CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 12
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à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 15 Juin 1759.
Mon divin ange parmesan, je reçois enfin un mot de votre écriture céleste, et un volume de critiques de Scaliger, de la main de madame l’Envoyée de Parme. Sa négociation ne sera pas difficile. Vous ne songez pas qu’il s’est passé trois semaines entre l’envoi de la Chevalerie et votre réponse, et que, pendant trois semaines, il faut bien qu’une tragédie ait le temps de changer de visage ; aussi en a-t-elle changé tous les jours. Je viens d’entrevoir quelques critiques auxquelles j’ai répondu, il y a plus de quinze jours, par des vers bons ou mauvais.
Quelque respect que j’aie pour ce barbare de grand homme, Pierre Ier, je l’abandonne à tout moment pour mes chevaliers. Les terres me désolent, M. d’Espagnac (1) m’opprime, les fermiers-généraux me tourmentent ; j’ai peu de foin ; et cependant il faut faire des tragédies et des histoires avec une santé déplorable. Mademoiselle Fel a beau adoucir mes maux par son joli gosier, la tête va me tourner.
Mon cher ange, quelle différence de M. le duc de Choiseul à monsieur l’abbé (2) ! Cependant vous n’aviez point hébergé,
Alimenté, rasé, désaltéré, porté,
Le joueur.
M. le duc de Choiseul. J’augure bien de nos affaires entre les mains d’un homme qui pense si noblement, qui fait du bien à ses amis ; c’est une belle âme. Dites-moi donc un peu, n’est-il pas très bien avec la personne (3) envers qui on prétend que Babet fut ingrate ?
Ah çà ! combien de fromages de Parmesan vous donne-t-on par année ? n’est-ce pas douze mille ?
Je veux que mon ange soit à son aise. Vraiment M. le duc de Choiseul a eu très grande raison de créer ce poste ; le beau-père Stanislas a un ministre, et le gendre (4) n’en aurait pas !
La poste part ; je n’ai pas eu le temps de lire le volume de madame d’Argental ; je vais le dévorer. Je baise le bout de vos ailes à tous tant que vous êtes.
1 – Sahuguet d’Espagnac, conseiller de grand’chambre depuis 1737, et chef du conseil du comte de La Marche.
2 – Bernis. (G.A.)
3 – La Pompadour. (G.A.)
4 – Louis XV, dont la fille Louise-Elisabeth avait épousé Philippe, duc de Parme. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, 18 Juin.
Je reçois, mon ancien ami, votre seconde lettre et votre mémoire ; vous avez la bonté de m’envoyer encore quelques rogatons. Je suis très fâché que les idées philosophiques et les églogues (1) de ceux qui ont pris le nom de Salomon courent le monde ; passe encore si c’étaient les ouvrages de mon Salomon du Nord, il est fait pour être condamné par la Sorbonne ; il n’a jamais commencé aucune de ses pièces par dire à une femme : Donnez-moi un baiser sur la bouche.
J’ai grand’peur que mes paraphrases du sage de Jérusalem ne courent d’une manière très fautive ; les copistes et les commentateurs ont altéré le texte dans tous les temps.
Je n’ai point de foi au débarquement du Pretender (2) en Ecosse, sur une flotte russe et suédoise ; cela me paraît tiré des Mille et une nuits. A l’égard de notre descente, je fais des vœux pour elle ; mais je crains furieusement les philosophes anglais possesseurs d’environ deux cent quatre-vingts vaisseaux de guerre. Ce sont deux cent quatre-vingts problèmes newtoniens, difficiles à résoudre par nos auteurs cartésiens.
Pour moi, je ne m’occupe que de mon czar Pierre ; j’aime les créateurs ; tout le reste me paraît peu de chose. Je suis bien aise de faire voir que les héros n’ont pas la première place dans ce monde. Un législateur est, à mon sens, bien au-dessus d’un grenadier ; et celui qui a formé un grand empire vaut bien mieux que celui qui a ruiné son royaume.
Si M. de Silhouette continue comme il a commencé, il faudra lui trouver une niche dans le Temple de la Gloire, tout à côté de Jean-Baptiste Colbert. Je vous en donnerai une dans le Temple de l’Amitié, si vous m’écrivez quelquefois. Vos lettres contiennent toujours des choses intéressantes, et font toujours grand plaisir à l’oncle et à la nièce.
Mandez-moi si vous êtes assez heureux pour avoir quelques actions dans les fermes-générales. Je crois que ce sera le meilleur bien du royaume ; mais, pour moi, je donne la préférence à mes bœufs, à mes chevaux, à mes moutons, et à mes dindons ; et je préfère la vie patriarcale à tout. Quand vous viendrez me voir, je ferai tuer un chevreau, je répandrai de l’huile sur une pierre, et nous adorerons ensemble l’Eternel.
