CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE 1752 - Partie 8

 

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à M. de Cideville.

A Potsdam, le 3 Avril 1752.

 

 

          En vous remerciant, mon cher et ancien ami ; l’annonce de ce libraire de Hollande est l’affiche d’un charlatan. Tous les libraires de l’Europe se disputent l’impression de ce Siècle ; pour comble d’embarras, on s’empresse de le traduire avant que je l’aie corrigé. Je laisse faire et je m’occupe jour et nuit à préparer une édition plus ample et plus correcte.

 

          Une première édition n’est jamais qu’un essai. Ni le Siècle ni Rome sauvée ne sont ce qu’ils seront. Je demande seulement de la santé au ciel, comme Ajax demandait du jour.

 

          Mais je suis plus inquiet de la santé de ma nièce que de la mienne. Je suis accoutumé à mes maux, et je ne peux m’accoutumer aux siens. Il est très sûr que je ferai un voyage pour elle et pour mes amis. J’ai deux âmes, l’une est à Paris, l’autre auprès du roi de Prusse ; mais aussi je n’ai point de corps.

 

          Je vous embrasse, je vous remercie, je retourne vite à Louis XIV. Je veux me dépêcher pour vous retrouver et vous embrasser à Paris.

 

 

 

 

 

à M. de La Condamine.

A Potsdam, le 3 Avril 1752.

 

 

Grand merci, cher La Condamine,

Du beau présent de l’Equateur (1).

Et de votre lettre badine

Jointe à la profonde doctrine

De votre esprit calculateur.

Eh bien ! vous avez vu l’Afrique,

Constantinople, l’Amérique ;

Tous vos pas ont été perdus.

Voulez-vous faire enfin fortune ?

Hélas ! il ne vous reste plus

Qu’à faire un voyage à la lune.

On dit qu’on trouve en son pourpris

Ce qu’on perd aux lieux où nous sommes ;

Les services rendus aux hommes,

Et le bien fait à son pays.

 

 

          Votre paquet du 5 janvier m’a été rendu au saint temps de Pâques. Il aurait eu le temps de faire le voyage du Brésil. Je devais, mon cher arpenteur des astres, vous envoyer l’histoire terrestre de Louis XIV ; mais il y a trop de fautes de la part de l’éditeur, et de la mienne trop d’omissions, et trop de péchés de commission (2).

 

          Je ne regarde cette esquisse que comme l’assemblage de quelques études dont je pourrai faire un tableau, avec le secours des remarques qu’on m’a envoyées ; et alors je vous prierai de l’accepter et de me juger. C’est un petit monument que je tâche d’élever à la gloire de ma patrie ; mais il y a quelques pierres mal jointes qui pourraient me tomber sur le nez.

 

          Ce n’est pas dans la lune que j’ai voyagé, avec Astolphe et saint Jean (3), pour trouver le fruit de mes peines ; c’est dans le temple de la philosophie, de la gloire et du repos.

 

          Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous aimerai toujours, fussé-je dans la lune.

 

 

1 – Journal du voyage fait par ordre du roi à l’équateur. (G.A.)

 

2 – C’est le contraire des péchés d’omission. (G.A.)

 

3 – Voyez le Roland furieux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Walther.

A Potsdam, 8 Avril 1752.

 

 

          J’ai ouï dire que S.A.R. madame la princesse royale n’avait pas été contente d’un passage du livre que j’ai pris la liberté de lui envoyer. C’est à la page 484 (1) : On vit bientôt combien il est difficile à un faible prince, etc. On sait assez que faible prince ne signifie pas prince faible. Un prince faible est tel par son caractère, et un faible prince l’est par la comparaison de ses forces avec celles de son ennemi.

 

          D’ailleurs, S.A.R. est trop juste et trop indulgente pour n’être pas persuadée de la pureté de mes intentions. Elle ne pense pas que j’aie voulu lui déplaire dans un livre que j’ai mis à ses pieds. J’ai la même confiance dans les bontés de son excellence M. le comte de Wackerbarth, à qui j’ai présenté un exemplaire par vos mains. Si cependant ce passage déplaît, je vous prie de le corriger au moyen d’un carton. Vous mettriez à la place : Il était bien difficile qu’un prince dont les forces étaient si inférieures à celles de son ennemi, et qu’un empereur qui ne put jamais armer l’Empire en sa faveur, pût conquérir des Etats par le secours de ses alliés souvent désunis.

