CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 1

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à M. Marmontel.

 

1er Janvier 1768.

 

 

          Que voulez-vous que je vous dise, mon cher confrère ? Le pain vaut quatre sous la livre ; il y a des gens de mérite qui n’en ont pas assez pour nourrir leur famille, et on a élevé des palais pour loger et nourrir des fainéants qui ont beaucoup moins de bon sens que Panurge, qui sont bien loin de valoir frère Jean des Entomeures, et qui n’ont d’autre soin, après boire, que de replonger les hommes dans la crasse ignorance qui dota autrefois ces polissons.

 

          Tout ce qui m’étonne, c’est qu’on ne se soit pas encore avisé de faire une faculté des Petites-Maisons. Cette institution aurait été beaucoup plus raisonnable ; car enfin les Petites-Maisons n’ont jamais fait de mal à personne, et la sacrée faculté en a fait beaucoup. Cependant, pour la consolation des honnêtes gens, il paraît que la cour fait de ces cuistres fourrés tout le cas qu’ils méritent, et que, si on ne les détruit pas, comme on a détruit les jésuites, on les empêche au moins d’être dangereux.

 

          On n’en fait pas encore assez. Il faudrait leur défendre, sous peine d’être mis au carcan avec un bonnet d’âne, de donner des décrets. Un décret est une espèce d’acte de juridiction. Ils peuvent tout au plus dire leur avis comme les autres citoyens, au risque d’être sifflés ; mais ils n’ont pas plus droit que Fréron de donner un décret ; Les théologiens ne donnent des décrets ni en Angleterre, ni en Prusse : aussi les Anglais et les Prussiens nous ont bien battus. Il faut de bons laboureurs et de bons soldats, de bons manufacturiers, et le moins de théologiens qu’il soit possible : tous ces petits ergoteurs rendent une nation ridicule et méprisable. Les Romains, nos vainqueurs et nos maîtres, n’ont point eu de sacrée faculté de théologie. Adieu, mon cher ami ; mes respects à madame Geoffrin.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Janvier 1768.

 

 

          Mon cher ami, je crains que vous ne soyez malade. Vous ne me parlez point de l’affaire de M. Chardon. Je crains bien qu’elle ne soit funeste aux Sirven. Il se peut que les plaintes du parlement de Paris l’empêchent de rapporter au conseil un procès contre un autre parlement. Il se peut encore que le conseil ne veuille pas ordonner la révision, pour ne pas exposer le roi à de nouvelles remontrances. Il y a dans toute l’aventure des Sirven une fatalité qui m’effraie ; Ne me laissez pas, je vous prie, dans l’ignorance profonde où je suis d’une chose à laquelle nous prenons tous deux tant d’intérêt. Serait-il possible qu’après cinq années de soins et de peines, nous fussions moins avancés que le premier jour ! Le désastre de la Cayenne s’étend donc bien loin ! Voilà comme le malheur est fait : il pousse des racines jusqu’à deux ou trois mille lieues ; le bonheur, quand il y en a un peu, ne va pas si loin.

 

          Je n’ai point le décret de la Sorbonne (1). On dit que c’est une pièce curieuse qu’il faut avoir dans sa bibliothèque.

 

          Vous avez dû recevoir un paquet d’Italie pour notre ami. Je vous souhaite, mon cher ami, une bonne année, et je me souhaite à moi la consolation de vous revoir encore. Pourrait-on avoir un almanach royal par la poste ? Je ne crois pas que la Sorbonne s’oppose à l’envoi de ces livres. J’espère avoir demain samedi de vos nouvelles.

 

 

1 – Contre Bélisaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

2 Janvier 1768 (1).

 

 

          Je vous dois des réponses, mon cher philosophe militaire ; mais il y a trois mois que je ne sors presque point de mon lit. J’achève ma carrière tout doucement ; ma plus grande peine est de ne pouvoir remplir, comme je voudrais, les devoirs de mon cœur.

 

          Savez-vous bien qu’on a imprimé en Hollande un petit livre intitulé, le Philosophe militaire (2) ? Ce n’est pourtant pas vous qui l’avez fait ; on le connaissait depuis longtemps en manuscrit. C’est un ouvrage dans le goût du Curé Meslier ; il est de Saint-Hyacinthe, que la chronique scandaleuse a cru fils de l’évêque de Meaux, Bossuet : il avait été en effet officier un ou deux ans. Tâchez de vous procurer cet écrit ; il n’est pas orthodoxe, mais il est très bien raisonné et mérite d’être réfuté.

 

          Vous pourriez aisément faire venir d’Amsterdam une petite bibliothèque complète. Vous n’auriez qu’à vous adresser à un libraire de Bordeaux, et lui dire de vous faire venir par Marc-Michel Rey, libraire d’Amsterdam, tous les livres que ce Marc-Michel a imprimés sur ces matières ; il y en a plus de quinze volumes. Le secrétaire de M. le maréchal de Richelieu ou de l’intendant de la province pourrait aisément vous faire passer le paquet ; il n’y a pas à présent de voie plus commode.