1 – L’Ecclésiaste, le Cantique des cantiques. (G.A.)
2 – Charles-Edouard. C’était une fausse nouvelle. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental.
Aux Délices, 18 Juin 1759.
Cette dépêche sicilienne doit être adressée à madame l’Envoyée de Parme, qui s’est donné la peine de faire un si beau mémoire, et de l’écrire tout entier de sa main. Il paraît bien qu’elle doit partager toutes les négociations de M. l’Envoyé ; elle connaît à fond toutes les affaires de la Sicile (1) ; toutes ses réflexions sont justes, profondes, et fines ; ses raisonnements forts et pressants, bien déduits, clairement exposés, prouvés, appuyés. C’est un petit chef-d’œuvre que ce mémoire ; et, ce qui n’est jamais arrivé et n’arrivera plus, c’est que l’auteur adopte sans restriction toutes les critiques qu’elle a eu la bonté d’envoyer. Il en a fait aussi honneur à tous les anges, et baise le bout de leurs ailes avec une profonde humilité et les remerciements les plus tendres et les plus sincères.
Ô anges ! ne soyez en peine de rien ; notre nièce et moi nous pensions comme vous presque sur tous les points ; mais nous n’avons pu résister à la rage de vous envoyer au plus vite notre chevalier, et de vous faire voir qu’à soixante et six ans on a encore du sang dans les veines. Tancrède a été fait comme Zaïre, en trois semaines ; nous en avons des témoins, et, à l’heure où nous faisons cette dépêche, nous attestons le ciel que tout est corrigé à peu près suivant vos divines intentions, que nous avons à moitié devinées, et à moitié suivies.
Nous sentons avec douleur que notre intrigue est fondée sur un billet équivoque, comme celle de Zaïre ; nous avouons en cela notre insuffisance et la stérilité de notre imagination, mais nous réparerons cela par un gros bon sens qui régnera dans toute la pièce. Notre bon sens est très aidé par les lumières des anges. Le message porté chez les Maures, pour arriver à Messine, n’était pas sans difficulté ; le balourd qui porte ce billet a aussi son embarras. Ce sont les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine ; il faut qu’elles aillent juste, j’en conviens ; mais il faut que cette machine soit brillante, pompeuse, que tout intéresse, que le cœur soit déchiré, que les larmes coulent, qu’un grand et tendre intérêt ne laisse pas aux spectateurs le temps de la réflexion, et qu’ils ne songent aux poulies qu’après avoir essuyé leurs larmes.
Mon Dieu ! que je fus aise quand j’appris que le théâtre était purgé (2) de blanc-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal ! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne sais quoi de naïf et de vrai dans cette Chevalerie me plaisait beaucoup ; et soyez vivement persuadée que, si mes foins étaient faits, la pièce en vaudrait beaucoup mieux.
M. le conseiller de grand’chambre, d’Espagnac, me glace encore l’imagination ; MM. les fermiers-généraux la tourmentent, mes maçons l’excèdent ; il faut que j’arrange une colonnade le matin, et que je rapetasse une scène le soir. Je vois encore que je serai obligé de présenter une incivile requête par la main des anges, à M. le duc de Choiseul, et que j’abuserai à l’excès de leur bonté.
Au milieu de tout cela, il faut faire imprimer l’Histoire d’une création de deux mille lieues par l’auguste barbare Pierre-le-Grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Syracuse.
Je suppose que mes juges trouveront bon que les biens de Tancrède soient une dot que l’Etat donne à Orbassan pour son mariage ; ils verront sans doute que cette circonstance le rend plus odieux à Tancrède et à sa maîtresse ; ils seront convaincus qu’il serait inutile de parler de cette donation dans le conseil d’Etat, si ce n’était pas un des articles du mariage. Il ne faut pas, à la vérité, qu’Orbassan reproche au beau-père de s’y opposer ; mais il n’est peut-être pas mal qu’un autre chevalier fasse ce reproche au beau-père. J’aime assez ces contestations parmi des gens du temps passé, dont la politesse n’était pas la nôtre, et qui avaient plus de casques que de chemises.
Mes juges sentent que c’est une chose fort délicate de faire demander Aménaïde en mariage par un circoncis ; c’est bien assez que quelque brutal de chevalier dise qu’en effet il y a quelque Sarrasin qui a fait du bruit dans la ville, qu’il nomme même ce jeune mahométan, et qu’il fasse tomber sur lui tous les soupçons les plus vraisemblables.
Mes juges verront combien il est aisé à ce soldat, intime ami de Tancrède, de dire, au commencement du troisième acte, qu’il fit un tour à la ville, il y a deux jours, et qu’il y entendit murmurer du mariage d’Orgassan.
