CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 9

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

à MM. les comédiens français (1)

Novembre.

 

          Je ne sais, messieurs, si vous avez lu une tragédie que j’avais composée, il y a deux ans, et dont je lus même chez moi les premières scènes à M. Dufresne (2). Je n’aurais jamais osé la présenter au théâtre. La singularité du sujet, la défiance où je dois toujours être sur mes faibles ouvrages, et le nombre de mes ennemis, m’avaient fait prendre le parti de ne le jamais exposer au public.

 

          J’ai appris que M. le Franc, s’étant fait rendre compte, il y a un an, du sujet de ma pièce, en a depuis composé une à peu près sur le même plan, et qu’il s’est hâté de vous la lire. Vous sentez bien, messieurs, que tout le mérite de ce sujet consiste dans la peinture des mœurs américaines, opposée au portrait des mœurs européanes : du moins c’est là mon seul avantage. Je ne doute pas que M. Le Franc, qui a au-dessus de moi les talents de l’esprit, et l’imagination que donne la jeunesse, n’ait embelli son ouvrage par des ressources qui m’ont manqué ; mais il arriverait que, si sa pièce était jouée la première, la mienne ne paraîtrait plus qu’une copie de la sienne ; au lieu que, si sa tragédie n’est jouée qu’après, elle se soutiendra toujours par ses propres beautés. Je n’aurais jamais travaillé sur un plan choisi par M. le Franc. La considération et l’estime que j’ai pour lui m’en auraient empêché, autant que la crainte de me trouver son rival.

 

          Il s’est dispensé d’un égard que j’aurais eu. Au reste, messieurs, soyez persuadés que, si je crains de passer après lui, c’est uniquement parce que ma pièce ne soutiendrait pas la comparaison avec la sienne. Votre intérêt s’accorde, en cela, avec le plaisir du public, qui applaudira toujours à M. Le Franc, en quelque temps que son ouvrage paraisse ; et la justice exige que celui qui a inventé le sujet passe avant celui qui l’a embelli. Je n’aurai que la préférence dangereuse et passagère d’être exposé le premier à la censure du public.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec l’estime que j’ai pour ceux qui cultivent les beaux-arts, et avec la reconnaissance que je dois à ceux qui ont si souvent orné mes faibles productions et fait pardonner mes fautes (3), votre, etc.

 

 

1 – Lettre imprimée dans le Pour et contre. (G.A.)

 

2 – Voyez notre Avertissement en tête d’Alzire. (G.A.)

 

3 – M. de Voltaire obtint des comédiens ce qu’il leur demandait. M. Le Franc, de son côté, leur écrivit aussi pour le même sujet ; voyez sa lettre qui est d’un style bien différent de celui de M. de Voltaire, tome VI, note du vers 176 du Pauvre Diable. (K.)

 

 

 

 

Au P. Tournemine(1)

1735.

 

          L’estime et la respectueuse amitié que j’ai eues pour vous, depuis mon enfance, m’avaient inspiré de m’adresser à vous pour avoir la solution de quelques-uns de mes doutes. Non seulement vous m’avez répondu avec autant d’esprit que de bonté, mais vous avez rendu votre réponse publique, et vous l’avez même fortifiée de raisons et d’instructions nouvelles.

 

          L’obligation que je vous ai est devenue celle de tous hommes qui cultivent leur raison.

 

          C’est pour leur satisfaction, autant que pour la mienne que je prends la liberté de vous demander encore de nouveaux éclaircissements, avec la confiance d’un disciple qui s’adresse à son maître.

 

          Il s’agit de savoir si M. Locke, en examinant les bornes de l’entendement humain (sans aucun rapport à la foi) a eu raison de dire qu’il est possible à Dieu de donner la pensée à la matière. La question n’est pas de savoir si la matière pense par elle-même ; ce sentiment est rejeté par M. Locke, comme absurde. Il ne s’agit pas non plus de savoir si notre âme est spirituelle ou non ; le point de la question est uniquement de voir si nous avons assez de connaissance de la matière de la pensée pour oser affirmer cette proposition : Dieu peut communiquer la pensée à l’être que nous appelons matières. Vous tenez avec beaucoup de philosophes que cela est impossible à Dieu.

 

          Voici le premier argument que vous apportez.

