CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 10

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à M. Berger

A Cirey, le 22 Décembre.

 

          Vous êtes un ami charmant. Vos lettres ne sont pas seulement des plaisirs pour moi, elles sont des services solides. Je savais ce que vous me mandez de l’abbé de La Mare (1). Vos réflexions sont très sages. Je ne peux que louer sa reconnaissance et craindre la malignité du public. J’ai retranché, comme vous croyez bien, toutes les louanges que l’amitié de ce jeune homme, trompé en ma faveur, me prodiguait assez imprudemment, et qui nous auraient fait tort à l’un et à l’autre. Je l’ai prié de ne m’en donner aucune. A la bonne heure que, en faisant imprimer une édition de Jules César, il réfute, en passant, les calomnies dont m’ont noirci ceux qui prennent la peine de me haïr. Je ne crois pas que ce soit une chose que je puisse empêcher, s’il ne se tient qu’à des faits, s’il ne me loue point, s’il ne se commet avec personne, s’il parle simplement et sans art. Mais il faut que sa préface soit écrite avec une sagesse extrême, et que sa conduite y réponde.

 

          Je n’ai point gardé de copie de ces vers pour Orphée-Rameau ; mais je me souviens de l’idée, et, quand j’aurai plus de santé et de loisir, je ferai ce qu’il voudra. Il a bien raison de croire que Samson est le chef-d’œuvre de sa musique ; et, quand il voudra le donner, il me trouvera toujours prêt à quitter tout pour rimer ses doubles croches.

 

          Il est vrai, mon cher monsieur, que j’avais composé une tragédie dans laquelle j’avais essayé de faire un tableau des mœurs européanes et des mœurs américaines. Le contraste régnait dans toute la pièce, et je l’avais travaillée avec beaucoup de soin ; mais j’avais peur d’y avoir mis plus de travail que de génie ; je craignais la haine opiniâtre de mes ennemis et l’indisposition du public. Je me tenais tranquille, loin de toute espèce de théâtre, attendant un temps plus favorable ; mais une personne instruite du sujet de ma pièce (qui n’est point Montézume) (2), en ayant parlé à M. Le Franc, il s’est hâté de bâtir sur mon fonds ; et je ne doute pas qu’il n’ait mieux réussi que moi. Il est plus jeune et plus heureux. Il est vrai que si j’avais eus un sujet à traiter, je ne lui aurais pas pris le sien. J’aurais eu pour lui cette déférence que la seule politesse exige. Tout ce que je peux faire, à présent, c’est de lui applaudir, si sa pièce est bonne, et d’oublier son mauvais procédé, à proportion du plaisir que me feront ses vers. Je ne veux point de guerre d’auteurs. Les belles-lettres devraient lier les hommes ; elles les rendent d’ordinaire ennemis. Je ne veux point ainsi profaner la littérature, que je regarde comme le plus bel apanage de l’humanité. Adieu, monsieur ; je suis bien touché des marques d’amitié que vous me donnez ; et c’est pour la vie.

 

 

1 – Il s’agit de la préface que ce jeune abbé poète avait composée pour la Mort de César. (G.A.)

 

2 – On avait dit que c’était le titre de la tragédie de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 25 Décembre.

 

          Je suis toujours d’avis qu’il ne soit plus question des grands cheveux plats de Samson ; je gagnerai à cela une sottise sacrée de moins, et ce sera encore une scène de récitatif retranchée. Je n’entends pas trop ce qu’on veut dire par une Dalila intéressante. Je veux que ma Dalila chante de beaux airs, où le goût français soit fondu dans le goût français soit fondu dans le goût italien. Voilà tout l’intérêt que je connais dans un opéra. Un beau spectacle bien varié, des fêtes brillantes, beaucoup d’airs, peu de récitatifs, des actes courts, c’est là ce qui me plaît. Une pièce ne peut être véritablement touchante que dans la rue des Fossés-Saint-Germain (1). Phaéton, le plus bel opéra de Lulli, est le moins intéressant.

 

          Je veux que le Samson soit dans un goût nouveau ; rien qu’une scène de récitatif à chaque acte, point de confident, point de verbiage. Es-ce-que vous n’êtes pas las de ce chant uniforme et de ces eu perpétuels qui terminent avec une monotonie d’antiphonaire, nos syllabes féminines ? C’est un poison froid qui tue notre récitatif. Mandez-moi sur cela l’avis de Pollion et de Bernard.

 

          Ne pourriez-vous point savoir ce que le plagiaire de Métastasio et le mien a pris de mes Américains ? J’aurais peut-être le temps de change ce qu’il a imité. Je ferais comme les gens qu’on a volés, qui changent les gardes de la serrure. Si vous voyez M. le bailli de Froulai et M. le chevalier d’Aydie, dites, je vous en prie, à cette paire de loyaux chevaliers combien je suis reconnaissant de leurs bontés. M. de Froulai a parlé en vrai Bayard au garde des sceaux (2).