Mes juges savent qu’il suffit de quatre vers dans un endroit, et d’une douzaine dans un autre, pour expliquer ce qui n’est pas assez clair, et pour rendre l’intérêt plus touchant. Le commencement du cinquième acte, par exemple, avait besoin d’être retouché, et je crois actuellement la scène du père et de la fille beaucoup plus intéressante ; enfin il me paraît qu’on ne m’a prescrit que des choses aisées à faire.
J’avertis humblement que ces mots, ce billet adultère (3), ne révolteront point quand il n’y aura pas de petits-maîtres sur le théâtre ; ce n’est pas que je sois beaucoup attaché à ce mot, et qu’il ne soit très facile d’en substituer un autre ; mais je le crois bon, et je le dis pour la décharge de ma conscience.
Vous avez grande raison, madame, de vous écrier et de m’accuser de barbarie allobroge, sur
Ces beaux nœuds dont nos cœurs étaient joints …
Dont on peut accuser ou vanter son courage.
Vous avez le nez fin, et moi aussi : cela ne vaut pas le diable, et cela fut corrigé un quart d’heure après avoir eu l’impertinence de vous l’envoyer.
Je vais sortir du Kamtschatka, où je suis à présent, et j’aurai l’honneur de vous envoyer la pièce avant qu’il soit un mois ; mais, avant ce temps-là, il se pourrait bien faire que je couchasse par écrit un beau mémoire dans lequel je m’accuserais de l’énorme bêtise de m’être fié à des billets de garantie pour les privilèges de ma terre de Tournay.
M. d’Argental s’étant bien voulu charger des finances du sieur Pesselier, il les enverra quand il pourra ; je ne suis pas pressé d’argent. De quoi s’avise Pesselier de gouverner les finances ? a-t-il trouvé quelque chose de mieux que les actions sur les fermes ? Cependant, si M. d’Argental a la condescendance de m’envoyer cet écrit, ne peut-il pas le faire contre-signer ? Je le mettrai dans les rayons de ma petite bibliothèque destinés aux faiseurs de projets ; j’en ai déjà bon nombre.
Dites-moi donc, mes anges, n’avez-vous pas douze mille parmesans au moins par an ? mais aussi n’êtes-vous pas obligés d’avoir une plus grosse maison ? Je me flatte que vous avez renoncé entièrement à la grand’chambre ; c’est un cul-de-sac bien ennuyeux. Et puis, quel bavard que cet avocat-général (4) ! Mes anges, je suis plus que jamais votre Suisse. V.
1 – Tancrède, qu’elle avait critiqué. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à madame de Fontaine du 5 mai. (G.A.)
3 – Tancrède, sc. II, act. IV. Voltaire sacrifia cette expression. (G.A.)
4 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 23 Juin 1759.
Mon divin ange parmesan, si je n’obéis pas bien, j’obéis vite. Il y a quelques coups de lime à donner, nous l’avouons ; mais prenez toujours, et, avec le temps, toutes les lois de madame d’Argental seront exécutées. On sait bien qu’en parlant du courrier qui va porter le billet doux, la confidente peut dire :
Il vous fut attaché dès vos plus jeunes ans,
Vos intérêts lui sont aussi chers que la vie,
et en faire un excellent domestique, qui fait pendre sa maître en ne disant pas son secret. Il y a encore quelque chose à fortifier au cinquième acte ; mais il s’agit à présent d’une importante négociation. Votre Suisse vous donnera bientôt autant d’affaires que votre Parme.
Madame la marquise (1) a su que je faisais un drame, et moi je lui ai écrit (2) galamment que je le lui enverrais, que je le soumettrais à ses lumières, que je me souvenais toujours des belles décorations qu’elle eut la bonté de faire donner à Sémiramis, etc. Elle m’a répondu qu’elle attendait la pièce. Que faut-il donc faire, mon cher ange ? la donner à M. le duc de Choiseul, et que M. le duc de Choiseul la donne à madame la marquise comme un secret d’Etat. Elle fera ses observations, elle protégera notre Sicile. Je suis Suisse, il est vrai ; mais je sais mon monde, et je veux que les prêtres sachent que je suis bien en cour.
Vous voyez, mon divin ange, que je donne toujours la préférence au spirituel sur le temporel ; vous serez bientôt outrecuidé d’un mémoire sur Tournay.
Mais M. le comte de Choiseul part-il bientôt (3) ? Je voudrais lui envoyer quelque chose pour l’amuser sur la route. Qu’il n’oublie point la comtesse de Bentinck à Vienne, s’il veut être amusé.
1 – La Pompadour. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Pour Vienne. (G.A.)