 

          Pour juger d’un objet, il faut l’apercevoir tout entier indivisiblement ; et vous en concluez que l’âme est nécessairement un être simple, et que par conséquent elle ne peut être matière.

 

          Cet argument, que vous appelez démonstration, laisse encore quelques doutes dans mon esprit, soit que je ne l’ai pas assez compris, soit que j’aie encore quelque préjugé qui m’empêche d’en apercevoir toute l’évidence.

 

          Je me demande d’abord à moi-même pourquoi je reçois sans hésiter une démonstration géométrique ; celle-ci par exemple, que trois angles, dans tout triangle, sont égaux aux deux droits ; c’est que la conclusion est renfermée nécessairement dans une proposition évidente : il m’est évident que les grandeurs qui se mesurent par une quantité égale sont égales entre elles ; or il m’est évident que deux angles droits valent 180 degrés, trois angles d’un triangle sont démontrés en valoir autant ; donc il m’est évident qu’il sont égaux en ce sens.

 

          Mais après avoir fait tous mes efforts pour sentir l’évidence de cet axiome, pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement, non seulement je n’en découvre pas la vérité mais je n’en démêle pas même le sens.

 

          Entendez-vous que pour apercevoir un objet il faut le voir tout entier ? Mais il n’y a aucun objet que nous puissions voir de cette façon ; nous ne voyons jamais qu’une surface des choses.

 

          Pour moi, j’avoue que si on me demande comment il faut faire pour apercevoir un objet, je réponds que je  n’en sais rien du tout : c’est le secret du Créateur : je ne sais ni comment je pense, ni comment je vis, ni comment je sens, ni comment j’existe.

 

          Et cette proposition, pour apercevoir un objet, il faut voir indivisiblement, fait un sens si peu clair à mon esprit que, si on me disait au contraire, pour apercevoir un objet, il faut le voir divisiblement et par parties, cela me paraîtrait beaucoup plus compréhensible.

 

          Je sens au moins qu’on me donnerait une idée très claire de la chose que vous voulez prouver, si on me disait : Une perception ne peut être divisible ; on ne peut mesurer une pensée, elle n’est ni carrée ni longue ; or la matière est divisible, mesurable, et figurée ; donc une perception ne peut être matière. Ou bien : Ce qui est composé retient nécessairement l’essence de la chose dont il est composé ; or si cette pensée était composée de matière, elle retiendrait l’essence de la matière, elle serait étendue ; mais une pensée n’est point étendue ; donc il implique contradiction qu’une pensée soit matière : or Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction ; donc Dieu ne peut composer la pensée de matière. Voilà un argument qui serait clair et évident, et qui me paraîtrait avoir la force de la démonstration.

 

          Mais cet argument, qui démontre que la pensée ne peut être le composé d’un corps, serait absolument étranger à la question présente. Car je ne dis ni que l’esprit soit matière, ni que la pensée soit un composé de matière, mais seulement qu’il n’est pas impossible à Dieu de joindre la pensée : cet être aussi inconnu que la pensée, lequel nous appelons matière.

 

          Dieu ne peut faire les contradictoires ; cela est vrai, parce que ce n’est pas un pouvoir de faire ce qui est absurde c’est, au contraire, une négation de pouvoir : il reste donc à examiner où est la contradiction que la matière puisse recevoir de Dieu la pensée.

 

          Pour savoir de quoi une chose est ou n’est pas capable, il faut la connaître entièrement. Or, nous ne connaissons rien de la matière ; nous savons bien que nous avons certaines sensations, certaines idées ; par exemple, dans un morceau d’or nous apercevons de l’étendue, de la dureté, de la pesanteur, une couleur jaune, de la ductilité, etc. ; mais cette substance, ce sujet, cet être à quoi tout cela est attaché, nous ne savons pas plus ce que c’est, que nous ne savons comment sont faits les habitants de Saturne.

 

          Si Dieu a voulu que certains corps organisés pensent, ce n’est ni comme étendus ni comme divisibles qu’ils pensent. Ils auront la pensée indépendamment de tout cela, parce que Dieu la leur aura donnée.

