CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

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Photo de HENDRIK-JAN

 

 

 

 

 

157 – DE VOLTAIRE

 

 

A Berlin, ce 28 Novembre 1740.

 

 

 

FRAGMENT.

 

 

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Je vous quitte, il est vrai ; mais mon cœur déchiré

Vers vous revolera sans cesse :

Depuis quatre ans vous êtes ma maîtresse,

Un amour de dix ans doit être préféré ;

Je remplis un devoir sacré.

Héros de l’amitié, vous m’approuvez vous-même.

Adieu, je pars désespéré.

Oui, je vais aux genoux d’un objet adoré :

Mais j’abandonne ce que j’aime.

 

 

Votre ode est parfaite (1), et je serais jaloux, si je n’étais transporté de plaisir. Je me jette aux pieds de votre humanité, et j’ose être attaché tendrement au plus aimable des hommes, comme j’admire le protecteur de l’Empire, de ses sujets, et des arts (2).

 

 

1 – Est-ce encore l’ode à Gresset ? (G.A.)

 

2 – On trouvera, dans les STANCES, le billet d’adieu en vers de Voltaire à Frédéric, et la réponse de celui-ci. Billet et réponse sont du 2 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

158 – DE VOLTAIRE

 

AU ROI, SOUS LE NOM D’ALGAROTTI (1)

 

 

ce 6 Décembre 1740.

 

 

A quatre lieues par delà Vesel, je ne sais où,

O détestable Vestphalie !

Vous n’avez chez vous ni vin frais,

Ni lit, ni servante jolie ;

De couvents vous êtes remplie,

Et vous manquez de cabarets.

Quiconque veut vivre sans boire,

Et sans dormir, et sans manger,

Fera très bien de voyager

Dans votre chien de territoire.

Monsieur l’évêque de Munster,

Vous tondez donc votre province :

Pour le peuple est l’âge de fer,

Et l’âge d’or est pour le prince.

Je vois bien maintenant pourquoi

Dans cette maudite contrée

On donna la paix et la loi

A l’Allemagne déchirée (2).

Du très saint Empire romain

Les sages plénipotentiaires,

Dégoûtés de tant de misères,

Voulurent en partir soudain,

Et se hâtèrent de conclure

Un traité fait à l’aventure,

Dans la peur de mourir de faim.

Ce n’est pas de même à Berlin.

Les beaux-arts, la magnificence,

La bonne chère, l’abondance,

Y font oublier le destin

De l’Italie et de la France.

De l’Italie ! Algarotti,

Comment trouvez-vous ce langage ?

Je vous vois, frappé de l’outrage,

Me regarder en ennemi.

Modérez ce bouillant courage,

Et répondez-nous en ami.

Vos pantalons à robe d’encre (3)

Vos lagunes à forte odeur,

Où deux galères sont à l’ancre,

Dix mille putains dont le …

Plus que vos canaux est profond,

Malgré le virus qui l’échancre ;

Un palais sans cour et sans parc

Où végète un doge inutile ;

Un vieux manuscrit d’Evangile

Griffonné, dit-on, par saint Marc ;

Vos nobles, avec prud’homie,

Allant du sénat au marché

Chercher pour deux sous d’eau-de-vie

Un peuple mou, faible, entiché

D’ignorance et de fourberie,

Le fessier souvent ébréché,

Grâce aux efforts du vieux péché

Que l’on appelle Sodomie ;

Voilà le portrait ébauché

De la très noble seigneurie.

Or, cela vaut-il, je vous prie,

Notre adorable Frédéric,

Ses vertus, ses goûts, sa patrie ?

J’en fais juge tout le public.

 

 

J’espère que je ne serai pas dénoncé au conseil des Dix. On dit que la république entretient un apothicaire qui a l’honneur d’être l’empoisonneur ordinaire de la sérénissime, et qui donne parties égales de jusquiame, de ciguë, et d’opium, aux mauvais plaisants ; mais je n’en crois rien. D’ailleurs, si je meurs, ce sera, je crois, dans le Rhin ou dans la Meuse, entre lesquels je me trouve renfermé, et qui se débordent de leur mieux. Je serai puni par le déluge d’avoir quitté mon roi ; je vais, si je puis, me réfugier à Clèves ; je me flatte que ses troupes auront trouvé de meilleurs chemins. Pour sa majesté, elle a trouvé le chemin de la gloire de bien bonne heure. J’entrevois de bien grandes choses ; mon roi agit comme il écrit. Mais se souviendra-t-il encore de son malheureux serviteur, qui s’en est allé presque aveugle, et qui ne sait plus où il va, mais qui sera jusqu’au tombeau, avec le plus profond et le plus tendre respect, de sa majesté le très humble, très obéissant serviteur et admirateur ?

