Affaire Calas : Présentation par l'éditeur G. Avenel - 1869
Présentation de l’Affaire CALAS
par l’Editeur Georges AVENEL
1869
Il y avait près de dix-huit mois que Voltaire avait donné asile à mademoiselle Marie Corneille et qu’il avait sollicité en faveur de la jeune fille l’Europe entière, quand un cri d’alarme, un appel à la justice, partit encore de Ferney. L’étonnement, cette fois, fut extrême quand on en sut la cause : elle n’avait rien de saisissant, rien de magique. Il s’agissait tout bonnement d’un marchand de province, mort injustement sur la roue, dont un autre marchand, non moins obscur, venait de raconter l’infortune au patriarche ; et celui-ci, se faisant le porte-voix de la veuve et des enfants du mort, demandait aux juges la réparation due. C’était, comme on voit, une histoire bourgeoise, bien vulgaire pour le temps, et bien commune aussi. Nul ne s’imaginait au début, pas même l’ami d’Argental, que, sous le souffle de l’avocat-philosophe, cette affaire se transfigurerait soudain, qu’elle deviendrait épique, que le nom de Calas apparaîtrait un jour comme une gloire, que ce vieillard étendu sur la roue serait un symbole, et qu’enfin Voltaire, en passionnant la foule pour son humble client, trouvait le thème tant cherché du drame moderne, c’est-à-dire du drame social : l’individu aux prises avec la loi civile.
On croit généralement que Voltaire s’avisa de ce rôle de demandeur en cassation, et voulut, corps à corps, avoir justice de la justice de son temps sous l’influence du Traité des délits et des peines de Beccaria ; c’est une grave erreur. Il fut, au contraire, l’inspirateur du jurisconsulte italien : le fameux Traité ne parut que deux ans plus tard, en 1764, et c’est aux cris de tolérance venus de Ferney qu’il fut composé. Voltaire a donc encore ici l’honneur du premier pas et tous les risques de l’aventure.
Grosse aventure, en effet, car il y avait à craindre que son appel ne fût pas entendu, non parce qu’il était clamé dans le désert, mais parce qu’il arrivait au milieu d’une tourmente. Quelle année que celle de 1762 ! C’était, d’une part, les désastres de la guerre de Sept-Ans ; c’était, de l’autre, la bataille qu’on venait d’engager contre les jésuites ; et l’Emile de Rousseau et son Contrat Social se produisaient dans le même temps. Qu’espérait donc le vieux radoteur de Ferney (Voltaire comptait alors soixante-huit ans) avec son roué, sa veuve et ses quatre enfants, quand les esprits se trouvaient comme affolés d’émotions ?
Le patriarche ne s’inquiéta nullement des tempêtes du jour ; il se mit à sa petite affaire comme si de rien n’était, puis, à quelque temps de là, il prenait encore la défense d’une autre famille ; puis, trois ans après, c’était celle de deux jeunes gens ; puis celle d’une femme enceinte ; puis celle d’un général, et puis celle de bien d’autres. Pendant seize années, toutes ces affaires s’entrecroisèrent aboutissant, avortant, traînant, ressuscitant, mais arrivant, par leur continuité, à faire large brèche à l’autorité des lois gothiques qui pesaient sur la France. Les yeux s’ouvrirent alors, et l’on cria : Vive le défenseur des Calas, des Sirven, de La Barre et de Montbailli ! Le tribunal de l’opinion publique était constitué.
Il ne s’agit donc pas ici de littérature proprement dite, c’est encore de la philosophie en action que fait Voltaire. Aussi pour bien se rendre compte de sa tactique dans ces différentes causes, faut-il lire non-seulement les pièces qui vont suivre, mais presque toutes les lettres du patriarche écrites en ce temps-là. C’est dans la Correspondance seule que vous verrez tout le mal qu’il se donne pour mettre en mouvement les familles mêmes de ses clients ; l’habileté dont il use pour enjamber vite tous les degrés de juridiction, et pour échapper aux étranglements de la procédure ; le tact et la mesure dont il fait preuve pour solliciter un juge, un avocat du roi ou le ministre en crédit ; et comme il se lance, et comme il se retire, et comme il sait attendre, et comme il repart juste à point.
Vous y verrez aussi qu’il fait lui-même toutes les avances pour les frais de justice ; qu’il pousse ses amis, ses voisins, à se mettre de la partie ; que, l’affaire éteinte, ses clients ne lui redeviennent pas étrangers, et qu’après les avoir hébergés pendant l’instance, il les protège, il les recommande, et les établit même après le dénouement. Singulier avocat, direz-vous, et qui ne sent guère le métier. Il le sent si peu, qu’aux gens de ce métier il fait la leçon comme aux juges. Il montra aux maîtres du barreau jusqu’où peut aller l’éloquence d’un simple exposé de faits lorsqu’il est bien clair, et tout l’avantage qu’on a d’être court, puisqu’à cette condition seule on est lu.
C’est à partir de Voltaire, en effet, que les gros mémoires prennent fin au Palais, comme c’est aussi de lui que date une plus grande tenue de conscience chez les défenseurs attitrés. Que dis-je ? Son influence engendra toute cette génération d’avocats à principes, qui, se passionnant philosophiquement comme lui pour des clients, bataillèrent pendant onze années dans le prétendu sanctuaire de la justice des vieux temps, et se trouvèrent prêts à tout lorsque vint l’heure de donner pour bases à la loi les Droits de l’homme et du citoyen.
Il ne faut pas croire pourtant que toutes les causes que Voltaire prit en main aient la même importance et le même caractère. On peut en compter de trois sortes. Les affaires Calas, Sirven, La Barre et Montbailli, voilà le gros lot, et leur étiquette dit tout ; les mémoires sur les procès Camp, Claustre et Morangiés sont choses de complaisance ; quant aux écrits pour les serfs du Mont-Jura et pour les habitants de Gex, ils sont tout politiques.
Sur l’affaire Lally on ne trouvera rien dans le groupe suivant ; c’est dans les Mélanges historiques que nous avons classé le travail de Voltaire, qui se borne, du reste, à deux chapitres des Fragments sur l’Inde.
Georges AVENEL