 

          Je ne conçois pas comment la matière pense ; je ne conçois pas non plus comment un esprit pense. N’est-il pas vrai que Dieu peut créer un être doué de mille qualités inconnues à moi, sans lui communiquer ni la pensée ni l’étendue ? Ne peut-il pas ensuite donner la faculté de penser à cet être ? Et après lui avoir donné cette faculté, ne peut-il pas lui communiquer l’étendue ? Or, si Dieu peut communiquer à une substance l’étendue après la pensée, pourquoi ne peut-il pas lui donner la pensée après l’étendue ?

 

          Mais, dit-on, l’âme est immortelle. Cela est vrai ; la foi nous le dit, et personne n’en doute chez les chrétiens. Mais ce dogme empêche t-il que Dieu ne puisse joindre la pensée et l’étendue dans un même sujet ? Au contraire, si une certaine étendue existe avec la faculté de penser, il est sûr que cette étendue ne périt point ; elle ne fait que changer de qualité et de place : et il est aussi facile à Dieu de lui conserver la pensée, qu’il lui a été facile de la lui donner ; car la pensée étant l’action de Dieu sur la matière, rien n’empêche Dieu d’agir toujours.

 

          On pourra me faire encore cette objection : Quelle est la partie à qui Dieu aura donné la pensée ? Cette partie n’est-elle pas divisible pendant toute l’éternité ? N’est-il pas à croire qu’elle perdra toujours quelque chose d’elle-même ? Or, à quelle petite particule de cette petite partie restera le don de penser ? Si vous dites que c’est à la partie droite, je la divise et la retranche de son tout ; alors il arrivera nécessairement à une de ces trois choses : ou il y aura deux êtres pensants au lieu d’un ; ou bien ni l’un ni l’autre ne sera pensant ; ou cet être, ayant perdu la moitié de soi-même, aura perdu la moitié de sa pensée ; ou Dieu donnera à la petite particule restante ce don de penser qu’avait auparavant toute la partie. Les trois cas sont absurdes ; donc il est impossible que la pensée puisse subsister toujours avec la même matière. Je n’ai vu cet argument nulle part ; je me le fais à moi-même, et il me paraît assez pressant. Il sert à me faire voir la faiblesse de mes compréhensions, mais il ne me prouve point que Dieu ne puisse conserver à une petite partie de mon corps, pendant toute l’éternité, ce qu’il lui aura donné dans le temps de ma vie.

 

          Il est sûr que si la matière, par le mouvement continuel où elle est, va toujours se divisant à l’infini, il est impossible d’imaginer comment une partie qui se divisera toujours, conservera toujours la pensée. Mais, premièrement, cette partie, à qui Dieu l’aura donnée, peut fort bien en elle-même demeurer un individu, comme notre corps en est un ; et en cela je n’apercevrais point de contradiction.

 

          En second lieu, la matière n’est pas divisible à l’infini physiquement. Il est nécessaire qu’il y ait des parties parfaitement solides ; s’il n’y en avait pas, il n’y aurait point de matière. Car les pores des corps augmentent à mesure que les parties solides des corps diminuent ; ainsi les pores croissant à l’infini, et les parties solides diminuant à l’infini, le solide deviendrait zéro, et les pores infinis, etc. Donc il est nécessaire qu’il y ait des parties parfaitement solides ; donc il est aisé de concevoir qu’une de ces parties solides soit impérissable, et que Dieu lui communique à jamais la pensée et le sentiment.

 

          Si tout était matière, dites-vous, d’où l’âme matérielle aurait-elle tiré l’idée d’un être immatériel ?

 

          1°/ Dieu, qui nous donne nos idées, pourrait fort bien nous donner celle d’un être immatériel, d’un être essentiellement différent de nous, puisque, quand même nous serions purs esprits, nous ne laisserions pas d’avoir une idée de Dieu, qui cependant est quelque chose d’essentiellement différent de tout pur esprit créé.

 

          2°/ Je réponds que nous recevons l’idée d’un être immatériel, comme l’idée de l’infini nous vient sans que nous soyons infinis pour cela.

 

          Je passe ce que vous dites d’une poupée et d’un enfant, persuadé que vous ne voulez point parler sérieusement.

 

          Vous prétendez que quand on dit je et moi et unité, cela prouve que nous connaissons ce que c’est que l’esprit.

 

          Je et moi signifie t-il autre chose que ma personne ? Et une unité n’est-elle pas aussi bien une unité de matière qu’une autre substance ?

