CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 11

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à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Le porteur (1) ne vous dira pas qu’il est la plus aimable créature du monde ; mais moi je vous le dis, ma chère philosophe. Il a fait d’ailleurs ce que vous deviez faire ; il nous est venu voir.

 

 

1 – Grimm, qui était venu rejoindre à Genève madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Juin 1759.

 

 

          Les ailes des anges m’ont obombré, mon cher et respectable ami ; j’ai le brevet pour Ferney (1) plus favorable que je n’avais osé le demander et l’espérer ; il est pour moi comme pour madame Denis. Je n’aurais jamais osé prétendre que mon nom fût couché, en parchemin, dans une patente signée Louis.

 

          Monsieur l’ambassadeur, recevez mes très humbles actions de grâces.

 

          Mon cher ange, vous avez voulu un pot-de-vin pour vos négociations ; vous devez l’avoir reçu ; vous devez avoir lu mon petit drame. Si j’avais pu deviner que M. le duc de Choiseul (2) pousserait ses bontés, que je vous dois, jusqu’à parler de moi dans la chambre du roi, j’aurais, moi, poussé l’insolence jusqu’à demander dans le brevet l’insertion des droits de Tournay ; cela n’aurait rien coûté, et cette grâce si naturelle était tout aussi facile que l’autre. Ma modestie m’a perdu, je n’ai pas eu la témérité de parler de moi ; je n’ai demandé les droits de Ferney que pour ma nièce ; mais Tournay ne regardait que moi, et je me suis tu.

 

          Maintenant que mon brevet pour Ferney est obtenu, je n’ai pas l’insolence d’en demander un second pour Tournay (3). Figurez-vous quel plaisir ce serait d’avoir deux terres entièrement libres, et comme cela irait à l’air de mon visage. M. de Brosses m’a garanti tous les droits de sa terre ; mais c’est le beau billet qu’a La Châtre. Ils disent qu’il n’a pu me garantir des droits qui lui sont personnels ; tant pis pour lui, il ne m’a vendu qu’à cette condition ; mais tant pis pour moi, qui serai vexé.

 

          Monsieur le Parmesan (4), qui êtes Envoyé chez vous, je vous ai fait mon compliment. Vous avez été obligé d’écrire à Parme, vous n’avez pas le temps d’écrire aux Délices. Cependant je vous ai envoyé une tragédie ; pour Dieu, donnez-moi un petit signe de vie. Que dites-vous de l’avis (5) à frère Berthier et à monsieur des Nouvelles ecclésiastiques ?

 

          Mille tendres respects à tout ange.

 

 

1 – Un brevet d’exemption d’impôts. (G.A.)

 

2 – Il était ministre des affaires étrangères depuis le mois d’octobre 1758. (G.A.)

 

3 – Voyez pourtant la lettre qui suit. (G.A.)

 

4 – D’Argental venait d’être nommé ministre plénipotentiaire de l’infant duc de Parme, avec le titre de comte. (G.A.)

 

5 – Note qui était à la suite de l’Ode sur la mort de la margrave de Bareuth. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chauvelin.

 

A Lausanne, 3 Juin 1759 (1).

 

 

          Monsieur, le malingre Suisse, l’importun V., vous demande très humblement pardon de vous excéder ; mais ayez pitié de lui. Il n’avait pas osé parler de Tournay dans sa requête au roi, parce qu’il ne voulait pas que son nom retentît aux oreilles des monarques. Il a été tout stupéfait et tout confondu de voir que le roi lui accordait, pour lui et pour sa nièce, l’ancien dénombrement de Ferney. S’il avait eu un peu de présomption, il aurait fait aisément insérer Tournay dans le brevet, et tout était fini ; il serait sûr d’être l’homme le plus libre du mode : sa modestie l’a perdu. Mais, monsieur, que vos bontés secondent cette modestie funeste, et que je vous aie l’obligation de ne point perdre mes droits de Tournay ! si on m’en ôte un, on me les enlève tous. Je n’ai acheté cette terre à vie que par le seul motif de jouir de ces droits, et à cette condition. M. de Brosses me les a garantis par un billet de sa main, aussi bien que l’exemption des lods et ventes. Me voilà donc dans la nécessité de plaider au conseil contre M. de Brosses, et d’exiger de lui cette garantie. On peut me demander le dixième, la capitation, etc. Il est très certain que, hors le droit de ressort au parlement de Dijon, Tournay et Ferney sont absolument libres ; je pourrais même, si j’étais calviniste, avoir un prédicant dans mon château. Enfin, monsieur, vous sentez combien des droits si singuliers doivent être chers. Je n’ai pas, en vérité, le courage de demander au roi un second brevet ; mais je suis persuadé qu’un mot de vous vaudrait une patente. Si vous aviez la bonté de dire à MM. Faventines, Drouet ou autres, que le roi m’a accordé un brevet de franchise de tous droits à Ferney, et que vous regardez ce brevet comme une conséquence des droits que M. de Brosses m’a transmis à Tournay ; si enfin vous pouviez leur remontrer que, la chose étant litigieuse, on doit pencher du côté de la faveur ; si du moins vous daigniez exiger d’eux un délai pendant lequel il se pourrait, à toute force, que je fusse assez insolent pour demander un petit mot de confirmation pour Tournay, je vous aurais la plus sensible obligation du monde.

