CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 111
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DE D’ALEMBERT.
A Paris ce 4 d’Auguste 1776.
J’ai lu hier à l’Académie, mon cher et illustre confrère, l’excellent ouvrage que vous m’avez adressé pour elle. Elle l’a écouté avec le plaisir que lui fait toujours ce qui vient de vous. Vos réflexions sur Shakespeare nous ont paru si intéressantes pour la littérature en général, et pour la littérature française en particulier, si utiles surtout au maintien du bon goût, que nous sommes persuadés que le public en entendrait la lecture avec la plus grande satisfaction, dans la séance du 25 de ce mois, où les prix doivent être distribués. Mais, comme nous ne pouvons disposer ainsi de votre ouvrage sans votre agrément, la compagnie m’a chargé de vous le demander, et je m’acquitte avec empressement d’une commission qui m’est si agréable. Vous sentez cependant, mon cher et illustre confrère, que cet écrit, dans l’état où il est, aurait besoin de quelques légers changements, sinon pour être imprimé, au moins pour être lu dans une assemblée publique. Il est indispensable de taire le nom du traducteur, que vous attaquez, et de mettre seulement à la place le nom général de traducteurs, car ils sont en effet au nombre de trois (1). Il serait convenable encore, même en ne nommant point ces traducteurs, de supprimer tout ce qui pourrait avoir l’air de personnalité offensante. Il serait nécessaire enfin de retrancher dans les citations de Shakespeare quelques traits un peu trop libres pour être hasardés dans une pareille lecture. L’Académie désire donc, mon cher et illustre confrère, ou que vous nous autorisiez à faire ces corrections, dans lesquelles nous mettrons à la fois toute la sobriété et toute la prudence possible, ou, ce qui serait mieux encore, que vous fissiez que gagner de toute manière à être revu et corrigé par vous. J’attends incessamment votre réponse à ce sujet, et vous renouvelle, du fond de mon cœur, les assurances bien vives du tendre et respectueux attachement avec lequel je suis, depuis tant d’années, mon cher et illustre confrère, votre très humble et très obéissant serviteur ;
D’ALEMBERT,
Secrétaire perpétuel de l’Académie
française, au Louvre.
P.S. – Après vous avoir parlé au nom de l’Académie, permettez-moi, mon cher maître, de vous parler pour mon compte, et seulement entre vous et moi. Votre ouvrage, excellent en lui-même, me paraît plus excellent encore pour être lu dans une assemblée publique de l’Académie, comme une réclamation, au moins indirecte, de cette compagnie, contre le mauvais goût qu’une certaine classe de littérateurs s’efforce d’accréditer. Je m’attends bien que vous donnerez votre consentement à cette lecture, et que vous m’écrirez une lettre honnête pour l’Académie. Vous pourriez, au lieu des grossièretés (illisibles publiquement) que vous citez de Shakespeare, y substituer quelques autres passages ridicules et lisibles qui ne vous manqueront pas. Vous pourriez même ajouter à votre diatribe tout ce qui peut contribuer à la rendre piquante, quoiqu’elle le soit déjà beaucoup. Par malheur, le temps nous presse un peu ; car notre assemblée publique est d’aujourd’hui en trois semaines, et il serait bon que votre diatribe corrigée me parvînt avant le lundi 19 de ce mois. Pour abréger le temps, envoyez-moi, si vous voulez, vos additions, en cas que vous en ayez à faire, et je me chargerai des retranchements, qui ne sont pas difficiles, et qui ne feront rien perdre à l’ouvrage. Au reste, si vous consentez à la lecture publique, comme je l’espère, il sera bon que l’ouvrage ne soit pas imprimé avant le 25, qui sera le jour de cette lecture.
Réponse, mon cher maître, sur tous ces points, et la plus prompte qu’il sera possible. Je vous embrasse tendrement.
1 – Letourneur, Catuclan, et Fontaine-Malherbe. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
10 d’Auguste 1776.
Mon très cher grand homme, premièrement je vous supplie de présenter mes remerciements et mes profonds respects à l’Académie.
Souffrez à présent que je vous dise que vous ne pouvez trop vous dissiper, et que ma guerre contre l’Angleterre vous amusera. Ceci devient sérieux. Letourneur seul a fait toute la préface, dans laquelle il nous insulte avec toute l’insolence d’un pédant qui régente des écoliers. Voyez, mon cher ami, le ton de Letourneur, qui est aussi ennuyeux que l’auteur de l’Année sainte (1), et qui est beaucoup plus impertinent. J’ai été inondé de lettres de Paris : tous les honnêtes gens sont irrités contre cet homme ; plusieurs ont retiré leurs souscriptions. Il faudrait mettre au pilori du Parnasse un faquin qui nous donne, d’un ton de maître, des Gilles anglais pour mettre à la place des Corneille et des Racine, et qui nous traite comme tout le monde doit le traiter.