 

          Vous me dites que les esprits forts répondent à cela qu’ils n’ont aucune idée ni d’esprit, ni de matière, ni de vertu, ni de vice. Il ne s’agit assurément ici ni de vertu, ni de vice ; et M. Locke, le plus sage et le plus vertueux de tous les hommes, était bien loin d’avancer une impiété aussi absurde et aussi horrible. Pour vous prouver, non pas que notre pensée est une action de Dieu sur la matière, et, ce qu’il faut toujours répéter, qu’il n’est pas impossible à l’être infiniment puissant de faire penser un corps. Je vous avais apporté l’exemple des bêtes ; vous me répondez : La bête sera ce qu’il vous plaira. Je vous supplie d’examiner la chose avec un peu d’attention, il me paraît qu’elle en vaut la peine.

 

          Toute question n’est pas susceptible de démonstration ; mais il faut examiner ce qui est le plus probable, non pas pour le croire fermement, mais pour croire au moins qu’il est probable.

 

          Or il est de la plus grande probabilité que les bêtes ont des sentiments, des idées, de la mémoire, etc. Je n’entrerais pas ici dans les preuves d’expérience dont on ferait des volumes, mais je dirai en philosophe : les bêtes ont les mêmes organes de sentiment que nous ; la nature ne fait rien en vain ; donc Dieu ne leur a point donné des organes de sentiment pour qu’elles n’aient point de sentiment ; donc elles en ont comme nous.

 

          Si on me dit à cela que les ressorts que je prends pour organes de leurs cinq sens sont seulement en eux les organes de la vie, je réponds que les animaux peuvent avoir la vie sans leurs cinq sens, puisqu’il y en a qui n’ont que trois ou deux sens, et qui vivent ; donc les organes des sens leur sont donnés pour autre chose que pour la vie ; donc ils ont du sentiment ; donc ils ont cela de commun avec nous. Or, ou Dieu a ajouté le sentiment à ces portions de matière, ou il leur a donné une âme spirituelle et immortelle. On est donc réduit à dire, ou qu’une puce a une âme immortelle, ou que Dieu a donné à la matière le don de sentir ; or, s’il a pu accorder à certains corps la sensation, pourquoi lui sera-t-il impossible d’accorder la pensée à d’autres ?

 

          Pour prouver encore qu’on ne peut dire qu’il soit impossible à Dieu de donner, par son action, la pensée au corps, et pour faire voir combien il est faux de dire, ce qui n’est pas divisible ne peut appartenir à la matière, je vous avais apporté l’exemple du mouvement.

 

          Le mouvement n’est pas divisible ; la vie, la végétation, l’électricité, ne sont pas divisibles ; cependant l’électricité, la vie, la végétation, le mouvement, appartiennent à la matière ; donc la matière à des propriétés, et peut-être sans nombre, qui ne sont pas divisibles. Il peut y avoir du plus ou du moins dans ces propriétés ; il y en a aussi dans la propriété de la pensée. Un corps est plus ou moins en mouvement, une pensée est plus ou moins vive, plus ou moins forte, plus ou moins claire.

 

          Je vous avais surtout apporté l’exemple de la gravitation, qui est un principe qui agit à des distances immenses, qui semble n’avoir rien de corporel, et qui cependant est le grand ressort de la nature. Je vous avais demandé ce que vous en pensiez, et si vous le connaissiez ; et là-dessus voici comme vous me faites l’honneur de me répondre : « Oui, monsieur, les corps pèsent ; les calculs du célèbre Newton ne m’en convainquent pas plus que les sens. Un corps pèse sur l’autre, c’est-à-dire qu’un corps pousse l’autre. »

 

          Je soupçonne qu’il y a là quelque faute du libraire, car il n’est pas vraisemblable que ce soit là le sentiment d’un homme aussi savant que vous. Vous n’ignorez pas, sans doute, ce que c’est que cette propriété de la nature appelée gravitation, ou attraction, ou force centripète ; et si je vous le demandais, vous me répondriez, avec Newton et avec tous ceux qui ont étudié les vérités découvertes par ce grand homme : La gravitation, l’attraction, est la propriété par laquelle tous les corps tendent à s’approcher les uns des autres, sans aucun besoin d’une impulsion étrangère et de matière intermédiaire ; et cela en raison directe de la quantité de leur masse, et en raison double inverse des distances. Cette propriété de la matière, inconnue jusqu’à nous, a été découverte et prouvée, je dis prouvée par ce grand philosophe, et ses preuves sont toutes fondées sur les lois de Kepler que les planètes observent dans leurs révolutions, sur les inégalités des mouvements dans les globes célestes, qui toutes confirment cette admirable loi des forces centripètes.

