EPITRE : A Mme la Marquise du Châtelet

Publié le par loveVoltaire





EPITRE

à

Mme la Marquise du Châtelet

 

- 1734 -

 

 

 

 

Madame,

 

         Quel faible hommage pour vous qu’un de ces ouvrages de poésie (1) qui n’ont qu’un temps, qui doivent leur mérite à la faveur passagère du public et à l’illusion du théâtre, pour tomber ensuite dans la foule et dans l’obscurité.

 

         Qu’est-ce en effet qu’un roman mis en action et en vers, devant celle qui lit les ouvrages de géométrie avec la même facilité que les autres lisent les romans ; devant celle qui n’a trouvé dans Locke, ce sage précepteur du genre humain, que ses propres sentiments et l’histoire de ses pensées ; enfin, aux yeux d’une personne qui, née pour les agréments, leur préfère la vérité ?

 

         Mais, madame, le plus grand génie, et sûrement le plus désirable, est celui qui ne donne l’exclusion à aucun des beaux-arts. Ils sont tous la nourriture et le plaisir de l’âme : y en a-t-il dont on doive se priver ? Heureux l’esprit que la philosophie ne peut dessécher, et que les charmes des belles-lettres ne peuvent amollir ; qui sait se fortifier avec Locke, s’éclairer avec Clarke et Newton, s’élever dans la lecture de Cicéron et de Bossuet, s’embellir par les charmes de Virgile et du Tasse !

 

         Tel est votre génie, madame : il faut que je ne craigne point de le dire, quoique vous craigniez de l’entendre. Il faut que votre exemple encourage les personnes de votre sexe et de votre rang à croire qu’on s’ennoblit encore en perfectionnant sa raison, et que l’esprit donne des grâces.

 

         Il a été un temps en France, et même dans toute l’Europe, où les hommes pensaient déroger, et les femmes sortir de leur état, en osant s’instruire. Les uns ne se croyaient nés que pour la guerre ou pour l’oisiveté ; et les autres, que pour la coquetterie.

 

         Le ridicule même que Molière et Despréaux ont jeté sur les femmes savantes a semblé, dans un siècle poli, justifier les préjugés de la barbarie. Mais Molière, ce législateur dans la morale et dans les bienséances du monde, n’a pas assurément prétendu, en attaquant les femmes savantes, se moquer de la science et de l’esprit. Il n’en a joué que l’abus et l’affectation, ainsi que, dans son Tartuffe, il a diffamé l’hypocrisie et non pas la vertu.

 

         Si, au lieu de faire une satire contre les femmes, l’exact, le solide, le laborieux, l’élégant Despréaux avait consulté les femmes de la cour les plus spirituelles, il eût ajouté à l’art et au mérite de ses ouvrages, si bien travaillés, des grâces et des fleurs qui leur eussent encore donné un nouveau charme. En vain, dans sa satire des femmes, il a voulu couvrir de ridicule une dame qui avait appris l’astronomie ; il eût mieux fait de l’apprendre lui-même.

 

         L’esprit philosophique fait tant de progrès en France depuis quarante ans, que si Boileau vivait encore, lui qui osait se moquer d’une femme de condition parce qu’elle voyait en secret Roberval et Sauveur, il serait obligé de respecter et d’imiter celles qui profitent publiquement des lumières des Maupertuis, des Réaumur, des Mairan, des Dufay et des Clairaut ; de tous ces véritables savants, qui n’ont pour objet qu’une science utile, et qui, en la rendant agréable, la rendent insensiblement nécessaire à notre nation. Nous sommes au temps, j’ose le dire, où il faut qu’un poète soit philosophe, et où une femme peut l’être hardiment.

 

         Dans le commencement du dernier siècle, les Français apprirent à arranger des mots. Le siècle des choses est arrivé. Telle qui lisait autrefois Montaigne, l’Astrée, et les Contes de la reine de Navarre, était une savante. Les Deshoulières et les Dacier, illustres dans différents genres, sont venues depuis. Mais votre sexe a encore tiré plus de gloire de celles qui ont mérité qu’on fit pour elles le livre des Mondes, et les Dialogues sur la Lumière qui vont paraître, ouvrage peut-être comparable aux Mondes.

 

         Il est vrai qu’une femme qui abandonnerait les devoirs de son état pour cultiver les sciences serait condamnable, même dans ses succès ; mais, madame, le même esprit qui mène à la connaissance de la vérité est celui qui porte à remplir ses devoirs. La reine d’Angleterre, l’épouse de Georges II, qui a servi de médiatrice entre les deux plus grands métaphysiciens de l’Europe, Clarke et Leibnitz, et qui pouvait les juger, n’a pas négligé pour cela un moment les soins de reine, de femme et de mère. Christine, qui abandonna le trône pour les beaux-arts, fut au rang des grands rois tant qu’elle régna. La petite-fille du grand Condé (2), dans laquelle on voit revivre l’esprit de son aïeul, n’a-t-elle pas ajouté une nouvelle considération au sang dont elle est sortie ?

 

         Vous, madame, dont on peut citer le nom à côté de celui de tous les princes, vous faites aux lettres le même honneur. Vous en cultivez tous les genres. Elles font votre occupation dans l’âge des plaisirs. Vous faites plus, vous cachez ce mérite étranger au monde, avec autant de soin que vous l’avez acquis. Continuez, madame, à chérir, à oser cultiver les sciences, quoique cette lumière, longtemps renfermée dans vous-même, ait éclaté malgré vous. Ceux qui ont répandu en secret des bienfaits, doivent-ils renoncer à cette vertu quand elle est devenue publique ?