 

          Je vous prie, mon cher Walther, de communiquer cette lettre à M. le comte de Wackerbarth, et de prendre sur cela ses ordres. J’eus l’honneur d’envoyer mon livre à S.A.R. longtemps avant que vous le rendissiez public, afin que s’il s’était glissé quelque chose qui pût lui déplaire, j’eus, le temps de le corriger, et je croyais que vous ne mettriez votre livre en vente qu’après la foire de Francfort ; c’est dans le même esprit que j’en envoyai des exemplaires à la cour de Bavière.

 

          En cas que vous fassiez ce carton, mon cher Walther, je vous prie d’en mettre encore un autre au second tome, page 103, à la fin de la page. Voici ce qu’il faut substituer après ce mot parce que (2) : Parce que la base de sa statue à la place des Victoires est ornée de quatre esclaves enchaînés ; mais ce ne fut point lui qui fit ériger cette statue, ni celle qu’on voit à la place de Vendôme ; la statue de la place des Victoires est le monument de la grandeur d’âme, etc.

 

          Je vous demande pardon, mon cher Walther, de la peine que je vous donne ; mais une première édition est un essai. Il échappe toujours à l’auteur beaucoup de fautes. Je me flatte que la seconde édition sera beaucoup plus ample, plus correcte et meilleure en tout sens. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Au chapitre XXIII, dont une partie forme aujourd’hui le chapitre XXIV. (G.A.)

 

2 – Voyez le chapitre XXVIII du Siècle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bagieu.

A Potsdam, le 10 Avril 1752.

 

 

          Si jamais quelque chose, monsieur, m’a sensiblement touché, c’est la lettre par laquelle vous m’avez bien voulu prévenir ; c’est l’intérêt que vous prenez à un état qui semblait devoir n’être pas parvenu jusqu’à vous ; c’est le secours que vous m’offrez avec tant de bienveillance. Rien ne me rend la vie plus chère, et ne redouble plus mon envie de faire un voyage à Paris, que l’espérance d’y trouver des âmes aussi compatissantes que la vôtre, et des hommes si dignes de leur profession, et, en même temps, si au-dessus d’elle. Que ne dois-je point à madame Denis, qui m’attire de votre part une attention si touchante ! En vérité, ce n’est qu’en France qu’on trouve des cœurs si prévenants, comme ne n’est qu’en France qu’on trouve la perfection de votre art. Le mien est bien peu de chose ; je ne me suis jamais occupé qu’à amuser les hommes, et j’ai fait quelquefois des ingrats. Vous vous occupez à les secourir. J’ai toujours regardé votre profession comme une de celles qui ont fait le plus d’honneur au siècle de Louis XIV, et c’(est ainsi que j’en ai parlé (1) dans l’histoire de ce siècle ; mais jamais je ne l’ai plus estimée. J’ai étudié la médecine comme madame de Pimbesche avait appris la coutume en plaidant. J’ai lu Sydenham, Freind, Boerhaave. Je sais que cet art ne peut être que conjectural, que peu de tempéraments se ressemblent, et qu’il n’y a rien de plus beau ni de plus vrai que le premier aphorisme d’Hippocrate : Experientia fallax, judicium difficile. J’ai conclu qu’il fallait être son médecin soi-même, vivre avec régime, secourir de temps en temps la nature, et jamais la forcer, mais surtout savoir souffrir, vieillir, et mourir.

 

          Le roi de Prusse, qui, après avoir remporté cinq  victoires, donné la paix, réformé les lois, embelli son pays, après en avoir écrit l’histoire, daigne encore faire de très beaux vers, m’a adressé une ode sur cette nécessité à laquelle nous devons nous soumettre. Cet ouvrage et votre lettre valent mieux pour moi que toutes les facultés de la terre. Je ne dois pas me plaindre de mon sort. J’ai atteint l’âge de cinquante-huit ans avec le corps le plus faible, et j’ai vu mourir les plus robustes à la fleur de leur âge. Si vous aviez vu milord Tyrconnell et La Mettrie, vous seriez bien étonné que ce fût moi qui fût en vie ; le régime m’a sauvé. Il est vrai que j’ai perdu presque toute mes dents, par une maladie dont j’ai apporté le principe en naissant ; chacun a dans soi-même, dès sa conception, la cause qui le détruit. Il faut vivre avec cet ennemi jusqu’à ce qu’il nous tue. Le remède de Demouret ne me convient pas ; il n’est bon que contre les scorbuts accidentels et déclarés, et non contre les affections d’un sang saumuré, et d’organes desséchés qui ont perdu leur ressort et leur mollesse. Les eaux de Barèges, de Padoue, d’Ischia, pourraient me faire du bien pour un temps ; mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux savoir souffrir en paix, au coin de son feu, avec du régime, que d’aller chercher si loin une santé si incertaine et si courte. La vie que je mène auprès du roi de Pusse est précisément ce qui convient à un malade ; une liberté entière, par le moindre assujettissement, un souper léger et gai :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  . Deus nobis hæc otia fecit.