 

          Ainsi il ne s’agit pas ici de l’impulsion des corps, et de la communication du mouvement, quoique l’impulsion des corps et la communication du mouvement soient encore une propriété de la matière, qui n’a rien de commun avec la divisibilité.

 

          Il s’agit de ce pouvoir réel de gravitation, d’attraction, de forces centripètes, qui dirigent les planètes autour du soleil, et la lune autour de la lettre, selon des lois mathématiques qui excluent nécessairement tout ce prétendu fluide, et cette chimère de tourbillons qu’on avait supposés si gratuitement.

 

          Ce pouvoir démontré est précisément tout le contraire de ce que vous dites. Un corps, dites-vous, pèse, c’est-à-dire il pousse et ne pousse qu’autant qu’il est poussé. Non, mon Père, le Soleil n’est point poussé, et Saturne n’est point poussé.

 

          Mais le Soleil et Saturne s’attirent, gravitent, pèsent l’un sur l’autre, selon la quantité directe de leur masse, et selon la raison inverse du carré de leur éloignement ; et il n’y a point entre eux ni autour d’eux de fluide qui puisse ni leur faire une résistance sensible, ni diriger leur mouvement. Il y a donc certainement un principe de gravitation, d’attraction, que nous ne connaissons pas, qui agit d’une manière surprenante, et qui n’a aucun rapport aux autres propriétés de la matière. Ce principe, vous avais-je dit, est interne, inhérent dans les corps ; et là-dessus, vous me répondez que jamais Newton n’a admis ce principe inhérent et interne dans les corps, et que s’il l’avait admis, on se serait moqué de lui. Si vous entendez par principes ou propriétés inhérentes une propriété essentielle, il est très vrai que Newton ne dit pas que le principe des forces centripètes soit essentiel à la matière ainsi que l’étendue. Peu importe qu’il se soit servi des termes inhérent et interne dont je me sers. Tout ce qu’on entend par ce mot inhérent, c’est que toute matière a reçu de Dieu ce principe qui est en elle ; que toute particule de matière a la propriété, tant qu’elle est matière, de graviter l’une vers l’autre, comme l’or a la propriété inhérente de peser plus que l’argent, comme l’eau a la propriété inhérente d’être fluide à un certain degré de température. Je ne vois pas comment, en disant cela, Newton se serait exposé à la dérision des philosophes, comme vous le dites.

 

          Vous m’apprenez ensuite que M. Newton a poussé plus loin qu’aucun philosophe l’observation des mouvements qui approchent les corps, ou qui les éloignent les uns des autres. Il semble par ces paroles que Newton n’aurait fait autre chose que de pousser plus loin qu’un autre ces recherches triviales sur les lois du mouvement ; comme, par exemple, que la quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse, etc. Ce n’est point du tout cela, encore une fois, dont il s’agit ; c’est du pouvoir des forces centripètes, qui font que le soleil, par exemple, étant dans l’un des foyers d’une ellipse, le corps placé dans la circonférence de cette ellipse doit nécessairement parcourir des espaces égaux, en temps égaux, et que la force centripète augmente à mesure que le corps approche de celui des foyers de l’ellipse où est le soleil. Encore une fois, sans vous répéter ici toutes ces combinaisons, les forces centripètes, l’attraction, la gravitation, sont une nouvelle loi de la nature aussi certaine et aussi inconnue que la vie des animaux, et la végétation des plantes, le mouvement, et l’électricité.

