CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

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à Madame Denis.

A Potsdam, le 22 Avril 1752.

 

 

          Voilà une plaisante idée qu’a du Molard (1) de faire jouer Philoctète, en grec, par des écoliers de l’Université, sur le théâtre de mon grenier ! La pièce réussira sûrement, car personne ne l’entendra. Les gens qui font les cabales à Paris n’entendent point le grec.

 

          Je vous apprendrai qu’une héroïne de votre sexe l’entendait ; ce n’est pas madame  Dacier, que je veux dire ; elle n’avait l’air ni d’être héroïne, ni d’avoir un sexe ; c’est la reine Elisabeth. Elle avait traduit ce Philoctète de Sophocle en anglais (2)

 

Vous savez que le sujet de la pièce est un homme qui a mal au pied. Il faudrait prendre un goutteux pour jouer le rôle de Philoctète ; le roi de Prusse  ferait bien votre affaire ; mais, au lieu de crier Aïe ! aïe ! comme fait le héros grec, admiré en cela par M. de Fénelon, il voudrait monter à cheval et exercer les soldats de Pyrrhus. Il a actuellement la goutte bien serré. Imaginez ce qu’il a pris ; ses bottes ! Son pied s’est enflé de plus belle. Dites à du Molard qu’il prenne quelque goutteux du collège de Navarre.

 

On commence actuellement à Dresde une seconde édition du Siècle de Louis XIV, et il faut la diriger ; nouvelle peine, nouveau retardement. On m’a envoyé de nouveaux mémoires de tous les côtés ; j’ai eu un trésor ; ce sont deux morceaux (3) de la main de Louis XIV, bien collationnés à l’original. Il n’y a pas moyen d’abandonner son édifice quand on trouve des matériaux si précieux. On me flatte que cette édition sera bientôt achevée. J’ai une autre affaire (4) en tête, et que je vous communiquerai à la première occasion.

 

 

1 – Il collabora avec Voltaire à la dissertation sur Oreste. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt en latin. (G.A.)

 

3 – Voyez le chapitre XXVIII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

4 – Amélie, ou le Duc de Foix. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

 

          Je m’attendais à des Remarques (1) plus historiques, plus instructives, plus dignes d’un philosophe. Beausobre ne réussit pas si bien avec Jésus qu’avec Manès.

 

          Si vous avez quelque histoire des papes, où l’on trouve leur naissance, faites-moi le plaisir de me l’envoyer ; je serai bien aise de voir combien de pauvres diables sont devenus vice-dieu. Te amplector.

 

 

1 – Remarques critiques sur le Nouveau-Testament, par Beausobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vannucchi.

Potsdam, le 25 Avril 1752.

 

 

          Dans le temps précisément que l’astre bienfaisant, distributeur du jour (1) commence à reprendre quelque peu de vigueur, même dans ce climat glacé, je reçois de M. le baron de Drummond (2) votre lettre jointe à divers ouvrages philosophiques et poétiques. J’ai lu avec avidité tant les uns que les autres, et toujours avec le plus grand transport.

 

          Vous écrivez avec une profondeur et une finesse de génie surprenantes. On trouve partout la plus grande clarté, et vos principes sont portés à l’évidence géométrique, qui n’est propre qu’aux grands hommes. Je ne m’arrête point à parler de vos poésies, car en ce genre vous êtes inimitable ; le seul Tasse peut se mettre en parallèle avec vous. J’assurerai, sans flatterie, que vos pièces littéraires seront autant de précieux monuments pour les siècles à venir.

 

          Le roi philosophe, avec qui j’ai l’honneur de vivre, et qui a lu aussi vos ouvrages, en porte le même jugement que moi, et m’ordonne de vous féliciter en son nom sur cet objet.

 

          Ne soyez pas si paresseux à donner de vos nouvelles à un homme qui vous respecte et vous estime, et qui sera durant toute sa vie, avec le plus vif attachement, etc.

 

 

1 – L’original de cette lettre doit être en italien. (G.A.)

 

2 – Brigadier des armées du roi de France, nommé dans le chapitre XXV du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Formont.

A Potsdam, le 28 Avril 1752.

