CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 112

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 112

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 20 d’Auguste 1776.

 

 

      Vos ordres seront exécutés, mon cher et illustre maître ; je vous lirai à l’assemblée de dimanche prochain, et je vous lirai de mon mieux, quoique vos ouvrages n’aient pas besoin d’être aidés par le lecteur. Je regarde ce jour comme un jour de bataille, où il faut fâcher de n’être pas vaincus comme à Crécy et à Poitiers, et où le sous-lieutenant Bertrand secondera de ses faibles pattes les griffes du feld-maréchal Raton. Bertrand est seulement bien fâché qu’on ait été obligé de couper quelques-unes de ces griffes, par révérence pour les dames ; mais l’imprimeur les rétablira, et Raton est prié de les aiguiser encore. Au reste, Bertrand ne pense pas qu’en laissant, comme de raison, subsister ces griffes, la grave Académie puisse s’en charger, même à l’impression. Il vaudrait mieux imprimer l’ouvrage sans retranchements, en se contentant d’avertir qu’on en a retranché à la lecture publique, par respect pour l’assemblée et pour le Louvre, ce que le divin Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Elisabeth. Enfin, mon cher maître, voilà la bataille engagée, et le signal donné. Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la place. Il faut faire voir à ces tristes et insolents Anglais que nos gens de lettres savent mieux se battre contre eux que nos soldats et nos généraux. Malheureusement il y a parmi ces gens de lettres bien des déserteurs et des faux frères ; mais les déserteurs seront pris et pendus. Ce qui me fâche, c’est que la graisse de ces pendus ne sera bonne à rien ; car ils sont bien secs et bien maitres. Adieu, mon cher et illustre ami ; je crierai dimanche, en allant à la charge : Vive Saint-Denis-Voltaire, et meure George-Shakespeare !

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 27 d’Auguste 1776.

 

 

      M. le marquis de Villevieille a dû, mon cher et illustre maître, partir pour Ferney hier de grand matin. Il se proposait de crever quelques chevaux de poste pour avoir le plaisir de vous rendre compte le premier de votre succès. Il a été tel que vous pouviez le désirer. Vos réflexions ont fait très grand plaisir, et ont été fort applaudies. Les citations de Shakespeare, la Chronique de Metz, le Roi Gorboduc, etc., ont fort diverti l’assemblée. On m’en a fait répéter plusieurs endroits, et les gens de goût ont surtout écouté la fin avec beaucoup d’intérêt. Je n’ai pas besoin de vous dire que les Anglais qui étaient là sont sortis mécontents et même quelques Français, qui ne se contentent pas d’être battus par eux sur terre et sur mer, et qui voudraient encore que nous le fussions sur le théâtre. Ils ressemblent à la femme du Médecin malgré lui, « Je veux qu’il me batte, moi ; » mais heureusement tous vos auditeurs n’étaient pas comme cette femme et comme eux. Je vous ai lu avec tout l’intérêt de l’amitié et tout le zèle que donne la bonne cause, j’ajoute même avec l’intérêt de ma petite vanité ; car j’avais fort à cœur de ne pas voir rater ce canon, lorsque je m’étais chargé d’y mettre le feu. J’ai eu bien regret aux petits retranchements qu’il a fallu faire, pour ne pas trop scandaliser les dévots et les dames ; mais ce que j’avais pu conserver a beaucoup fait rire et a fort contribué, comme je l’espérais, au gain complet de la bataille. Je vais faire mettre au net l’ouvrage tel que je l’ai lu, afin de vous le renvoyer comme vous le désirez. Vous y ferez les additions que vous jugerez à propos ; mais je vous préviens qu’il sera nécessaire de retrancher les ordures de Shakespeare, si vous voulez que l’Académie fasse imprimer l’ouvrage par son libraire ; et peut-être l’ouvrage y perdra-t-il quelque chose. Au reste, donnez-moi là-dessus vos ordres ; et, quoique l’Académie doive entrer en vacances le 1er de septembre, je prendrai mes mesures auparavant pour que cette impression puisse se faire de son aveu. Adieu, mon cher maître ; je suis très flatté que vous m’ayez choisi pour sonner la charge sous vos ordres, et, en vérité, assez content de la manière dont je m’en suis acquitté. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

3 de Septembre 1776.

 

 

      Mon général, mes troupes ne peuvent actuellement redevoir leurs ordres immédiatement de vous. J’ai changé un peu mon ordre de bataille, et on imprime actuellement la campagne que j’ai faite sous vous. Je suis toujours émerveillé qu’une nation qui a produit des génies pleins de goût et même de délicatesse, aussi bien que des philosophes dignes de vous, veuille encore tirer vanité de cet abominable Shakespeare, qui n’est, en vérité, qu’un Gilles de village, et qui n’a pas écrit deux lignes honnêtes. Il y a, dans cet acharnement de mauvais goût, une fureur nationale dont il est difficile de rendre raison.

 

       Je vois que M. de La Harpe fait la guerre de son côté (1), avec beaucoup de succès, contre messieurs les faiseurs de drames en prose. Il rend en cela un très grand service à la saine littérature, et je l’exhorte à ne jamais mettre les armes bas. Mais quel sera le brave chevalier qui nous délivrera des monstres chimériques dont on accable la physique (2) ? Je vois des folies pires que celles de la matière subtile et de la matière rameuse, pires que les imaginations de Cyrano de Bergerac et de M. Oufle, se débiter avec le plus grand succès et marcher le front levé. Je vois les auteurs de ces extravagances aller à la fortune et à la gloire, comme s’ils avaient raison. Chaque genre a donc son Shakespeare ; et on n’aura pas même la liberté de siffler ce qui est sifflable. Prions Dieu pour la résurrection du sens commun. Raton se met tant qu’il peut sous la patte de son cher et digne Bertrand. Raton n’en peut plus ; il est bien malade, il fera place bientôt à un nouveau quarantième (3).

 

 

1 – Dans le Journal de politique et de littérature. (G.A.)

 

2 – Allusion au mesmerisme. (G.A.)

 

3 – C’est-à-dire à un nouvel académicien. (G.A.)

 

 

 

 

 

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