CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. Formey.
De Potsdam, le 21 Mars 1752.
Je vous remercie, monsieur, de tout mon cœur de votre Bibliothèque impartiale, et surtout d’avoir donné l’Eloge de madame du Châtelet, femme digne des respects et des regrets de tous ceux qui pensent.
Il y a une étrange faute, page 144 : au lieu de : Elle se livrait au plus grand nombre, au lieu de au plus grand monde. Vous sentez l’effet de cette méprise. Je vous demande en grâce de réparer cette faute dans votre autre journal, et de vouloir bien la corriger à la main dans votre Bibliothèque, qui cesserait d’être impartiale si une pareille méprise favorisait les mauvaises plaisanteries de ceux qui respectent peu les sciences et les dames.
M. de Samsoy s’est avisé de vouloir absolument me peindre. Que ne peint-il ceux qui ont des visages ! Je n’en ai point. Apparemment qu’il veut présenter un squelette à votre Académie. Je vous embrasse.
à M. Falkener.
Berlin, 27 Mars (1).
Myr dear and beneficent friend, I send to you, by the way of Hamburgh, two enormous bales of the scribbling trade. I direct them to our envoy at Hamburgh, who will dispatch them to you, and put my wares to sea, instead of throwing them into the fire ; wich might be the case in France, or at Rome.
My dear friend, I have recourse to your free and generous soul. Some French ghood patriots, who have read the book, raise a noble clamour against me, for having praised Marlborough and Eugène ; and some good church-men damn me for having turned a little in to ridicule our jansénisme and molinisme.
If our prejudiced people are fools, booksellers and printers or book-jobbers are rogues. I am like to be damned in France, and cheated by the Dutch ; the old german honesty is gone.
Booksellers of all regions are the same. I shall lose all the fruits of my labours and expences ; but I rely on your kindness. You may cause some books to be bound, and choose an honest man, who will give them to the chief-readers of your nation. I entreat you to present His Royal Highness with one of these volumes, and to give some exemplaires or copies to those of your friends you will think fit. The bookseller you will choose may do what he pleases with the remainder, and sell them as best as he can, provited he sells them not before Easter ; it is all I require of him.
I beg of you a thousand pardons for so much trouble, and I wish the book may procure you a pleasure equal to my importunities. My ultimatum is then to tease you with the reading of the book ; to beg of you to give one to H.R the duke, and to your friends ; to commit the rest into the hands of any man you will tkink proper to choose and to forgive my cumbersome follies. Burn the book, in case you should yawn in reading it ; but do not forget your old friend, who will bge attached to you till the day of his doom.
My best respects to your lady, good wishes for your children ; my tender affection and everlasting friendship to you. VOLTAIRE.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
TRADUCTION.
Mon cher et obligeant ami, je vous envoie, par la route d’Hambourg, deux énormes ballots de griffonnage à vendre. Je les adresse à notre envoyé d’Hambourg, qui vous les expédiera et mettra mes marchandises à la mer, au lieu de les jeter au feu ; ce que sans doute on ne manquerait pas de faire en France ou à Rome.
Mon cher ami, j’ai recours à votre âme libre et généreuse. Quelques bons patriotes français, qui ont lu mon livre, poussent contre moi de nobles clameurs pour avoir fait l’éloge de Marlborough et d’Eugène ; et quelques bons prêtres me damnent pour avoir un peu tourné en ridicule notre jansénisme et notre molinisme.
Si nos gens à préjugés sont des sots, les libraires et les imprimeurs ou courtiers de librairie sont des fripons. Il est vraisemblable que je serai damné en France et dupé en Hollande ; la vieille honnêteté germanique a disparu.
Les libraires de tous les pays sont les mêmes. Je perdrai tout le fruit de mes travaux et de mes dépenses ; mais je compte sur votre bonté. Vous pourrez faire relier quelques exemplaires, et choisir un honnête homme qui les donnera aux principaux lecteurs de votre nation. Je vous prie de présenter à son altesse royale un de ces volumes, et de distribuer quelques exemplaires à ceux de vos amis qu’il vous plaira de choisir. Le libraire que vous prendrez fera ce qu’il voudra du reste, et le vendra de son mieux, pourvu que ce ne soit pas avant Pâques ; c’est tout ce que j’exige de lui.
