CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 9

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A UN MEMBRE DE L’ACADÉMIE DE BERLIN.

 

Potsdam, le 15 Avril 1752 (1).

 

 

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          Je réponds à toutes vos questions. La plupart des anecdotes sur mademoiselle de Lenclos sont vraies, mais plusieurs sont fausses. L’article de son testament dont vous me parlez n’est point un roman ; elle me laissa deux mille francs. J’étais enfant ; j’avais fait quelques mauvais vers qu’on disait bons pour mon âge. L’abbé de Châteauneuf, frère de celui que vous avez vu ambassadeur à La Haye, m’avait mené chez elle, et je lui avais plu je ne sais comment. C’est ce même abbé de Châteauneuf qui avait fini son histoire amoureuse ; c’est lui à qui cette célèbre vieille fit la plaisanterie de donner ses tristes faveurs à l’âge de soixante et dix ans. Vous devez être persuadé que les Lettres (2) qui courent, ou plutôt qui ne courent plus sous son nom, sont au rang des mensonges imprimés. Il est vrai qu’elle m’exhorta à faire des vers ; elle aurait dû plutôt m’exhorter à n’en pas faire. C’est un métier trop dangereux, et la misérable fumée de la réputation fait trop d’ennemis et empoisonne trop la vie. La carrière de Ninon, qui ne fit point de vers, et qui eut et donna longtemps beaucoup de plaisir, est assurément préférable à la mienne.

 

          On pouvait se passer d’écrire en forme sa Vie ; mais du moins on a observé la bienséance de ne l’écrire que longtemps après sa mort. Les biographes qui ont écrit ma prétendue histoire dont vous me parlez, se sont un peu pressés, et me font trop d’honneur. Il n’y a pas un mot de véritable dans tout ce que ces messieurs ont écrit. Les uns ont dit, d’après l’équitable et véridique abbé Desfontaines, que je ressemblais à Virgile par ma naissance, et que je pouvais dire apparemment comme lui :

 

 

O fortunatos nimium, sua si bona nôrint,

Agricolas !

 

Georg., II.

 

 

          Je pense sur cela comme Virgile, et tout me paraît fort égal. Mais le hasard a fait que je ne suis pas né dans le pays des églogues et des bucoliques. Dans une autre Vie qu’on s’est avisé de faire encore de moi, comme si j’étais mort, on me dit fils d’un porte-clefs du parlement de Paris. Il n’y a point de tel emploi au parlement ; mais qu’importe ? On ajoute une belle aventure d’un carrosse avec l’épouse de M. le duc de Richelieu, dans le temps qu’il était veuf. Tous les autres contes sont dans ce goût ; et j’aime autant les amours du révérend Père de La Chaise avec mademoiselle du Tron. On ne peut empêcher les barbouilleurs de papier d’écrire des sottises, les libraires hollandais de les vendre, et les laquais de les lire.

 

          L’article du Journal des savants dont il est question n’est point dans le Journal de Paris ; il est dans celui qu’on falsifie à Amsterdam, et se trouve sous l’année 1750. « Le parlement a condamné, dit ce journal l’Histoire de Louis XI, de M. Duclos, successeur de M. de Voltaire dans la place d’historiographe de France, à cause de ce passage :  La dévotion fut de tout temps l’asile des reines sans pouvoir. » Ce sont deux calomnies. Le parlement ne s’est point avisé de condamner ce livre, et le parlement ne se mêle point du tout d’examiner si une reine est dévote ou non. On ajoute une troisième calomnie : c’est que je suis exilé de France, et réfugié en Prusse. Quand cela serait, il me semble que ce ne serait pas une de ces vérités instructives qui sont du ressort du Journal des savants. Le fait est que le roi de Prusse, qui m’honore de ses bontés depuis quinze ans, m’a fait venir auprès de lui ; qu’il a fait demander au roi mon maître, par son envoyé, que je pusse rester à sa cour en qualité de son chambellan ; que j’y resterai tant que je pourrai lui être de quelque utilité dans son goût pour les belles-lettres, et que ma mauvais santé et mon âme me permettront de profiter de ses lumières et de ses bontés ; que le roi mon maître, en me cédant à lui, m’a daigné accorder une pension, et m’a conservé la charge d’un gentilhomme ordinaire de sa chambre. J’en demande pardon aux calomniateurs et à ceux qui se mêlent d’être jaloux ; mais la chose est ainsi. Je n’y puis que faire ; et j’ajoute qu’un homme de lettres serait bien indigne de l’être, s’il était entêté de ces honneurs, et s’il n’était pas toujours aussi prêt à les quitter que reconnaissant envers ceux qui l’en ont comblé. Je n’ai point sacrifié ma liberté au roi de Prusse, et je la préférerai toujours à tous les rois.