 

         Eh ! Pourquoi rougir de son mérite ! L’esprit orné n’est qu’une beauté de plus. C’est un nouvel empire. On souhaite aux arts la protection des souverains : celle de la beauté n’est-elle pas au-dessus ?

 

         Permettez-moi de dire encore qu’une des raisons qui doivent faire estimer les femmes qui font usage de leur esprit, c’est que le goût seul les détermine. Elles ne cherchent en cela qu’un nouveau plaisir, et c’est en quoi elles sont bien louables.

 

         Pour nous autres hommes, c’est souvent par vanité, quelquefois par intérêt, que nous consommons notre vie dans la culture des arts. Nous en faisons les instruments de notre fortune : c’est une espèce de profanation. Je suis fâché qu’Horace dise de lui :

 

… Paupertas impulit audax

Ut versus facerem.

 

(L’indigence est le dieu qui m’inspira des vers)

 

         La rouille de l’envie, l’artifice des intrigues, le poison de la calomnie, l’assassinat de la satire (si j’ose m’exprimer ainsi), déshonorent, parmi les hommes, une profession qui par elle-même a quelque chose de divin.

 

         Pour moi, madame, qu’un penchant invincible a déterminé aux arts dès mon enfance, je me suis dit de bonne heure ces paroles que je vous ai souvent répétées, de Cicéron, ce consul romain qui fut le père de la patrie, de la liberté et de l’éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l’âge avancé. La prospérité en est plus brillante ; l’adversité en reçoit des consolations ; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »

 

         Je les ai toujours aimées pour elles-mêmes ; mais à présent, madame, je les cultive pour vous, pour mériter, s’il est possible, de passer auprès de vous le reste de ma vie, dans le sein de la retraite, de la paix, peut-être de la vérité, à qui vous sacrifiez dans votre jeunesse les plaisirs faux, mais enchanteurs du monde ; enfin pour être à portée de dire un jour avec Lucrèce, ce poète philosophe dont les beautés et les erreurs vous sont connues :

 

Heureux qui, retiré dans le temple des sages,

Voit en paix sous ses pieds se former les orages ;

Qui contemple de loin les mortels insensés,

De leur joug volontaire esclaves empressés,

Inquiets, incertains du chemin qu’il faut suivre,

Sans penser, sans jouir, ignorant l’art de vivre,

Dans l’agitation consumant leurs beaux jours,

Poursuivant la fortune, et rampant dans les cours !

O vanité de l’homme ! ô faiblesse ! ô misère !

 

         Je n’ajouterai rien à cette longue épître, touchant la tragédie que j’ai l’honneur de vous dédier. Comment en parler, madame, après avoir parlé de vous ? Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai composée dans votre maison et sous vos yeux. J’ai voulu la rendre moins indigne de vous, en y mettant de la nouveauté, de la vérité, et de la vertu. J’ai essayé de peindre ce sentiment généreux, cette humanité, cette grandeur d’âme qui fait le bien et qui pardonne le mal ; ces sentiments tant recommandés par les sages de l’antiquité, et épurés dans notre religion ; ces vraies lois de la nature, toujours si mal suivies. Vous avez ôté bien des défauts à cet ouvrage, vous connaissez ceux qui le défigurent encore. Puisse le public, d’autant plus sévère qu’il a d’abord été plus indulgent, me pardonner, comme vous, mes fautes !

 

         Puisse au moins cet hommage que je vous rends, madame, périr moins vite que mes autres écrits ! Il serait immortel, s’il était digne de celle à qui je l’adresse.

 

         Je suis, avec un profond respect…

 


1 – Tragédie « Alzire ».

 

2 – La duchesse du Maine.



 

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J
Emilie dit-on, a brulé les lettres de Volti à la demande de Saint Lambert, de même que le portrait de ce chevalier (que je ne porte pas dans mon coeur) aurait remplacé celui de Volti au chaton d'une bague de cette marquise qui parfois manquait de clairvoyance dans ses amours (l'amour est aveugle c'est bien connu)
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L
<br /> <br /> Merci de ces précisions.<br /> <br /> Oui, dommage que St-Lambert se soit trouvé sur le chemin d'Emilie... Dommage qu'elle ait eu ce coup de foudre pour lui, au point d'exaucer son voeu de détruire ces lettres !<br /> <br /> Lorsque Emilie est morte, Voltaire a écrit à d'Argental : "Je n'ai point perdu une maîtresse ; j'ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui la mienne était faite, une amie[...]<br /> <br /> Pauvre Voltaire.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Ce n'est pas un vraiment un commentaire, si ce n'est qu'on connait trop peu de lettres de Volti à Emilie. Comme un cadeau en appelle un autre, permettez-moi de vous offrir celui-ci, à partager avec votre photographe préféré (donc unique au monde !) :<br />  <br /> http://www.linternaute.com/voyager/magazine/photo/les-merveilles-du-monde-by-night/flandre-orientale.shtml
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L
<br /> <br /> Emilie du Châtelet avait fait relier les lettres qu'elle avait reçu de Voltaire... Je crois qu'il y avait 8 volumes. Ils ont été détruits/brûlés.<br /> Dommage ...<br /> <br /> <br /> Merci pour votre lien. Très belles photos, en effet. Je le transmettrai à "mon" photographe préféré mais qui est  surtout unique ... pour son épouse. <br /> <br /> <br /> <br />