 

          Il paraît une autre brochure du même Saint-Hyacinthe intitulée, le Dîner du comte de Boulainvilliers (3). On pourrait vous l’envoyer par la poste de Lyon ; mais il serait à propos que vous eussiez une correspondance à Limoges.

 

          Je vous souhaite une bonne année ; vivez longtemps, monsieur, pour l’intérêt de la vertu et de la vérité.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Ou plutôt le Militaire philosophe. (G.A.)

3 – Par Voltaire. Voyez le XXe des Dialogues. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 4 Janvier 1768.

 

 

          Lorsque vous prîtes le sieur Galien, monsieur, l’humanité et l’espérance qu’il se corrigerait sous vos yeux m’engagèrent à ensevelir dans le silence tous les sujets que je pouvais avoir de me plaindre de lui.

 

          M. le maréchal de Richelieu, qui l’avait fait enfermer à Saint-Lazare pendant une année, me l’envoya, et me pria de veiller sur sa conduite. Toute ma maison sait quelles attentions j’ai eues pour lui. M. le maréchal me recommanda expressément de le faire manger avec les principaux domestiques. J’ai rempli toutes les vues de M. le maréchal, autant qu’il a été en moi, pendant une année entière. J’ai dissimulé tous ses torts.

 

          Depuis qu’il est chez vous, il a écrit à M. le maréchal de Richelieu des lettres dont je ne dois pas assurément être content, et que M. le maréchal m’a renvoyées.

 

          Je me flatte que vous approuverez le silence que j’ai gardé si longtemps avec vous, et l’aveu que je suis obligé de vous faire aujourd’hui.

 

          Je suis bien sûr, au reste, que vous n’avez pas admis ce jeune homme dans vos secrets, et que vous avez bien senti dès le premier jour qu’il n’était pas fait pour être dans votre confidence. Je sais à quel point il est dangereux, et vous ne savez pas ce que j’en ai souffert.

 

          Le parti que vous prenez de le chasser est indispensable. Comptez que vous prévenez par là des chagrins qu’il vous aurait attirés. Il voulait aller chez ses parents au village de Salmoran, dont il est natif (1). Je pense qu’il est à propos qu’il y retourne incessamment. La plus grande bonté que vous puissiez avoir pour lui est de l’avertir sérieusement qu’il se prépare un avenir bien malheureux, s’il ne réforme pas sa conduite.

 

          L’article de ses dettes sera très embarrassant. Je pense qu’il serait assez convenable que vous fissiez rendre les bijoux à ceux qui les ont vendus, et qui ne sont pas payés. Je crois qu’il doit beaucoup au sieur Souchai, marchand de drap. M. le maréchal de Richelieu ne veut point entrer dans ses dettes, qu’il avait expressément défendues. Cependant, si on peut faire quelque accommodement, je ne désespère pas qu’il n’accorde une petite somme.

 

          Nous sommes infiniment sensibles, maman et moi, à l’embarras et aux désagréments que sa mauvaise conduite peut vous causer. Adieu, monsieur ; je vous embrasse avec le plus tendre et le plus respectueux attachement.

 

 

1 – Ailleurs Voltaire le dit né à Voiron. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Janvier 1768.

 

 

          Comme les cuisiniers, mon cher ange, partent toujours de Paris le plus tard qu’ils peuvent, et s’arrêtent en chemin à tous les bouchons, j’ai reçu un peu tard la lettre que vous avez bien voulu m’écrire le 14 de décembre. Ma réponse arrivera gelée ; notre thermomètre est à douze degrés au-dessous du terme de la glace ; une belle plaine de neige, d’environ quatre-vingts lieues de tour forme notre horizon ; me voilà en Sibérie pour quatre mois. Ce n’est pas assurément cette situation qui me fait désirer de vous revoir et de vous embrasser ; je quitterais le paradis terrestre pour jouir de cette consolation. J’espère bien quelque jour venir faire un tour à Paris, uniquement pour vous et pour madame d’Argental. Il me sera impossible d’abandonner longtemps ma colonie. J’ai fondé Carthage, il faut que je l’habite sans quoi Carthage périrait ; mais je vous réponds bien que, si je suis en vie dans dix-huit mois, vous reverrez un vieux radoteur qui vous aime comme s’il ne radotait point.

 

          M. de Thibouville me dit qu’il faut que je vous envoie la lettre de M. le duc de Duras ; je ne sais trop où la retrouver. Elle contenait, en substance, que la belle Dubois m’avait traité comme ses amants, qu’elle m’avait trompé, que la comédie était, comme beaucoup d’autres choses, fort en décadence ; qu’il avait établi un petit séminaire de comédiens à Versailles, qui ne promettait pas grand-chose ; que Lekain était toujours bien malade, et que la tragédie était tout aussi malade que lui.