 

          Je vous envoie un exemplaire de l’édition que l’on a faite à Paris de mes Œuvres, bonnes ou mauvaises. C’est de toutes la plus passable ; il y a pourtant bien des fautes. Une des plus grandes est d’y avoir inséré quatre chapitres du Siècle de Louis XIV, qui est imprimé aujourd’hui séparément. C’est un double emploi ; et il est bien vrai, surtout en fait de livres, qu’il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. C’est par cette raison que je me donnerai bien de garde de vous envoyer les petites pièces fugitives que vous me demandez  Tous ces vers de société ne sont bons que pour les sociétés seules, et pour les seuls moments où ils ont été faits. Il est ridicule d’en faire confidence au public. De quoi s’est avisé ce compilateur (3) des lettres de la reine Christine, de grossir son énorme recueil d’une lettre que j’écrivis il y a quelques années à la reine de Suède d’aujourd’hui ? Comment a-t-il eu cette lettre ? comment a-t-il pu en estropier les vers au point où il l’a fait ? Le public n’avait pas plus à faire de ces vers que de la plupart des lettres inutiles de la chancellerie de la reine Christine. Il est vrai qu’en écrivant à la reine Ulrique, avec cette liberté que ses bontés et la poésie permettent, je feignais que Christine m’avait apparu, et je disais :

 

 

A sa jupe courte et légère, etc. (4)

 

 

          Voilà, monsieur, le morceau de cette lettre que le compilateur a falsifié. Ne vous fiez point à ces mains lourdes qui fanent les fleurs qu’elles touchent ; mais comptez que la plupart de toutes ces petites pièces sont des fleurs éphémères qui ne durent pas plus que les nouveaux sonnets d’Italie et nos bouquets pour Iris. On n’a que trop recueilli de ces bagatelles passagères dans toutes les misérables éditions qu’on a donnés de moi, et auxquelles, Dieu merci, je n’ai aucune part. Soyez persuadé que de même qu’on ne doit pas écrire tout ce que les rois ont fait, mais seulement ce qu’ils ont fait de digne de la postérité, de même on ne doit imprimer d’un auteur que ce qu’il a écrit de digne d’être lu. Avec cette règle honnête, il y aurait moins de livres et plus de goût dans le public. J’espère que la nouvelle édition qu’on a faite à Dresde sera meilleure que toutes les précédentes. Ce sera pour moi une consolation, dans le regret que j’ai d’avoir trop écrit.

 