 

          Vous autres, messieurs du conseil, vous n’aimez pas trop les gens qui veulent être libres ; mais daignez considérer que j’ai l’honneur d’être Suisse, que vous m’avez toujours un peu aimé, et vous pouvez me rendre le plus heureux mortel qui respire.

 

          Voulez-vous bien permettre que je vous envoie le mémoire des fermiers-généraux noté de remarques de Mathanasius ?

 

          Recevez mes impertinentes prières et mes tendres respects. Le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Soltikof.

1759.

 

 

          J’abuse des bontés de M. de Soltikof. Je le supplie de me mander comment on écrit le nom des sectaires appelés dans mes Mémoires Kalkonistky, ou Ratzoniski, ou Ralkoniky, ou Roskolchiqui (1).

 

          Qui sont donc ces gens-là dont le nom me fait donner au diable ?

 

          Et mes worsko-jésuites, ou vlorsko-jésuites, qui sont-ils ? je n’y entends rien. Tous ces drôles-là ne valent pas la peine qu’on en parle, à moins qu’ils ne soient bien ridicules, comme sont chez nous tous nos fanatiques.

 

 

1 – Extrait de la réponse de M. de Soltikof : « Les sectaires en Russie s’appellent Roskolniki ou Roskolstchiki, nom qui a sa dérivation du verbe russe roskoloti, qui veut dire fendre. Il y a quantité de ces sectes en Russie dont chacune a ses folies particulières, et qui se distinguent par divers noms. Peut-être que ceux dont vous faites mention sous le nom de worsko-jésuites sont une de ces sectes. » (Note communiquée par feu Decroix.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

1759.

 

 

          Je suis bien malingre, mais très heureux. Honorez, madame, nos petits pénates de votre présence, vous et M. Grimm. Liberté entière pour le malade ; il sera consolé quand il aura l’honneur de vous voir. L’oncle et la nièce vous attendent avec transport.

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 8 Juin (1).

 

 

          Madame, j’ai également à me plaindre de la guerre et de la nature. L’une et l’autre conspirent à me priver du bonheur de faire ma cour à votre altesse sérénissime ; la vieillesse, les maladies et les housards sont de cruels ennemis. J’ai bien peur, madame, que ces housards ne demandent un peu de fourrage à vos Etats, et qu’ils paient fort mal leur dîner et celui de leurs chevaux. Du moins, madame, votre beau duché (reste d’un duché encore plus beau), n’aura rien à reprocher à la cavalerie française. Je crois que depuis Rosbach elle a perdu l’idée de venir prendre respectueusement du foin dans vos quartiers.

 

          Il me paraît que le roi de Prusse, qui attaquait à droite et à gauche autrefois, comme le bélier de la vision de Daniel, est totalement sur la défensive. Pour nous, nous sommes sur l’expectative, et Paris est sur l’indifférence la plus gaie. Jamais on ne s’est tant réjoui, jamais on n’a inventé tant de plaisanteries, tant de nouveaux amusements. Je ne sais rien de si sage que ce peuple de Paris, accusé d’être frivole. Quand il a vu les malheurs accumulés sur terre et sur mer, il s’est mis à se réjouir et a fort bien fait ; voilà la vraie philosophie. Je suis un vieillard très indulgent ; il faut, en plaignant les malheureux, applaudir à ceux qui … (narguent ou rient de) leurs malheurs.

 

          Je renouvelle mes remerciements très humbles à votre altesse sérénissime ; sa protection, au sujet des paperasses (2) touchant le czar, fait ma consolation. Je me mets à ses pieds avec le plus profond respect. Le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Mémoires que devait lui communiquer madame de Bassewitz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 11 Juin.

