CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 87

Publié le par loveVoltaire

ROI-DE-PRUSSE---Partie-87.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

353 – DE VOLTAIRE

 

 

Juin 1759.

 

Vos derniers vers (1) sont aisés et coulants,

Ils semblent faits sur les heureux modèles

Des Sarrasins, des Chaulieux, des Chapelles :

Ce temps n’est plus. Vous êtes du bon temps

Mais pardonnez au lubrique évangile

Du bon Pétrone, et souffrez sa gaieté.

Je vous connais, vous semblez difficile ;

Mais vous aimez un peu d’impureté,

Quand on y joint la pureté du style.

Pour Maupertuis, de poix-résine enduit,

S’il fait un trou jusqu’au centre du monde (2),

Si dans ce trou male mort le conduit,

J’en suis fâché ; car mon âme n’abonde

En fiel amer, en dépit sans retour.

Ce n’est pas moi qui le mine et le tue ;

Ah ! c’est bien lui qui m’a privé du jour,

Puisque c’est lui qui m’ôta votre vue.

 

 

Voilà tout ce que je peux répondre, moi malingre et affublé d’une fluxion sur les yeux, au plus malin des rois, et au plus aimable des hommes, qui me fait sans cesse des balafres, et qui crie qu’il est égratigné. Balafrez MM. de Daun et de Fermor (3), mais épargnez votre vieille et maigre victime.

 

Votre majesté dit qu’elle ne craint point notre argent. En vérité le peu que nous en avons n’est pas redoutable. Quant à nos épées, vous leur avez donné une petite leçon ; Dieu vous doit la paix, sire, et que toutes les épées soient remises dans le fourreau ! Ce sont les dignes vœux d’un philosophe suisse. Tout le monde se ressent de ces horreurs d’un bout de l’Europe à l’autre. Nous venons d’essuyer à Lyon une banqueroute de dix-huit cent mille francs, grâce à cette belle guerre.

 

Pour le parlement de Paris, ce tripot de tuteurs des rois diffère un peu du parlement d’Angleterre. Les sottises dites à haute voix par tant de gens en robe, et avocats, et procureurs, ont germé dans la tête de Damiens, bâtard de Ravaillac ; les sottises prononcées par les jésuites ont coûté un bras au roi de Portugal ; joignez à cela ce qui se passe de la Vistule au Mein, et voilà le meilleur des mondes possibles tout trouvé.

 

Encore une fois, puissiez-vous terminer bientôt cette malheureuse besogne ! vous êtes législateur, guerrier, historien, poète, musicien ; mais vous êtes aussi philosophe. Après avoir tracassé toute sa vie dans l’héroïsme et dans les arts, qu’emporte-t-on dans le tombeau ? un vain nom qui ne nous appartient plus ; tout est affliction ou vanité, comme disait l’autre Salomon, qui n’était pas celui du Nord. A Sans-Souci, à Sans-Souci, le plus tôt que vous pourrez.

 

De Prades est donc un Doeg, un Achitophel ? quoi ! il vous a trahi, quand vous l’accabliez de biens ! O meilleur des mondes possibles, où êtes-vous ! Je suis manichéen comme Martin.

 

Votre majesté me reproche dans ses très jolis vers de caresser quelquefois l’infâme ; eh ! mon Dieu, non ; je ne travaille qu’à l’extirper, et j’y réussis beaucoup parmi les honnêtes gens. J’aurai l’honneur de vous envoyer dans peu un petit morceau qui ne sera pas indifférent.

 

Ah ! croyez-moi, sire, j’étais tout fait pour vous ; je suis honteux d’être plus heureux que vous, car je vis avec des philosophes, et vous n’avez autour de vous que d’excellents meurtriers en habits écourtés. A Sans-Souci, sire, à Sans-Souci ; mais qu’y fera votre diablesse d’imagination ? est-elle faite pour la retraite ? oui, vous êtes fait pour tout.

 

 

1 – Lettre du 18 Mai. (G.A.)

 

2 – Voyez la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)

 

3 – L’un général autrichien, et l’autre, général irlandais commandant l’armée russe. (G.A.)

 

 

 

 

 

354 – DU ROI

 

 

A Reich-Hennersdorf, le 10 Juin 1759.