 

VIRG., ecl. I.

 

 

Il me rend heureux autant qu’un malade peut l’être, et vous ajoutez à mes consolations par l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à mon état. Regardez-moi, je vous en supplie, monsieur, comme un ami que vous vous êtes fait à quatre cents lieues. Je me flatte que cet été je viendrai vous dire avec quelle tendre reconnaissance je serai toujours, etc.

 

 

1 – Voyez à la fin du chapitre XXXIII du Siècle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville

A Potsdam, le 15 Avril 1752.

 

 

          Le duc de Foix (1) vous fait mille compliments, aussi bien que M. son frère ; ils voudraient bien que je vinsse à Paris vous les présenter ; mais ils partent incessamment pour aller trouver madame Denis, dans la malle du premier courrier du Nord. Vous les trouverez à peu près tels que vous les vouliez ; mais on s’apercevra toujours un peu qu’ils sont les enfants d’un vieillard. Si vous voulez les prendre sous votre protection, tels qu’ils sont, empêchez surtout qu’on ne connaisse jamais leur père. Il faut absolument les traiter en aventuriers. Si on se doute de leur famille, les pauvres gens sont perdus sans retour ; mais, en passant pour les enfants de quelque jeune homme qui donne des espérances, ils feront fortune. Ce sera à vous et à madame Denis à vous charger entièrement de leur conduite, et mademoiselle Clairon elle-même ne doit pas être de la confidence. On me mande que l’on va redonner au théâtre le Catilina de Crébillon. Il serait plaisant que ce rhinocéros eût du succès à la reprise. Ce serait la preuve la plus complète que les Français sont retombés dans la barbarie. Nos sybarites deviennent tous les jours Goths et Vandales. Je laisse reposer Rome, et j’abandonne volontiers le champ de bataille aux soldats de Corbulon (2). Je m’occupe, dans mes moments de loisir, à rendre le style de Rome aussi pur que celui de Catilina est barbare, et je ne me borne pas au style. Puisque me voilà en train de faire ma confession générale, vous saurez que Louis XIV partage mon temps avec les Romains et le Duc de Foix. Je ne regarde que comme un essai l’édition qu’on a faite à Berlin du Siècle de Louis XIV ; elle ne me sert qu’à me procurer de tous côtés des remarques et des instructions ; je ne les aurais jamais eues si je n’avais publié le livre. Je profite de tout ; ainsi je passe ma vie à me corriger en vers et en prose ; mon loisir me permet tous ces travaux. Je n’ai rien à faire absolument auprès du roi de Prusse ; mes journées, occupées par une étude agréable, finissent par des soupers qui le sont davantage, et qui me rendent des forces pour le lendemain ; et ma santé se rétablit par le régime. Nos repas sont de la plus grande frugalité, nos entretiens de la plus grande liberté ; et, avec tout cela, je regrette tous les jours madame Denis et mes amis ; et je compte bien les revoir avant la fin de l’année. J’ai écrit à M. de Malesherbes que je le suppliais très instamment d’empêcher que l’édition du Siècle de Louis XIV n’entrât dans Paris, parce que je ne trouve point cet ouvrage encore digne du monarque ni de la nation qui en est l’objet. J’ai prié ma nièce de joindre ses sollicitations aux miennes, pour obtenir le contraire de ce que tous les auteurs désirent, la suppression de mon ouvrage. Vous me rendez, mon cher monsieur, le plus grand service du monde en publiant, autant que vous le pourrez, mes sentiments. Je n’ai pas le temps d’écrire aujourd’hui à ma nièce, la poste va partir. Ayez la bonté d’y suppléer en lui montrant ma lettre. S’il y a quelque chose de nouveau, je vous prie de vouloir bien m’en faire part. Soyez persuadé de la tendre amitié et de la reconnaissance qui m’attachent à vous pour jamais.

 

 

1 – Voyez Amélie, ou le Duc de Foix. (G.A.)

 

2 – Allusion à ces vers de Rhadamiste et Zénobie, acte II, sc. II.

 

 

De quel front osez-vous, soldat de Corbulon ?

M’apporter dans ma cour les ordres de Néron ?

 

 

Voltaire appelait souvent soldats de Corbulon les partisans de Crébillon. (Note d’Auger.)

 

 

CORRESPONDANCE 1752 - Partie 8

 

 

 

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