          J’aurais voulu supprimer beaucoup de choses qui échappent à l’esprit dans la jeunesse, et que la raison condamne dans un âge avancé. Je voudrais même pouvoir supprimer les vers contre Rousseau, qui se trouvent dans l’Epître sur la Calomnie, parce que je n’aime à faire des vers contre personne, que Rousseau a été malheureux, et qu’en bien des choses il a fait honneur à la littérature française ; mais il me réduisit, malgré moi, à la nécessité de répondre à ses outrages par des vérités dures. Il attaqua presque tous les gens de lettres de son temps qui avaient de la réputation ; ses satires n’étaient pas, comme celles de Boileau, des critiques de mauvais ouvrages, mais des injures personnes et atroces. Les termes de bélître, de maroufle, de louve, de chien, déshonorent ses épîtres, dans lesquelles il ne parle que de ses querelles. Ces basses grossièretés révoltent tout lecteur honnête homme, et font voir que la jalousie rongeait son cœur du fiel le plus âcre et le plus noir. Voyez les deux volumes intitulés le Portefeuille. Ce n’est qu’un recueil de mauvaises pièces, dont la plupart ne sont point de Rousseau. Il n’y a que la rage de gagner quelques florins qui ait pu faire publier cette rapsodie. La comédie de l’Hypocondre est de lui ; et c’est apparemment pour décrier Rousseau qu’on a imprimé cette sottise. Il avait voulu, à la vérité, la faire jouer à Paris ; mais les comédiens n’ayant osé s’en charger, il n’osa jamais l’imprimer. On ne doit pas tirer de l’oubli de mauvais ouvrages que l’auteur y a condamnés.

 

          Vous serez plus fâché de voir dans ce recueil une lettre sur la mort de La Motte, où l’on outrage la mémoire de cet académicien distingué, l’accusant des manœuvres les plus lâches, et lui reprochant jusqu’à la petite fortune que son mérité lui avait acquise. Cela indigne à la fois et contre l’auteur et contre l’éditeur.

 

          Ceux qui ont fait imprimer le recueil des Lettres de Rousseau devaient, pour son honneur, les supprimer à jamais. Elles sont dépourvues d’esprit, et très souvent de vérité. Elles se contredisent ; il dit le pour et le contre ; il loue et il déchire les mêmes personnes ; il parle de Dieu à des gens qui lui donnent de l’argent, et il envoie des satires à Brossette, qui ne lui donne rien.

 

          La véritable cause de sa dernière disgrâce chez le prince Eugène puisque vous la voulez savoir, vient d’une ode intitulée La Palinodie, qui n’est pas assurément son meilleur ouvrage. Cette petite ode était contre un maréchal de France, ministre d’Etat, qui avait été autrefois son protecteur. Ce ministre mariait alors une de ses filles au fils du maréchal de Villars. Celui-ci, informé de l’insulte que faisait Rousseau au beau-père de son fils, ne dédaigna pas de l’en faire punir, toute méprisable qu’elle était. Il en écrivit au prince Eugène, et ce prince retrancha à Rousseau la pension qu’il avait la générosité de lui faire encore, quoiqu’il crût avoir sujet d’être mécontent de lui, dans l’affaire qui fit passer le comte de Bonneval en Turquie. Madame la maréchale de Villars, dont je serais forcé d’attester le témoignage s’il en était besoin, peut dire si je ne tâchai pas d’arrêter les plaintes de M. le maréchal, et si elle-même ne m’imposa pas silence, en me disant que Rousseau ne méritait point de grâce. Voilà des faits, monsieur, et des faits authentiques. Cependant Rousseau crut toujours que j’avais engagé M. le maréchal de Villars à écrire contre lui au prince Eugène.

 

          Si je ne fus pas la cause de sa disgrâce auprès de ce prince, je vous avoue que je fut sause, malgré moi, qu’il fut chassé de la maison de M. le duc d’Arembert. Il prétendit, dans sa mauvaise humeur, que je l’avais accusé auprès de ce prince d’être en effet l’auteur des couplets pour lesquels il avait été banni de France. Il eut l’imprudence de faire imprimer dans un journal de du Sauzet cette imposture. Je me sentis obligé, pour toute explication, d’envoyer le journal à M. le duc d’Aremberg, qui chassa Rousseau sur ce seul exposé. Voilà, pour le dire en passant, ce qu’a produit la détestable et honteuse licence qu’on a prise trop longtemps en Hollande, d’insérer des libelles dans les journaux, et de déshonorer, par ces turpitudes, un travail littéraire imaginé en France pour avancer les progrès de l’esprit humain. Ce fut ce libelle qui rendit les dernières années de Rousseau bien malheureuses. La presse, il le faut avouer, est devenue un des fléaux de la société, et un brigandage intolérable.