 

 

 

Apprenez qu’à moins que celui que vous savez (1) revienne sur terre faire des miracles, mon frère n’ira chercher personne. Il est encore, Dieu merci, assez grand seigneur pour faire venir et payer des médecins suisses ; et vous savez que les Frédérics, en plus grande quantité que les Louis, l’emportent sur eux,  chez les médecins, les poètes, et quelquefois même chez les philosophes qui, occupés de vaines spéculations, ne font guère réflexion sur la partie morale de leur science. Votre nièce a fait éclater le faste de son zèle en faveur de sa nation ; elle m’a brûlé comme je vous ai fait brûler à Berlin, et comme vous l’avez été en France. Vos Français extravaguent tous, quand il est question de la prééminence de leur royaume ; ils sont charmés de vous lâcher un Roi mon maître, d’affecter les travers de vieux ambassadeurs hors de mode, et de prendre fait et cause pour des rois qui ne leur font pas l’honneur de daigner les connaître ; en vérité, c’est dommage que votre nièce n’ait pas épousé M. Prior (2) ; cela aurait fait une belle race de politiques. Pour moi, je ne ménage aucun de ceux qui me font enrager, je les mords le mieux que je puis. Nous allons nous battre, selon toute apparence, en peu de jours, et pour peu que la fortune me seconde, les subdélégués de leurs majestés impériales et l’homme à la toque bénite (3) seront bien étrillés ; après cela, quelle consolation de se moquer d’eux : Pour vous, qui ne vous battrez point, pour Dieu, ne vous moquez de personne ; soyez tranquille et heureux, puisque vous n’avez point de persécuteurs, et sachez jouir sans inquiétude d’une tranquillité que vous avez obtenue après avoir couru soixante ans pour l’attraper. Adieu, je vous souhaite paix et salut. Ainsi soit-il. FÉDÉRIC.

 

 

P.S. – Mais êtes-vous sage à soixante et dix-ans ? apprenez à votre âge de quel style il vous convient de m’écrire (4). Comprenez qu’il y a des libertés permises et des impertinences intolérables aux gens de lettres et aux beaux esprits. Devenez enfin philosophe, c’est-à-dire raisonnable. Puisse le ciel, qui vous a donné tant d’esprit, vous donner du jugement à proportion ! si cela pouvait arriver, vous seriez le premier homme du siècle, et peut-être le premier que le monde ait porté : c’est ce que je vous souhaite. Ainsi soit-il.

 

 

1 – Jésus-Christ. (G.A.)

 

2 – Voyez la vingt-deuxième des Lettres anglaises (ou philosophiques) (G.A.)

 

3 – Le général autrichien Daun. Voyez une note de la lettre du 2 Juillet. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre de Voltaire du 19 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

355 – DU ROI

 

 

A Reich-Hennersorf, 20 Juin 1759.

 

 

Si j’étais du temps de l’ancienne chevalerie, je vous aurais dit que vous en avez menti par la gorge, en avançant au public que je vous ai écrit pour défendre mon Histoire de Brandebourg (1) contre les sottises qu’en dit un abbé en ic ou en ac (2) : je me soucie très peu de mes ouvrages ; je n’ai point pour eux cet amour enthousiaste qu’ont les célèbres auteurs pour le moindre mot qui leur échappe ; je ne me battrai avec personne, ni pour ma prose ni pour mes vers, et l’on jugera ce que l’on voudra, sans que cela me cause d’insomnies. Je vous prie donc de ne point vous échauffer pour un sujet si mince, qui ne mérite pas que vous vous déchaîniez contre mes ennemis littéraires. Vous criez tant pour la paix : qu’il vous conviendrait mieux d’écrire avec cette noble impertinence qui vous va si bien, contre ceux qui en retardent la conclusion, contre tous ces gens qui sont dans les convulsions et dans le délire ! Ce serait un trait singulier dans l’histoire, si on écrivait au dix-neuvième siècle que ce fameux Voltaire, qui, de son temps, avait tant écrit contre les libraires, contre les fanatiques, et contre le mauvais goût, avait fait, par ses ouvrages, tant de honte aux princes, de la guerre qu’ils se faisaient, qu’il les avait obligés à faire la paix dont il avait dicté les conditions. Entreprenez cette tâche-là, vous vous érigerez un monument que les temps n’effaceront pas. Virgile accompagna Mécène aux voyages de Brindes où Auguste fit sa paix avec Antoine ; et Voltaire, sans voyager (dira-t-on), fut le précepteur des rois comme de l’Europe. Je souhaite que l’on puisse ajouter ce trait à votre vie, et que je puisse vous en féliciter bientôt. Adieu. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voltaire avait avancé cela dans la note qui suivait l’Ode sur la mort de la margrave de Bareith. (G.A.)

 

2 – Caveyrac. (G.A.)

 

 

 

 

 

356 – DU ROI

 

 

A Reich-Hennersdorf, le 2 Juillet 1759.

 

 

Votre muse se rit de moi

Quand pour la paix elle m’implore.

Je la désire, je l’honore ;

Mais je n’impose point la loi

Au Bien-Aimé, votre grand roi ;

A la Hongroise, qu’il adore ;

A la Russienne, que j’abhorre ;

A ce tripot d’ambitieux

De qui les secrets merveilleux

Que Tronchin sait, et que j’ignore,

Ne sauraient réparer les cerveaux vicieux

Qu’en leur donnant de l’ellébore.