 

 

          Mon ancien ami, mademoiselle Fel (1) est chez moi avec son frère, qui est plus vieux que vous, qui a fait le voyage gaiement, et qui chante encore. Quand vous voudrez venir nous voir sans chanter, vous ne serez pas si bien reçu que chez les Montmorency ; mais

 

 

.  .  . Oves ad flumina pavit Adonis.

 

VIRG., ecl. X.

 

 

          De là je conclus que vous pouvez très bien venir philosopher sur les bords de notre lac. J’ai la folie de faire bâtir un très beau château ; mais ce ne sera pas là que j’aurai l’insolence de vous recevoir, mais bien dans la guinguette des Délices. Vous verrez un homme entièrement libre. Le roi m’a accordé la confirmation des privilèges de ma terre qui la rendent entièrement indépendante. Je suis parvenu à ce que j’ai désiré toute ma vie. L’indépendance et le repos. Vous ferez fort bien de venir partager avec moi ces deux biens inestimables ; nous ajusterons ensemble l’Histoire de Pierre-le-Grand. Plus je vais en avant, plus je vois qu’il mérite ce titre. Quand je le vis, il y a quarante ans (2), courant les boutiques de Paris, ni lui ni moi ne nous doutions que je serais un jour son historien. Je vous avertis qu’il a fait sortir les jésuites de ses Etats ; apparemment que quelque frère Berthier lui avait déplu.

 

          Il y a longtemps que quelqu’un (3) exigea de moi des paraphrases de l’Ancien Testament ; je choisis le Cantique des Cantiques et l’Ecclésiaste. L’un de ces ouvrages est tendre, l’autre est philosophique. J’ai eu le plaisir de parler au cœur et à la raison ; mais je crains bien que les copies de l’Ecclésiaste ne soit falsifiées : je m’en remets à la Sorbonne pour la condamnation des copistes ; je me soumets d’ailleurs au pape et à l’Eglise, avec toute la résignation d’un bon chrétien tel que je suis et que j’ai toujours été. Il y a longtemps que j’ai lu les quatre volumes (4) de M. d’Alembert, et je les ai lus avec un extrême plaisir.

 

          Je ne comprends pas comment vous ne vous êtes pas fait payer des cent vingt livres par madame de Fontaine. Elle est chargée, par un grand accord de famille, de vous payer cette somme, et vous recevrez votre argent tôt ou tard avec cette lettre.

 

          Bonsoir ; je vous quitte pour Pierre-le-Grand. Je me flatte toujours que, quand vous aurez fait votre cours d’artillerie sous M. Belidor (5), vous viendrez vous reposer aux Délices.

 

 

Vale, nostrorum sermonum candide judex.

 

HOR. , lib. I.

 

 

 

1 – Cantatrice de l’Opéra. (G.A.)

 

2 – En 1717. (G.A.)

 

3 – La Pompadour. (G.A.)

 

4 – Les Mélanges littéraires. (G.A.)

 

5 – Bernard Forest de Belidor, né en 1697, mort en 1761. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

15 Juin 1759.

 

 

          Si vous êtes à Paris, ma chère nièce, il faut que je vous importune encore pour ma Chevalerie (1). J’ai donné congé pour quelque temps à Pierre-le-Grand en faveur de mes chevaliers. Gardez-vous bien de montrer mon brouillon à qui que ce soit au monde ; ceci est un secret de famille, excepté pour M. de Florian. Cet ouvrage est-il dans vos mains ? est-il chez M. d’Argental ? je n’en sais rien. Je suis toujours tout stupéfait de ne recevoir aucune nouvelle, depuis plus d’un mois, du nouvel envoyé de Parme (2). Il s’était chargé d’une négociation avec M. le comte de La Marche, mon seigneur suzerain ; rien n’était plus convenable à un ministre. Je l’ai pressé de ne me point instruire de mes affaires ; mais je ne puis concevoir qu’il ne me parle pas d’une tragédie. Il faut qu’il ait quelque chose sur le cœur ; je vous prie de m’en éclaircir. Il m’aurait autrefois écrit des volumes sur une pièce de théâtre ; je ne conçois rien à son silence … Aimez toujours un peu le vieux Suisse.

 

          Mon Parmesan m’écrit enfin, et m’envoie des volumes d’observations. Vraiment oui, il est bien question de cela ! Pense-t-il que depuis trois semaines je n’aie pas changé la pièce. Gardons ce secret d’Etat, et amusons-nous.

 

 

1 – Tancrède. (G.A.)

 

2 – D’Argental. (G.A.)

 

1759 - Partie 11

 

 

 

 

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