 

          Vous parlez ensuite de M. Newton ainsi : « Ce sage observateur déclare nettement (section II, p. 172) qu’en regardant tous les corps comme des espèces d’aimants, il s’en tient aux mouvements apparents, de quelque cause qu’ils viennent, et sans toucher aux systèmes différents qui les rapportent à quelque impulsion, à l’action de la matière subtile ou éthérée. »

 

          Je n’ai pas ici l’ouvrage dont vous citez cette page 172 ; mais, sans avoir sous mes yeux cet ouvrage, je sais fort bien que M. Newton, en vingt endroits, réclame contre l’injustice ridicule et absurde qu’il y aurait à lui reprocher d’admettre les qualités occultes des péripatéticiens. Il a soin de déclarer expressément qu’il ne sait point ce que c’est que cette propriété qu’il appelle du nom de gravitation, de force centripète, d’attraction. Il a hasardé sur cela quelques conjectures très faibles ; mais enfin il n’est pas moins démontré que cette propriété inconnue jusqu’à lui, existe réellement ; c’est le seul point dont il est ici question. Il y a une propriété dans la matière, laquelle agit sans contact, sans véhicule, à des distances immenses ; donc la matière peut avoir d’autres propriétés que celle d’être divisible.

 

          La matière a probablement mille autres facultés que nous ne connaissons pas.

 

          Vous me dites ensuite : La faculté d’attirer et repousser, de peser en poussant, n’enferme que du mouvement, du poids, de la mesure ; donc ce sont des propriétés d’un être divisible. Il est vrai que ce sont des propriétés d’un être qui d’ailleurs est divisible ; mais ce n’est pas parce qu’il est divisible qu’il a ces propriétés. La matière est physiquement divisible, c’est-à-dire ses parties solides adhérentes les unes aux autres sont séparables, et ces parties adhérentes ensemble, qui composent un tout comme notre globe, ont ensemble la faculté d’attraction, de gravitation ; mais chaque particule solide de cet univers a en soi la même faculté ; et un atome gravite vers un atome, comme la Terre, Mars, Jupiter, vers le Soleil leur centre.

 

          La gravitation, le mouvement, appartiennent donc à toute la matière que nous connaissons. Il y a nécessairement des parties solides ; donc ce n’est point en tant que divisible que la matière a la propriété de l’attraction ; donc, encore une fois, il y a des principes dans la matière indépendants de la divisibilité ; donc c’est une grande témérité d’assurer que Dieu ne peut joindre la pensée à la matière, sur cette faible et obscure raison que la matière est divisible. Encore une fois, on ne vous dit pas que le Créateur ait donné à la matière la pensée, on ne saurait trop le répéter ; on vous dit seulement que des êtres aussi peu éclairés que nous le sommes, doivent être bien retenus quand il s’agit de prononcer ce que l’Etre infini et tout-puissant peut faire ou ne pas faire.

 

          Vous me dites ensuite que le mouvement,, la pesanteur des corps, nous indiquent Dieu, nous conduisent à Dieu ; et ensuite vous parlez de ceux qui doutes de l’existence de Dieu.

 

          On croirait, par ces paroles, que vous voudriez jeter quelques soupçons de cette horrible et impertinente incrédulité sur Newton et sur Locke, et sur ceux qui ont éclairé leur esprit des lumières de ces grands hommes. Ce n’est pas assurément votre intention ; vous avez le cœur trop droit, vous avez un esprit trop juste pour ne pas reconnaître que toute la philosophie de Newton suppose nécessairement un premier moteur. Vous savez avec quelle supériorité de raison Locke a prouvé avant Clarke l’existence de cet Etre suprême. Newton et Locke, ces deux sublimes ouvrages du Créateur, ont été ceux qui ont démontré son existence avec le plus de forces ; et les hommes, en cela, comme dans tout le reste, doivent faire gloire d’être leurs disciples.

 

          Je ne sais pas, en vérité, à propos de quoi vous parlez de libertinage, de passions et de désordres, quand il s’agit d’une question philosophique de Locke, dans laquelle son profond respect pour la Divinité lui fait dire simplement qu’il n’en sait pas assez pour oser borner la puissante de l’Etre suprême.