Vous à la paix tant animé,

Vous qu’on dit avoir l’honneur d’être

Le vice-chambellan du second Bien-Aimé (1),

A la paix, s’il se peut, disposez votre maître.

 

 

C’est à lui qu’il faut s’adresser, ou à son d’Amboise en fontange (2).Mais ces gens ont la tête pleine de projets ambitieux ; ils sont un peu difficiles ; ils veulent être les arbitres des souverains, et c’est ce que des gens qui pensent comme moi ne veulent nullement souffrir. J’aime la paix tout autant que vous la désirez ; mais je la veux bonne, solide et honorable. Socrate ou Platon auraient pensé comme moi sur ce sujet, s’ils s’étaient trouvés placés dans le maudit point que j’occupe en ce monde.

 

Croyez-vous qu’il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à voir et faire égorger des inconnus à perdre journellement ses connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux caprices du hasard, à passer toute l’année dans les inquiétudes et les appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune ?

 

Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la société, les agréments de la vie, et j’aime à être heureux autant que qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix de notre sang, de notre repos, à lui sacrifier tout notre être. L’illustre Zadig (3) essuya bien des aventures qui n’étaient pas de son goût, Candide de même : ils prirent cependant leur mal en patience. Quel plus bel exemple à suivre que celui de ces héros ?

 

Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses hongroises et les justaucorps verts des Roxelans On est actuellement aux trousses de ces derniers, qui par leur balourdise nous donnent beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d’embarras cette année, et que je me délivrerai des verts et des blancs.

 

Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite par sa sainteté (4) ; il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je sortirai d’autant plus sûrement de tout ceci, que j’ai dans mon camp une vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d’Arc. Cette divine fille est née en pleine  Vestphalie, aux environs de Hildesheim. J’ai de plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son dieu et son grand diable que nous taillerons tout en pièces.

 

Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des Gaules à l’aide d’une pucelle, il est donc clair que par les secours de la mienne nous vaincrons les trois dames (5) ; car vous savez que dans le paradis les saints conservent toujours un peu de tendre pour les pucelles. J’ajoute à ceci que Mahomet avait son pigeon ; Sertorius, sa biche ; votre enthousiaste des Cévennes, sa grosse Nicole ; et je conclus que ma pucelle et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.

 

Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités qui n’y ont aucun rapport.

 

L’abominable entreprise de Damiens, le cruel assassinat intenté contre le roi de Portugal, sont de ces attentats qui se commettent en paix comme en guerre ; ce sont les suites de la fureur et de l’aveuglement d’un zèle absurde. L’homme restera, malgré les écoles de philosophie, la plus méchante bête de l’univers ; la superstition, l’intérêt, la vengeance, la trahison, l’ingratitude, produiront jusqu’à la fin des siècles des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et très rarement la raison, nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres, des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des banqueroutes. C’est sur ces matières que roulent toutes les annales de l’univers.

 

Je crois, puisque cela est ainsi, qu’il faut que cela soit nécessaire. Maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant que si un être bienfaisant avait fait l’univers, il nous aurait rendus plus heureux que nous ne le sommes. Il n’y a que l’égide de Zénon pour les calamités, et les couronnes du jardin d’Epicure pour la fortune.

 

Pressez votre laitage, faites cuver votre vin et faucher vos prés sans vous inquiéter si l’année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du Bien-Aimé m’a promis, tout vieux lion qu’il est, de donner un coup de patte à l’infâme. J’attends son livre. Je vous envoie, en attendant, un Akakia contre sa sainteté (6), qui, je m’en flatte, édifiera votre béatitude.

 

Je me recommande à la muse du général des capucins, de l’architecte de l’église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.

 

En vérité, je n’y tiens plus. J’aimerais autant parler du comte de Sabines, du chevalier de Tusculum, et du marquis d’Andès. Les titres ne sont que la décoration des sots, les grands hommes n’ont besoin que de leur nom.

 

Adieu ; santé et prospérité à l’auteur de la Henriade, au plus malin et au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le monde. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Variante de l’édition de Berlin :

 

Mais vous, pour la paix tant enclin,

Vous qu’on dit avoir l’honneur d’être

Le vice-chambellan de Louis du Moulin.

 

 

Louis du Moulin était le sobriquet de Louis XV, depuis Fontenoy. Voyez une de nos notes du chapitre XV du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

2 – La marquise de Pompadour. (G.A.)

 

3 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)

 

4 – Le pape Rezzonico (Clément XIII) avait envoyé une épée bénite et un bonnet doublé d’agnus au maréchal Daun, qui avait eu la bêtise de se prêter à cette facétie digne du treizième siècle. (K.)

 

5 – Elisabeth, Marie-Thérèse, la Pompadour. (G.A.)

 

6 – Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine en Europe, traduite du chinois. Frédéric, dans ce pamphlet, se moque du pape envoyant à Daun la fameuse toque bénite. (G.A.)

 

ROI DE PRUSSE - Partie 87

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article