis de ses goûts et de ses intérêts. Les courtisans sont bien ou mal vis-à-vis du roi ; les ministres embarrassés vis-à-vis d’eux-mêmes ; le parlement en corps fait souvenir la nation qu’il a été le soutien des lois vis-à-vis de l’archevêque ; et les hommes, en chaire, sont vis-à-vis de Dieu dans un état de perdition (3).
Ce qui nuit le plus à la noblesse de la langue, ce n’est pas cette mode passagère dont on se dégoûte bientôt, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie, dans lesquels les bons auteurs ne tombent point ; c’est l’affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation. Vous lirez dans nos livres nouveaux de philosophie qu’il ne faut pas faire à pure perte les frais de penser ; que les éclipses sont en droit d’effrayer le peuple ; qu’Epicure avait un extérieur à l’unisson de son âme que Clodius renvia sur Auguste ; et mille autres expressions pareilles, dignes du laquais des Précieuses ridicules.
Le style des ordonnances des rois, et des arrêts prononcés dans les tribunaux, ne sert qu’à faire voir de quelle barbarie on est parti. On s’en moque dans la comédie des Plaideurs (acte II, sc. IX) :
Lequel Hiérôme, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappe moi sergent à la joue.
Cependant il est arrivé que des gazetiers et des faiseurs de journaux ont adopté cette incongruité ; et vous lisez dans des papiers publics : « On a appris que la flotte aurait mis à la voile le 7 mars, et qu’elle aurait doublé les Sorlingues (4). »
Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue ; les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ; les négociations qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l’Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux : les beaux esprits des pays étrangers qui, ne connaissant pas l’usage, vous disent qu’un jeune prince a été très bien éduqué, au lieu de dire qu’il a reçu une bonne éducation.
Toute langue était imparfaite, il ne s’ensuit pas qu’on doive la changer. Il faut absolument s’en tenir à la manière dont les bons auteurs l’ont parlée ; et quand on a un nombre suffisant, d’auteurs approuvés, la langue est fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l’italien, à l’espagnol, à l’anglais, au français, sans les corrompre ; la raison en est claire : c’est qu’on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui font l’instruction et le plaisir des nations.
1 – Iliade.
2 – Voyez ce mot. Il y a ici redite. (G.A.)
3 – Redites. Voyez l’article FRANÇAIS. (G.A.)
4 – Voyez l’article GAZETTE. La plupart de ces exemples ont déjà été cités par Voltaire avec des remarques analogues. (G.A.)