Je vous demande mille pardons de tant de peine et je souhaite que ce livre vous fasse un plaisir égal à mon importunité. Je conclus donc en vous priant de vous ennuyer à lire le libre, d’en donner un à son altesse royale (*) et à vos amis, de mettre le reste entre les mains de ceux que vous croirez capables de juger et de pardonner mes folies importunes. Brûlez le livre, si vous bâillez en le lisant ; mais n’oubliez pas votre vieil ami, qui vous sera attaché jusqu’au jour de son jugement.
Mes profonds respects à milady, et mes vœux sincères à vos enfants ; ma bien tendre affection et mon éternelle amitié pour vous.
(*) Le duc de Cumberland. (G.A.)
à M. Walther.
27 Mars 1752.
On m’a envoyé de Paris un manuscrit dont vous pourriez tirer un grand parti. C’est une traduction de Virgile avec des notes. C’est assurément la meilleure traduction qu’on ait jamais faite de cet auteur, mais elle n’est pas achevée Il y a des lacunes à remplir, des fautes à corriger, des notes à réformer et à ajouter. Je me chargerai encore de cet ouvrage laborieux (1). Envoyez-moi les quatre tomes du Virgile de l’abbé Desfontaines avec un Virgile variorum. Ce sera une édition d’un très grand débit et un bon fonds de magasin pour vous : ce ne sont pas là des ouvrages à la mode.
1 – Il n’en fit rien. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Potsdam, le 1er Avril 1752.
Plus ange que jamais, puisque vous m’envoyez des critiques ; je vous remercie tendrement, mon cher et respectable ami, de votre lettre du 19 de Mars. Vous avez enterré Rome avec honneur. Ne croyez pas que je veuille la ressusciter par l’impression ; je la réserve pour l’année de M. le maréchal de Richelieu, avec deux scènes nouvelles et bien des changements. C’est en se corrigeant qu’il faut profiter de sa victoire. Ce terrain de Rome était si ingrat qu’il faut le cultiver encore, après lui avoir fait porter, à force d’art, des fruits qui ont été goûtés. Le succès ne m’a rendu que plus sévère et plus laborieux. Il faut travailler jusqu’au dernier moment de sa vie, et ne point imiter Racine, qui fut assez sot pour aimer mieux être un courtisan qu’un grand homme. Imitons Corneille, qui travailla toujours, et tâchons de faire de meilleurs ouvrages que ceux de sa vieillesse. Adélaïde, ou le Duc de Foix, ou les Frères ennemis, comme vous voudrez l’appeler, est un ouvrage plus théâtral que Rome sauvée. Le rôle de Lisois est peut-être encore plus théâtral que celui de César. J’ai travaillé cette pièce avec soin, j’y retouche encore tous les jours ; mais ce sera là qu’il faudra une conspiration bien secrète. Le public n’aime pas à applaudir deux fois de suite au même homme. Je ne veux pas donner cette pièce sous mon nom. Je sais trop que le public donne des soufflets après avoir donné des lauriers. Défions-nous de l’hydre à mille têtes.
Je suis bien loin, mon cher ange, de songer à faire imprimer sitôt la Guerre de 1741 : mais je suis bien aise de ne perdre ni mon temps, ni ce travail, que j’avais presque achevé sur les mémoires du cabinet, ni le gré qu’on pourrait me savoir de faire valoir ma nation sans flatterie. J’avais demandé à ma nièce un plan de la bataille de Fontenoy, que j’ai laissé à Paris dans mes papiers, afin de mettre tout en ordre, et que cet ouvrage pût paraître dans l’occasion, ou pendant ma vie, ou après ma mort. Il m’a paru d’ailleurs assez nécessaire qu’on sût que j’avais rempli ce qui était autrefois du devoir de ma place, et, ce qui est toujours du devoir de mon cœur, de tâcher d’élever quelques petits monuments à la gloire de ma patrie. Je me hâte de travailler, de corriger, mais je ne me hâte point d’imprimer. Je voudrais que le Siècle de Louis XIV n’eût point encore vu le jour ; et tout ce que je demande, c’est que l’édition imparfaite et fautive de Berlin n’entre point dans Paris. J’ai beaucoup réformé cet ouvrage ; le Catalogue des écrivains est fort augmenté. Mais voyez comme les sentiments sont différents ! Ce Catalogue est ce que le président Hénault aime le mieux.