 

 

1 – Alors à Berlin. (G.A.)

 

2 – Traité de Westphalie, 1648. (G.A.)

 

3 – Les inquisiteurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

159 – DE VOLTAIRE

 

Clèves, ce 15 Décembre 1740.

 

 

Grand roi, je vous l’avais prédit

Que Berlin deviendrait Athènes

Pour les plaisirs et pour l’esprit ;

La prophétie était certaine.

 

Mais, quand, chez le gros Valori (1),

Je vois le tendre Algarotti

Presser d’une vive embrassade

Le beau Lugeac (2), son jeune ami,

Je crois voir Socrate affermi

Sur la croupe d’Alcibiade ;

Non pas ce Socrate entêté,

De sophismes faisant parade,

A l’œil sombre, au nez épaté,

A front large, à mine enfumée ;

Mais Socrate vénitien,

Aux grands yeux, au nez aquilin

Du bon saint Charles Borromée.

Pour moi, très désintéressé

Dans ces affaires de la Grèce,

Pour Frédéric seul empressé,

Je quittais étude et maîtresse ;

Je m’en étais débarrassé ;

Si je volai dans son empire,

Ce fut au doux son de sa lyre ;

Mais la trompette m’a chassé.

 

Vous ouvrez d’une main hardie

Le temple horrible de Janus ;

Je m’en retourne tout confus

Vers la chapelle d’Emilie.

Il faut retourner sous sa loi,

C’est un devoir ; j’y suis fidèle,

Malgré ma fluxion cruelle,

Et malgré vous, et malgré moi.

Hélas ! ai-je perdu pour elle

Mes yeux, mon bonheur, et mon roi ?

 

 

Sire, je prie le Dieu de la paix et de la guerre qu’il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d’un double laurier, etc.

 

 

1 – Ambassadeur de France à Berlin. (G.A.)

 

2 – Charles-Antoine de Guérin. (G.A.)

 

 

 

 

 

160 – DU ROI

 

 

Au quartier de Herendorf, en Silésie, le 23 Décembre 1740.

 

 

 

Mon cher Voltaire, j’ai reçu deux de vos lettres  mais je n’ai pu répondre plus tôt : je suis comme le roi d’échecs de Charles XII, qui marchait toujours. Depuis quinze jours nous sommes continuellement par voie et par chemin, et par le plus beau temps du monde.

 

Je suis trop fatigué pour répondre à vos charmants vers, et trop saisi de froid pour en savourer tout le charme ; mais cela reviendra. Ne demandez point de poésie à un homme qui fait actuellement le métier de charretier, et même quelquefois de charretier embourbé. Voulez-vous savoir ma vie ?

 

Nous marchons depuis sept heures jusqu’à quatre de l’après-midi. Je dîne alors ; ensuite je travaille, je reçois des visites ennuyeuses : vient après un détail d’affaires insipides. Ce sont des hommes difficultueux à rectifier, des têtes trop ardentes à retenir, des paresseux à presser, des impatients à rendre dociles, des rapaces à contenir dans les bornes de l’équité, des bavards à écouter, des muets à entretenir ; enfin il faut boire avec ceux qui en ont envie, manger avec ceux qui ont faim ; il faut se faire juif avec les juifs, païen avec les païens.

 

Telles sont mes occupations, que je céderais volontiers à un autre, si ce fantôme nommé la Gloire ne m’apparaissait trop souvent. En vérité c’est une grande folie, mais une folie dont il est trop difficile de se départir lorsqu’une fois on en est entiché.

 

Adieu, mon cher Voltaire ; que le ciel préserve de malheur celui avec lequel je voudrais souper après m’être battu ce matin ! Le cygne de Padoue s’en va, je crois, à Paris, profiter de mon absence ; le philosophe géomètre carre des courbes ; le philosophe littérateur traduit du grec, et le savant doctissime ne fait rien (1), ou peut-être quelque chose qui en approche beaucoup.

 

Adieu encore une fois, cher Voltaire ; n’oubliez pas les absents qui vous aiment. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Frédéric désigne ici Algarotti, Maupertuis, Dumolard, et Jordan. (G.A.)

 

 

 

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Publié dans Frédéric de Prusse

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