 

          Qu’est-ce donc que cette mauvaise pièce intitulée le Tocsin de la Cour ? On dit que c’est le laquais de La Serre (3) ou de Roi qui en est l’auteur. Monsieur le garde des sceaux a-t-il si peu de goût que de me soupçonner de ces bassesses et de ces misères ? Je suis bien las de toutes ces vexations ; et, si je n’avais pas le bonheur de vivre à Cirey, dans le sein de la vertu, des beaux-arts, de l’esprit, et de l’amitié, auprès de la personne la plus respectable qui soit au monde, je dénicherais bien vite de France.

 

 

1 – Où était alors la Comédie-Française. (G.A.)

 

2 – Toujours à propos de la Pucelle. (G.A.)

 

3 –Voyez sur La Serre, une note de la Vie de Molière. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 25 Décembre.

 

          J’ai reçu à la fois, mon cher et véritable ami, vos deux lettres. Vous savez bien que la seule amitié était le lien qui me retenait en France. Voilà la divinité à qui je sacrifiais ma liberté ; mais enfin la rage de mes ennemis l’emporte, et la calomnie m’arrache le seul bien où mon cœur était attaché. Je vais, par les conseils mêmes des personnes qui daignaient passer leur vie avec moi, chercher dans une solitude plus profonde le repos qu’on m’envie. Je fais par une nécessité cruelle ce que Descartes faisait par goût et par raison ; je fuis les hommes, parce qu’ils sont méchants.

 

          Quand vous m’écrirez, envoyez dorénavant vos lettres à Demoulin, sans dessus, ou bien à M. Dufaure ; il me les fera tenir.

 

          Je vous jure, sur l’amitié que j’ai pour vous, que quiconque dira que j’ai laissé copier quatre vers de l’ouvrage en question (1) est un imposteur.

 

          Si monsieur le garde des sceaux a dans son portefeuille quelque pièce sous le nom de la Pucelle, c’est apparemment l’ouvrage de quelqu’un qui a voulu m’attribuer son style, pour me déshonorer et pour me perdre.

 

          J’attendais de M. le garde des sceaux qu’il me rendrait plus de justice. Peut-être le cardinal de Richelieu, Louis XIV, et M. Colbert, m’eussent protégé. Quelque persécution injuste et cruelle que j’aie essuyée de sa part, je ne me plaindrai jamais de lui ni de personne, par même de l’abbé Desfontaines, qui s’est signalé par de si noires ingratitudes. J’achèverai en paix, sans murmure, et sans bassesse, le peu de jours que la nature voudra permettre que je vive, loin des hommes dont je n’ai que trop éprouvé la méchanceté.

 

          Je serais inconsolable, si vous n’en étiez pas plus assidu à m’écrire. Je ne me sens capable d’oublier tant d’injustices des autres qu’en faveur de votre amitié.

 

          Madame du Châtelet a lu la préface que m’a envoyée le petit La Mare. Nous en avons retranché beaucoup, et, surtout les louanges ; mais, pour les faits qui y sont, nous ne voyons pas que je doive en empêcher la publication. C’est une réponse simple, naïve, et pleine de vérité, à des calomnies atroces et personnelles imprimées dans vingt libelles. Il y aurait un amour-propre ridicule à souffrir qu’on me louât ; mais il y aurait un lâche abandon de moi-même à souffrir qu’on me déshonore. L’ouvrage de La Mare nous paraît à présent très sage, et même intéressant. Il me semble qu’il y règne un amour des arts et de la vertu, un esprit de justice, une horreur de la calomnie, et un attendrissement sur le sort de presque tous les gens de lettres persécutés, qui ne peut révolter personne, et qui, même dans le temps de cette persécution nouvelle, doit gagner les bons esprits en ma faveur. Il ne faut pas songer aux autres.

 

          Il est vrai que cette justification aurait plus de poids si elle était faite d’une main plus importante et plus respectée ; mais, plus on a d’acquis dans le monde, moins on sait défendre ses amis. Il n’y a que vous qui ayez ce courage en parlante, et La Mare en écrivant. J’ajoute encore que cette marque publique de la reconnaissance de La Mare peut servir à lui faire des amis ; on verra qu’il est digne d’en avoir.

 

          Ne négligez pas d’aller voir par amabile fratrum, les dignes amis Pont de Veyle et d’Argental.

 

          Je vous embrasse tendrement, et vous aime comme vous méritez d’être aimé.

 

 

1 – La Pucelle. (G.A.)

 

 

 

 

.à M. Thieriot

A Cirey, le 28 Décembre.