 

          Il était bien loin, ce grand homme, d’être courbé vers la terre, et d’être plongé dans les voluptés, lui qui a passé sa vie, non seulement à éclairer l’entendement des hommes, mais à leur enseigner son exemple, la pratique des vertus les plus sévères et les plus aimables. M. Newton a été aussi vertueux qu’il a été grand philosophe : tels sont, pour la plupart, ceux qui sont bien pénétrés de l’amour des sciences, qui n’en font point un indigne métier, et qui ne les font point servir aux misérables fureurs de l’esprit de parti. Tel a été le docteur Clarke ; tel était le fameux archevêque Tillot-son ; tel était le grand Galilée ; tel notre Descartes ; tel a été Bayle, cet esprit si étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus qu’ils peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations. Ses mœurs n’étaient pas moins respectables que son génie. Le désintéressement et l’amour de la paix comme de la vérité étaient son caractère ; c’était une âme divine, M. Basnage, son exécuteur testamentaire, m’a parlé de ses vertus les larmes aux yeux. Cependant, je ne sais par quelle fatalité un des hommes les plus respectables de votre société, un homme plus célèbre encore par sa vertu que par son éloquence, a pu être trompé au point de dire, dans un de ses discours publics, en parlant de Bayle : Probitatem non do, « Je lui refuse la probité. »

 

 

1 – Réponse à la lettre de ce Père sur l’Immortalité de l’âme. Voyez la lettre à d’Olivet du 30 Novembre. (G.A.)

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le 1er Décembre.

 

          Au nom de Rameau, ma froide veine se réchauffe, monsieur. Vous me dites qu’il a besoin de quelque guenille pour faire exécuter des morceaux de musique chez M. le prince de Carignan. Voici de mauvais vers, mais tels qu’il les faut, je crois, pour faire briller un musicien. S’il veut broder de son or cette étoffe grossière, la voici (1) :

 

 

Fille du ciel, ô charmante Harmonie !

Descendez, et venez briller dans nos concerts ;

La nature imitée est par vous embellie.

Fille du ciel, reine de l’Italie,

Vous commandez à l’univers.

Brillez, divine Harmonie,

C’est vous qui nous captivez.

Par vos chants vous vous élevez

Dans le sein du dieu du tonnerre ;

Vos trompettes et vos tambours

Sont la voix du dieu de la guerre.

Vous soupirez dans les bras des Amours.

Le Sommeil, carré des mains de la Nature,

S’éveille à votre voix ;

Le badinage avec tendresse

Respire dans vos chants, folâtre sous vos doigts.

Quand le dieu terrible des armes

Dans le sein de Vénus exhale ses soupirs,

Vos sons harmonieux, vos sons remplis de charmes,

Redoublent leurs désirs.

Pouvoir suprême,

L’Amour lui-même

Te doit des plaisirs.

Fille du ciel, ô charmante Harmonie ! etc.

 

 

          Il me semble qu’il y a là un rimbombo de paroles et une variété sur laquelle tous les caractères de la musique peuvent s’exercer. Si Orphée-Rameau veut couvrir cette misère de doubles croches, ella è padrone, pourvu qu’on ne me nomme point.

 

          S’il avait demandé M. de Fontenelle, ou quelque autre honnête homme, pour examinateur, il aurait fait jouer Samson, et je lui aurais fait tous les vers qu’il aurait voulu. Peut-être en est-il temps encore. Quand il voudra, je suis à son service. Je n’ai fait Samson que pour lui. Je partageais le profit entre lui et un pauvre diable de bel esprit (2). Pour la gloire, elle n’eût point été partagée, il l’aurait eue tout entière.

 

          Ecrivez-moi souvent : vos lettres valent mieux que de l’argent et de la gloire. Vous êtes le plus aimable correspondant du mont, bon ami de près et de loin. Je vous embrasse, et suis à vous pour la vie.

 

 

P.S. : Qu’est-ce qu’une estampe de moi, qui se vend chez Odieuvre ? Voyez cela, je vous prie ; j’en ferai venir pour le bailli du village, au cas que cela soit ressemblant.

 

      Vous m’avez parlé d’une gravure où j’ai l’honneur d’être avec le verger, le philosophe, le galant Fontenelle. J’aimerais mieux cette gravure que l’estampe. Etant derrière Fontenelle, on est sûr d’être au moins regardé ; mais, étant seul, on ne m’ira point déterrer. Vale.

 

 

1 – On trouve dans l’Esthétique de Jean-Paul Richter une critique de cette pièce de vers, que l’Allemand s’amuse à éplucher mot à mot. (G.A.)

 

2 – Linant. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, 8 Décembre, à quatre heures du matin.