 

 

          On croirait presque  que je suis laborieux, mon cher Formont, en voyant l’énorme fatras dont j’ai inondé mes contemporains ; mais je me trouve le plus paresseux des hommes, puisque j’ai tardé si longtemps à vous écrire et à vous instruire des raisons qui m’ont empêché de vous envoyer, à vous et à madame du Deffand, ce Siècle de Louis XIV. J’y ai trouvé, quand je l’ai relu, une quantité de péchés d’omission et de commission qui m’a effrayé. Cette première édition n’est qu’un essai encore informe. Le fruit que j’en retire, c’est de recevoir de tous côtés des remarques, des instructions, de la part des Français et de quelques étrangers, qui m’aideront à faire une bonne histoire. Je n’aurais jamais obtenu ces secours, si je n’avais pas donné mon ouvrage. Les mêmes personnes qui m’ont refusé longtemps des instructions, quand je travaillais, m’envoient à présent des critiques le plus volontiers du monde. Il faut tirer parti de tout. Je fais une nouvelle édition qui sera plus ample d’un quart, et plus curieuse de moitié ; et je tâcherai d’empêcher, autant qu’il sera en moi, que la première édition, qui est trop fautive, n’entre en France. J’ai bien peur, mon cher ami, que ma lettre ne vous trouve point à Paris. Voilà madame du Deffant en Bourgogne ; vous avez tout l’air d’être en Normandie. Votre parent, M. Le Bailli, fait son chemin de bonne heure, comme je vous l’avais dit. Le voilà ministre accrédité, en attendant que M. le chevalier de La Touche (1) arrive ; et il ira probablement de cour en cour mener une vie douce, au nom du roi son maître. Mais je le défie d’en mener une plus douce et plus tranquille que la vôtre ; je dirai encore, si on veut, la mienne ; car je vous assure qu’étant auprès d’un grand roi, il s’en faut beaucoup que je sois à la cour. Je n’ai jamais vécu dans une si profonde retraite. Ce serait bien là l’occasion de faire encore des vers ; mais j’en ai trop  fait. Il faut savoir se retirer à propos, et imposer silence à l’imagination, pour s’occuper un peu de la raison. Je m’occupe avec les ouvrages des autres, après en avoir assez donné. Je fais comme vous ; je lis, je réfléchis, et j’attrape le bout de la journée. J’avoue qu’il serait doux de finir cette journée entre vous et madame du Deffand ; c’est une espérance à laquelle je ne renonce point. Si ma lettre vous trouve encore tous deux à Paris, je vous supplie de lui dire qu’elle est à la tête du petit nombre des personnes que je regrette, et pour qui je ferai le voyage de Paris. Je lui souhaite un estomac, ce principe de tous les biens. Adieu, mon très cher Formont ; faites quelquefois commémoration d’un homme qui vous aimera toute sa vie.

 

 

1 – Successeur de Tyrconnell. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Condamine

A Potsdam, le 29 Avril 1752.

 

 

Eh ! morbleu, c’est dans le pourpris

Du brillant palais de la lune,

Non dans le benoît paradis

Qu’un honnête homme fait fortune.

 

 

          Du moins, c’est ce que dit l’Arioste, l’un des meilleurs théologiens que nous ayons. Est-ce qu’il y avait pays au lieu de pourpris dans ma lettre ? (1) Eh bien ! il n’y a pas grand mal. Le conseiller aulique Francheville, mon éditeur, en a fait bien d’autres, et moi aussi ; mais, mon cher cosmopolite, ne me croyez pas assez ignare pour ne pas savoir où est Carthagène ; j’y envoie tous les ans plus d’un vaisseau, ou du moins je suis au nombre de ceux qui y en envoient, et je vous jure qu’il vaut mieux avoir ses facteurs dans ce pays-là que d’y aller. Mais, quoique M. de Pointis eût pris Carthagène (2) en deçà de la ligne, cela n’empêche pas que nous n’ayons été fort souvent nous égorger au-delà.