 

          Nous manquons d’hommes en bien des genres, mon cher ange, cela est très vrai ; mais les autres nations ne sont pas en meilleur état que nous.

 

          M. Chardon m’avait promis de rapporter l’affaire des Sirven avant la naissance de notre Sauveur ; mais les petites niches qu’il a plu au parlement de lui faire ont retardé l’effet de sa bonne volonté. L’affaire n’a point été rapportée ; je ne sais plus où j’en suis, après cinq ans de peines. Il faut se résigner à Dieu et au parlement.

 

          Pour mon petit procès avec madame Gilet, il ne m’inquiète guère ; c’est une idiote qui veut quelquefois faire le bel esprit, et qui parle quelquefois à tort et à travers à M. Gilet. Elle est peu écoutée ; mais M Gilet a quelquefois des fantaisies, des lubies, et il y a des affaires dans lesquelles il se rend fort difficile. Il est triste d’avoir des démêlés avec des gens de ce caractère. Je suis sensiblement touché de la bonté que vous avez de songer à redresser l’esprit de M. Gilet.

 

          Mon pauvre Damilaville est tout ébouriffé de la crainte de n’être pas à la tête des vingtièmes. Je vous avoue que je lui souhaiterais une autre place ; c’est un lieutenant-colonel dont tout le monde désire que le régime soit réformé.

 

          N’êtes-vous pas bien aise que l’affaire de Pologne soit accommodée à la plus grande gloire de Dieu et de la raison ? Joseph Bourdillon (1), professeur en droit public, n’a pas laissé de servir dans ce procès. Puissé-je réussir comme lui dans celui des Sirven ! puissé-je surtout venir un jour vous dire combien je vous aime, combien je vous suis attaché pour le reste de ma languissante vie !

 

 

1 – Voltaire a signé de ce nom l’Essai sur les dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 6 Janvier 1768.

 

 

          M. Hennin, résident à Genève, me mande, monseigneur, qu’il a eu l’honneur de vous écrire au sujet de Galien. Vous avez vu, par mes lettres, que je n’espérais pas que ce jeune homme se maintînt longtemps dans ce poste. Il s’est avisé de faire imprimer une mauvaise pasquinade (1) dans le style d’un laquais, sur les affaires de Genève  et il a eu la méchanceté inepte de me l’attribuer, en l’imprimant sous le nom d’un vieillard moribond, et en ajoutant à ce titre des qualifications peu agréables.

 

          M. Hennin m’a envoyé l’ouvrage, et m’a instruit en même temps qu’il était obligé de le renvoyer, et qu’il vous en écrivait.

 

          Mon respect pour la protection dont vous l’honoriez m’avait fait toujours dévorer dans le silence les perfidies qu’il m’avait faites. Il allait acheter à Genève tous les libelles qu’il pouvait déterrer contre moi, et les vendait à ceux qui venaient dans le château. Je lui remontrai l’énormité et l’ingratitude de ce procédé. Je voulus bien ne l’imputer qu’à sa curiosité et à sa légèreté. Je ne voulus point vous en instruire. J’espérai toujours que le temps et l’envie de vous plaire pourraient corriger son caractère. Je vois, par une triste expérience, que mes ménagements ont été trop grands et mes espérances trop vaines.

 

          Je pense qu’il serait convenable qu’il allât en Dauphiné pour y faire imprimer l’histoire de cette province, qu’il a entreprise. Il est du village de Salmoran, dont il a pris le nom, et il avait toujours témoigné le désir d’y aller voir ses parents.

 

          Peut-être l’article de ses dettes sera-t-il un peu embarrassant avant qu’il parte de Genève. On prétend qu’elles vont à plus de cent louis ; c’est ce que j’ignore : mais je sais qu’il répond aux marchands que c’est à vous à payer la plupart des fournitures. J’ai déjà payé deux cents livres, dont je vous avais envoyé les quittances, et que vous avez eu la bonté de me rembourser.

 

          Je vous ai mandé que je ne paierais rien de plus sans votre ordre précis, et j’ai tenu parole, à un louis près. Peut-être voudriez-vous bien encore accorder une petite somme, afin qu’un jeune homme que vous avez daigné faire élever avec tant de générosité ne partît pas de Genève absolument en banqueroutier.

 

          Tous les esprits sont violemment irrités contre lui à Genève. Cette affaire est très désagréable ; mais, après tout, l’âge peut le mûrir. Tout ce que vous avez daigné faire pour lui peut parler à son cœur ; et quelque chose qui arrive, vous aurez toujours la satisfaction d’avoir exercé les sentiments de votre caractère noble et bienfaisant.

 

          Le thermomètre est ici à treize degrés et un quart au-dessous de la glace ; l’encre gèle ; mais quoique Galien m’intitule vieillard moribond, je sens que mon cœur a encore quelque chaleur. Elle est tout entière pour vous ; elle anime le profond respect avec lequel je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – C’était un dialogue entre Esope et Abauzit. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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