 

 

          La date vous fera voir que je n’ai pas le temps de vous écrire une longue épître. On vient de m’avertir que plusieurs chants de la Pucelle courent dans Paris. Ou c’est quelque poème qu’on met sous mon nom, ou un copiste infidèle a transcrit quelques-uns de ces chants. Dans l’un ou dans l’autre cas, il faut que je sois instruit de bonne heure de la vérité. Je vous jure, par cette même vérité que vous me connaissez, que je n’ai jamais prêté le manuscrit à personne, puisque je ne l’ai pas prêté à vous-même. Si quelqu’un m’a trahi, ce ne peut être qu’un nommé Dubreuil, beau-frère de Demoulin, qui a copié l’ouvrage il y a six mois ; M. Rouillé prétend qu’il en court des copies. Voyez, informez-vous ; que votre amitié se trémousse un peu. Il est d’une conséquence extrême que je sois averti. Il faudra enfin que j’aille mourir dans les pays étrangers ; mais, en récompense, les Hardion, les Danchet, etc., prospèrent en France.

 

          J’avais commencé une tragédie où je peignais un tableau assez singulier du contraste de nos mœurs avec les mœurs du Nouveau-Monde. On a dit, il y a quelques mois, mon sujet au sieur Le Franc ; qu’a-t-il fait ? Il a versifié dessus, il a lu sa pièce à nos seigneurs les comédiens, qui l’ont envoyée à la révision. Le petit bonhomme est un tantinetto plagiaire ; il avait pillé sa pauvre Didon tout entière d’un opéra italien de Metastasio. Mais il prospèrera avec les Danchet et les La Serre, et moi j’irai languir à La Haye ou à Londres. Adieu ; réponse, et prompte.

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, 17 Décembre.

 

 

          Vous êtes le plus aimable ami, le plus exact et le plus tendre qu’il y ait au monde. Vous écrivez aussi régulièrement qu’un homme d’affaires, et vous avez les sentiments d’une maîtresse. Par quel remerciement commencerais-je ? J’accepte d’abord le valet de chambre écrivain, pourvu qu’il ne soit ni dévot ni ivrogne, deux qualités également abominables. Il copiera toutes mes guenilles, que je corrige tous les jours, et que je vous destine. J’ai envoyé à MM. De Pont de Veyle et d’Argental la tragédie en question, avec cette clause qu’elle serait communiquée à vous, mon cher ami, et à vous seul. Ainsi, lorsque vous voudrez passez chez ce M. d’Argental chez cette aimable et bienfaisante créature, qui ne cesse de me combler de ses bons offices. A présent que cette pièce envoyée me donne un peu de loisir, revenons à Orphée-Rameau. Je lui avais craché de petits vers (1) pour un petit duo. On pourrait, en allongeant la litanie, faire de cela un morceau très musical. C’est la louange de la musique ; on y peut fourrer tous ses attributs, tous ses caractères. Le génie de notre Orphée se trouverait au large.

          Je ferai de Samson tout ce qu’on voudra ; c’est pour lui (Rameau), c’est pour sa musique mâle et vigoureuse que j’avais pris ce sujet.

          Vous faites trop d’honneur à mes paroles de dire qu’il y a trois personnages. Je n’en connais que deux, Samson et Dalila ; car pour le roi, je ne le regarde que comme une basse-taille des chœurs. Je voudrais bien que Dalila ne fût point une Armide. Il ne faut point être copiste. Si j’en avais cru mes premières idées, Dalila n’eût été qu’une friponne, une Judith, p….. pour la patrie, comme dans la sainte Ecriture ; mais autre chose est la Bible, autre chose est le parterre. Je serais encore bien tenté de ne point parler des cheveux plats de Samson. Faisons-le marier dans le temple de Vénus la Sidonienne ; de quoi le Dieu des Juifs sera courroucé ; et les philistins le prendront comme un enfant, quand il sera bien épuisé avec la Philistine. Que dit à cela le petit Bernard ? J’ai corrigé et refondu le Temple du Goût et beaucoup de pièces fugitives ; et malgré vos leçons, je suis à la bataille d’Hoschstedt. Je passe mes jours dans les douceurs de la société et du travail, et je ne regrette guère que vous. Je voudrais être aussi bien auprès de Pollion que vous auprès d’Emilie.

 

 

1 – Voyez la lettre à Berger du 1erdécembre. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE - 1735 - 9

 

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