 

          Je vous suis sensiblement obligé de vos remarques ; mais il y a bien plus de fautes que vous n’en avez observé. J’ai bien fait des péchés d’omission et de commission. Voilà pourquoi je voudrais que la première édition, qui n’est qu’un essai très informe, n’entrât point en France, Jugez dans quelles erreurs sont tombés les La Martinière, les Reboulet, et les tutti quanti, puisque moi, presque témoin oculaire, je me suis trompé si souvent. Ce n’est pas au moins sur le maréchal de La Feuillade. Je tiens l’anecdote de lui-même ; mais je ne devais pas en parler. La seconde édition vaudra mieux, et surtout le Catalogue des écrivains, qui, beaucoup plus complet et beaucoup plus approfondi, pourra vous amuser. Je l’avais dicté pour grossir le second tome, qui était trop mince ; mais je le compose à présent pour le rendre utile.

 

          Puisque vous avez commencé, mon cher La Condamine, à me faire des observations, vous voilà engagé d’honneur à continuer. Avertissez-moi de tout, je vous en supplie ; je sais fort bien qu’il n’y a point d’esclaves à la place Vendôme, et je ne sais comment on y en trouve (3) dans l’édition de mon conseiller aulique. Il y a plus d’une bévue pareille. Je vous dirai : Et ignorantias meas ne memineris. Votre livre, qui vous doit faire beaucoup d’honneur, n’a pas besoin de pareils secours. Je souhaite que vous en tiriez autant d’avantage que de gloire ; je ne suis pas surpris de ce que vous me dites, et je ne suis surpris de rien. Soyez-le si je ne conserve pas toujours pour vous la plus parfaite estime et la plus tendre amitié.

 

 

1 – Voyez la lettre du 3 Avril. (G.A.)

 

2 – En 1697. Voyez le chapitre XVI du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

3 – Voyez le chapitre XXVIII, du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget

A Potsdam, le 29 Avril 1752.

 

 

          Les mondains oublient volontiers les moines. Vous êtes dans les plaisirs, mon cher Darget, à Paris, à Plaisance, à Versailles. Lontano dagli occhi, lontano dal cuore (1) ! Vous voilà comme une jeune religieuse qui a sauté les murs, et qui cherche un amant, tandis que les sœurs professes restent au chœur et prient Dieu pour elle. Je ne vous dirai pas : Omitte mirari beatœ fumum et opes strepitumque Romœ (2) ; je vous dirai au contraire : Carpe diem, jouissez. Je ne doute pas que vous n’ayez retrouvé dans M. Duverney (3) la solide amitié qu’il a toujours eue pour vous, et que vous n’en goûtiez tous les fruits. Vous voilà dans le sein de votre famille qui vous aime ; mais n’oubliez pas que vous êtes aussi aimé ailleurs. J’ai répondu exactement à votre lettre de Strasbourg. J’ai adressé ma lettre chez M. du Marsin, rue Française, près de la Comédie-Italienne. Je serais bien surpris et bien affligé si vous ne l’aviez pas reçue. M. de Federsdorf vient de me rembourser cette bagatelle pour laquelle vous m’aviez donné une assignation sur lui. Notre vie est toujours la même. Vous nous retrouverez tels que vous nous avez laissés, dans la tranquillité, dans la paix, dans l’union, dans l’uniformité. Le couvent (4) est toujours sous la bénédiction du Seigneur : mais comptez que de tous les moines, le plus chétif, qui est moi, est celui qui vous aime davantage, et qui désire le plus véritablement votre bonheur. Songez à votre vessie et à votre bien-être. Nous chanterons un Te Deum à votre retour. Pour moi, j’en chanterai toujours un à basse note et du fond du cœur, quand je vous croirai aussi heureux que vous méritez de l’être.

 

          Je m’occupe à une seconde édition du Siècle de Louis XIV beaucoup plus ample et plus curieuse que la précédente, et purgée de toutes les fautes qui défigurent celle que je voudrais bien qui n’entrât pas dans Paris. Hesternus error, hodiernus magister. Adieu, mon cher ami : divertissez-vous, mais ne m’oubliez pas tout à fait.

 

 

1 – « Eloigné des yeux, on l’est du cœur. » (K.)

 

2 – HORACE, liv. III, od. XXIX. (G.A.)

 

3 – Pâris-Duverney. (G.A.)

 

4 – Sans-Souci. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 10

 

 

 

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