Je vous supplie de faire les plus tendres remerciements pour moi à M. le Président de Meynières et à M. de Foncemagne. Ce dernier me permettra de lui représenter, avec la déférence que je dois à ses lumières, et la reconnaissance que je dois à ses soins obligeants, que le Siècle de Louis XIV est un espace de plus de cent années, commençant au cardinal de Richelieu ; que, si je retranchais les écrivains qui ont commencé à fleurir sous Louis XIII, il faudrait retrancher Corneille ; que les écrivains font honneur à ce siècle, sans avoir été formés par Louis XIV ; que Lebrun, Le Nôtre, n’ont pas commencé à travailler pour ce monarque ; que l’influence de ce beau siècle a tout préparé avant Louis XIV, et tout fini sous lui ; qu’il s’agit moins de la gloire de ce roi que de celle de la nation ; qu’à l’égard de Gacon, Roi, Desfontaines, Fréron, etc., doivent inspirer ; qu’enfin, ce Catalogue raisonné est et sera très curieux ; mais il faut attendre une édition meilleure ; celle-ci n’est qu’un essai. Hélas ! on passe sa vie à essayer ! J’essaierai cet été de venir embrasser mes anges.
Mes tendres respects à tous.
à M. Walther.
2 Avril 1752.
Il serait important pour vous que les Anecdotes sur le czar Pierre, et les Pensées sur le gouvernement, parussent. Vous pouvez prier l’ambassadeur de Russie d’indiquer ce qui doit être retranché dans les Anecdotes, et de fournir ce qui peut être à la gloire de sa nation. Priez pareillement l’examinateur de marquer ce qui doit être changé dans les Pensées sur le gouvernement, et on travaillera sur-le-champ en conséquence.
à M. Darget.
A Potsdam, 3 Avril 1752.
Mon très cher ami, j’ai reçu votre lettre de Strasbourg, avec une consolation inexprimable ; vous avez bien soutenu la fatigue du voyage, et je compte que ma lettre vous trouvera à Paris où je l’adresse. Vous me manquez bien à Potsdam. Je m’étais fait une douce habitude de vous voir tous les jours ; je ne m’accoutume point à une telle privation. Votre vessie me fait encore plus de mal qu’à vous ; elle vous mène à Paris, et elle m’ôte mon bonheur. Je me flatte que vous verrez ma nièce ; mais vous ne verrez pas mes enfants. Je ne veux pas qu’on reprenne Rome sauvée après Pâques : je la réserve pour l’année de M. le maréchal de Richelieu. Guérissez-vous vite à Paris, et revenez auprès du roi philosophe, qui rend la vie si douce ; revenez dans le séjour du repos et de la philosophie.
Omitte mirari beatæ
Fumum et opes strepitumque Romæ
HOR., liv. III, od. XXIX.
Revenez dans la belle retraite où un roi, d’une humeur toujours égale, rend tous nos moments égaux ; revenez voir les orangers de Sans-Souci ; il me semble qu’il n’y en a point aux Tuileries. Il est vrai que vous y verrez plus de femmes : voilà ce que vous aimez, traître, avec votre vessie. Eh bien ! ramenez-nous-en-une. Venez établir une madame Darget à Potsdam, chez laquelle nos philosophes se rassembleront, qui aura bien soin de vous, qui tiendra votre ménage, qui … cela sera charmant ; vous serez égayé tout le long du jour ; car
L’uom senza moglie a lato
Non puote in bontade esser perfetto.
Vous allez cependant préparer vos armes à Paris ; vous allez tâter de tous les plaisirs, et moi je vous attends dans mon petit appartement avec de la prose et des vers, qui me tiennent lieu de femme. J’ai fait vos compliments au marquis (1), qui se plaint de ses c…, comme vous de votre vessie ; Per quœ quis peccat, per hœc et punietur. Je les ai faits au comte Algarotti, qui est venu célébrer la Pâque dans notre couvent, et qui attend le dépucellement de madame la princesse de Hesse, pour aller demander la bénédiction à mon bon patron le saint-père. Ils vous font tous les plus tendres remerciements : ce n’est pas le saint-père que je veux dire, c’est Algarotti et d’Argens. Pour Federsdforf, je n’ai pu encore m’acquitter de ma commission, je n’ai pu l’attraper depuis votre départ. Adieu, mon cher ami, vive memor nostri ; portez-vous bien. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
Je connais Klinglin (2) et son affaire, j’en augure mal ; il a de puissants ennemis.
Il était trop puissant pour n’être point haï.
Œdipe.
La fuite de son secrétaire est un mauvais signe.
1 – D’Argens. (G.A.)
2 – C’était un parent de la comtesse de Lutzelbourg. (G.A.)