 

          Au reste, monsieur, je vous l’avouerai hardiment ; quoique je ne me fusse jamais ouvert à M. le duc d’Arembert sur ce que je pensais des couplets infâmes et de la subornation de témoins qui attirèrent à Rousseau l’arrêt dont il fut flétri en France, cependant j’ai toujours cru qu’il était coupable. Il savait que je pensais ainsi, et c’était une des grandes sources de sa haine ; mais je ne pouvais avoir une autre opinion. J’étais instruit plus que personne ; la mère du petit malheureux qui fut séduit pour déposer contre Saurin servait chez mon père ; c’est ce que vous trouverez dans le factum fait en forme judiciaire par l’avocat Ducornet en faveur de Saurin. J’interrogeai cette femme, et même plusieurs années après le procès criminel : elle me dit toujours que « Dieu avait puni son fils pour avoir fait un faux serment, et pour avoir accusé un homme innocent ; » et il faut remarquer que ce garçon ne fut condamné qu’au bannissement, en faveur de son âge et de la faiblesse de son esprit. Je n’entre point dans le détail des autres preuves ; vous devez présumer qu’il est bien difficile que deux tribunaux aient unanimement condamné un homme dont le crime n’eût pas paru avéré. Si vous voulez, après cette réflexion, songer quelle bile noire dominait Trousseau ; si vous voulez vous souvenir qu’il avait fait contre le directeur de l’Opéra, contre Berin, contre Pécourt, et d’autres, des couplets entièrement semblables à ceux pour lesquels il fut condamné ; si vous observez que tous ceux qui étaient attaqués dans ces couplets abominables étaient ses ennemis et les amis de Saurin ; votre conviction sera aussi entière que celle des juges. Enfin, quand il s’agit de flétrir ou le parlement ou Rousseau, il est clair qu’après tout ce que je viens de vous dire il n’y a pas à balancer.

 

          C’est à cet horrible précipice que le conduisirent l’envie et la haine dont il était dévoré. Songez-y bien, monsieur ; la jalousie, quand elle est furieuse, produit plus de crimes que l’intérêt et l’ambition.

 

          Ce qui vous a fait suspendre votre jugement, c’est la dévotion dont Rousseau voulut couvrir, sur la fin de sa vie, de si grands égarements et de si grands malheurs. Mais lorsqu’il fit un voyage clandestin à Paris dans ses derniers jours, et lorsqu’il sollicitait sa grâce, il ne put s’empêcher de faire des vers satiriques bien moins bons à la vérité que ses premiers ouvrages, mais non moins distillant l’amertume et l’injure. Que voulez-vous que je vous dise ? La Brinvilliers était dévote, et allait à confesse après avoir empoisonné son père ; et elle empoisonnait son frère après la confession. Tout cela est horrible : mais après les excès où j’ai vu l’envie s’emporter, après les impostures atroces que je lui ai vu répandre, après les manœuvres que je lui ai vu faire, je ne suis plus surpris de rien à mon âge.

 

          Adieu, monsieur. Vous trouverez dans ce paquet des lettres de M. de La Rivière. Je l’ai connu autrefois : il avait un esprit aimable ; mais il n’a bien écrit que contre son beau-père. C’est encore là une affaire bien odieuse du côté de Bussi-Rabutin. Le factum de La Rivière vaut mieux que les sept tomes de Bussi ; mais il ne fallait pas imprimer ses lettres, etc.

 

 

1 – Ce fragment de lettre parut avec la préface dans le tome 1er des Œuvres, édition in-12 de 1752. (G.A.)

 

2 – Publiées par Louis Damour. (G.A.)

 

3 – Arckenholtz. (G.A.)

 

4 – Suivait le reste. Voyez la lettre à la princesse Ulrique de Mai 1750. (G.A.)

 

 

 

CORRESPONDANCE- Année 1752 - Partie 9

 

 

 

 

 

 

 

 

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