 

          Je n’ai jamais, mon cher ami, parlé de l’abbé Prévost que pour le plaindre d’une tonsure, des liens de moine, honteux pour l’humanité, et de manquer de fortune. Si j’ai ajouté quelque chose sur ce que j’ai lu de lui, c’est apparemment que j’ai souhaité qu’il eût fait des tragédies ; car il me paraît que le langage des passions est sa langue naturelle. Je fais une grande différence entre lui et l’abbé Desfontaines ; celui-ci ne sais parler que de livres ; ce n’est qu’un auteur, et encore un bien médiocre auteur, et l’autre est un homme. On voit par leurs écrits la différence de leurs cœurs, et on pourrait parier, en les lisant, que l’un n’a jamais eu affaire qu’à des petits garçons, et que l’autre est un homme fait pour l’amour. Si je pouvais rendre service à l’abbé Prévost, du fond de ma retraite, il n’y a rien que je ne fisse ; et, si j’étais assez heureux pour revenir à Cirey en sûreté, je tâcherais de l’y attirer.

 

          Dans la douleur, dont j’ai le cœur percé, il m’est bien difficile, mon ami, de songer à Samson. Je me souviens cependant que, dans cette petite ariette des fleurs, il faut mettre :

 

Sensible image

Des plaisirs du bel âge,

 

(Acte IV, sc. IV.)

 

au lieu de

 

Plaisir volage, etc ;

 

 

car Dalila ne doit pas prêcher l’inconstance à un héros dont la vigueur ne doit que trop le porter à ce vice abominable de l’infidélité.

 

          Je suis actuellement sur les frontières de France avec une chaise de poste, des chevaux de selle, et des amis, prêt à gagner le séjour de la liberté, s’il ne m’est plus permis de revoir celui du bonheur. La plus aimable, la plus spirituelle, la plus éclairée, et la plus simple femme de l’univers, m’a chargé, en me quittant, de vous dire qu’elle est charmée de vos lettres, et qu’elle vous regarde comme son intime ami. Je voudrais bien vous envoyer la copie d’une lettre qu’elle a pris sur elle d’écrire au garde des sceaux, à la suite d’une autre que son mari a écrite. Vous y admireriez l’éloquence tendre et mâle que donne l’amitié ; vous y verriez le langage de la vertu courageuse. Ah ! Mon ami ! Il est plus doux d’avoir une pareille lettre écrite en sa faveur, qu’il n’est affreux s’être si indignement persécuté. Je vous l’enverrai cette lettre.

 

          En attendant, la personne (1) charitable qui a si généreusement parlé en ma faveur, ne pourrait-elle pas dire trois choses au garde des sceaux ? La première, qu’il est très faux qu’il ait des chants de mon ouvrage, ou qu’il a un ouvrage supposé par un traître ; la seconde, que je n’ai jamais rien fait qui dût lui déplaire ; la troisième, qu’il n’y a que de la honte à me persécuter. Voyez s’il pourrait confire du miel de la cour le fond de ces trois vérités.

 

            Passons des horreurs de la persécution aux tracasseries de Le Franc ; Il est faut que l’abbé de Voisenon lui ait dit le détail de mon sujet. Il a su le fond en général par lui, et un peu de détail par un autre, et il s’est pressé de travailler. C’est un homme qui veut, à ce que je vois, aller à la gloire par le chemin de la honte, s’il est, comme on me le mande, le plagiaire des auteurs, et le busy-body des comédiens.

 

          Voyez, avec par nobile fratrum (2), si vous pensez que ma pièce puisse soutenir le grand jour avec celle de Le Franc. Au bout du compte, si mon ouvrage vous paraissait passable, y aurait-il tant d’inconvénients à le laisser passer le dernier ? Le public même, si revenu de son estime pour la Didon et pour l’auteur, ne prendrait-il pas mon parti, d’autant plus qu’on me persécute ? Pourriez-vous savoir ce qu’en pense Dufresne (3), et me le mander ? Adressez toujours vos lettres, jusqu’à nouvel ordre, chez Demoulin.

 

          Adieu ; je vous embrasse bien tendrement et avec tous les sentiments que je vous dois, et que j’aurai pour vous toute ma vie.

 

P.S. : J’oubliais de vous dire, mon cher ami, que j’ai fait mon examen de conscience, au sujet de Pétersbourg. Tout ce que je sais, c’est que le duc de Holstein (4), héritier présomptif de la Russie, me voulut avoir, il y a un an, et me donner dix mille francs d’appointements ; mais, tout persécuté que j’étais, je n’aurais pas quitté Cirey pour le trône de la Russie même. Je réponds d’une manière respectueuse et mesurée. Tout ce que cela prouve, c’est que Keeper (5) devrait moins persécuter un homme qui refusa dans les pays étrangers de pareils établissements.

 

 

1 – Le bailli de Froulay. (G.A.)

 

2 – D’Argental et Pont de Veyle. (G.A.)

 

3 – L’acteur Quinault-Dufresne. (G.A.)

 

4 – Mari d’Anne Petrowna, qui était sœur de l’impératrice Anne Ivanowna. (G.A.)

 

5 – En anglais, garde. Voltaire désigne ici le garde des sceaux.

 

 

CORRESPONDANCE - 1735 -10

 

 

 

 

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