Ayez donc la bonté de ne point prononcer son vilain nom. A l’égard des turpitudes qu’il est nécessaire de faire connaître au public, et de ces gros mots de la canaille anglaise qu’on ne doit pas faire entendre au Louvre (2), serait-il mal de s’arrêter à ces petits défilés, de passer le mot en lisant, et de faire désirer au public qu’on le prononçât, afin de laisser voir le divin Shakespeare dans toute son horreur et dans son incroyable bassesse ? Si c’est vous qui daignez lire, vous saurez bien vous tirer de cet embarras, qui, après tout, est assez piquant. Fils de p….. est dans Molière (3). Quand vous le trouverez dans les additions que je vous envoie, il ne vous en coûtera pas beaucoup de le supprimer ; mais conservez, je vous en supplie, l’endroit où je demande justice à la reine (4) ; je combats pour la nation. Je ressemble à M. Roux de Marseille, qui fit la guerre aux Anglais, en 1756, en son propre et privé nom. Donnez-moi permission d’aller en course ; cela s’appelle, je crois, des lettres de marque.
J’ignore si la séance commencera ou finira par cette bagatelle. Je souhaiterais qu’elle fût lue au début, et qu’on pelotât en attendant partie.
Adieu ; je me console de ma triste existence en vous fournissant un moment pour vous amuser. Je me recommande à tous mes confrères qui voudront bien se ressouvenir de moi, et soutenir un Français contre quelques Welches.
1 – Ou plutôt, l’Année chrétienne, dont l’auteur s’appelait Letourneux. (G.A.)
2 – Où s’assemblait l’Académie. (G.A.)
3 – Voyez Monsieur de Pourceaugnac. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
13 d’Auguste 1776.
Je sens bien, mon cher ami, que je n’ai pas assez travaillé ma déclaration de guerre à l’Angleterre ; elle ne peut réussir que par votre art, très peu connu, de faire valoir le médiocre, et d’escamoter le mauvais par un mot heureusement substitué à un autre, par une phrase heureusement accourcie, par une expression sous-entendue, enfin par tous les secrets que vous avez.
Tout le plaisant de l’affaire consiste assurément dans le contraste des morceaux admirables de Corneille et de Racine, avec les termes du b….l et de la halle, que le divin Shakespeare met continuellement dans la bouche de ses héros et de ses héroïnes. Je suis toujours persuadé que, quand vous avertirez l’Académie qu’on ne peut pas prononcer au Louvre ce que Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Élisabeth, l’auditeur, qui vous saura bon gré de votre retenue, laissera aller son imagination beaucoup au-delà des infamies anglaises, qui resteront sur le bout de votre langue.
Le grand point, mon cher philosophe, est d’inspirer à la nation le dégoût et l’horreur qu’elle doit avoir pour Gilles Letourneur, préconiseur de Gilles Shakespeare, de retirer nos jeunes gens de l’abominable bourbier où ils se précipitent, de conserver un peu notre honneur, s’il nous en reste. Je remets tout entre vos mains. Soyez aujourd’hui mon Ramon ; coupez, taillez, rognez, surtout effacez. Mais je vous conjure de laisser subsister mon invocation à la reine et à nos princesses. Il faut les engager à prendre notre parti. Je dois surtout prendre la reine pour ma protectrice, puisqu’elle a daigné renoncer à Le Kain pendant un mois en ma faveur (1). Elle aime le théâtre tragique ; elle distingue le bon du mauvais, comme si elle mangeait du beurre et du miel ; elle sera le soutien du bon goût.
Je vous prierai de me renvoyer la diatribe, quand vous aurez daigné la lire et l’embellir. J’y retravaillerai encore ; j’ai des matériaux, et je vous la renverrai par M. de Vaines. Je crois que c’est au libraire de l’Académie d’imprimer ce petit morceau. Il augmentera le nombre de mes ennemis ; mais je dois mourir en combattant, quand vous êtes mon général.
1 – Au mois de juillet, permission avait été donnée à Lekain de venir jouer sur le théâtre de Ferney. (G.A.)