CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 110

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 110

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DE VOLTAIRE.

 

10 de Juin 1776.

 

 

      C’est pour le coup, mon cher ami, que la philosophie vous a été bien nécessaire. Je n’ai appris que tard, et par d’autres que par vous, la perte que vous avez faite (1). Voilà toute votre vie changée. Il sera bien difficile que vous vous accoutumiez à une telle privation. On dit que le logement (2) que vous habitez peut-être déjà est triste. Je crains pour votre santé. Le courage sert à combattre, mais il ne sert pas toujours à rendre heureux.

 

      Je ne vous parle point, dans votre perte particulière, de la perte générale que nous avons faite d’un ministre (3) digne de vous aimer, et qui n’était pas assez connu chez les Welches de Paris. Ce sont à la fois deux grands malheurs auxquels j’espère que vous résisterez.

 

      Je n’ai point de nouvelles de M. de Condorcet. On le dit non seulement affligé, mais en colère. Lorsque vous aurez arrangé toutes vos affaires et fini votre déménagement, lorsque vous aurez un moment de loisir, mandez-moi, je vous prie, s’il y a quelque chose à craindre pour cette malheureuse philosophie, qui est toujours menacée. Ah ! que nous avons à souffrir de la nature, de la fortune, des méchants, et des sots ! Je quitterai bientôt ce malheureux monde, et ce sera avec le regret de n’avoir pu vivre avec vous. Ménagez votre existence le plus longtemps que vous pourrez. Vous êtes aimé et considéré, c’est la plus grande des ressources. Il est vrai qu’elle ne tient pas lieu d’une amie intime ; mais elle est au-dessus de tout le reste.

 

      Adieu, mon vrai philosophe ; souvenez-vous quelquefois d’un pauvre vieillard mourant, qui vous est aussi tendrement dévoué qu’aucun de vos amis de Paris.

 

 

1 – Mademoiselle de l’Espinasse était morte le 23 mai 1776, âgée de quarante-quatre ans. (G.A.)

2 – Au Louvre. (G.A.)

 

3 – Turgot, renvoyé un mois auparavant. (G.A.)

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Ce 24 de Juin 1776.

 

 

      Je ne vous ai point appris mon malheur, mon très cher et très digne maître ; d’abord parce que je n’avais pas la force d’écrire, et ensuite parce que je n’ai pas douté que nos amis communs ne vous en instruisissent. Je ne m’apercevrai du secours de la philosophie que lorsqu’elle aura pu réussir à me rendre le sommeil et l’appétit, que j’ai perdus. Ma vie et mon âme sont dans le vide, et l’abîme de douleur où je suis me paraît sans fond. J’essaie de me secouer et de me distraire, mais jusqu’à présent sans succès. Je n’ai pu m’occuper, depuis un mois que j’ai essuyé cet affreux malheur, qu’à un éloge (1) que j’ai lu à la réception de La Harpe, et dans lequel il y avait plusieurs choses relatives à ma situation, que le public a bien voulu sentir et partager. Ce succès n’a fait qu’augmenter mon affliction, puisqu’il sera ignoré pour jamais de la malheureuse amie qu’il aurait intéressée.

 

      Adieu, mon cher maître ; quand ma pauvre âme sera plus calme et moins flétrie, je vous parlerai des autres chagrins que je partage avec vous mais qui, en ce moment, sont étouffés par une douleur plus vive et plus pénétrante. Conservez-vous, et aimez toujours tuum ex animo.

 

 

1 – Éloge de M. de Sacy, lu le 20 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 26 de Juillet 1776.

 

 

      Secrétaire du bon goût plus que de l’Académie, mon cher philosophe, mon cher ami, à mon secours ! Lisez mon factum contre notre ennemi Letourneur (1). Faites-le lire à M. Marmontel et à M. de La Harpe, qui y sont intéressés. Voyez si vous pourrez et si vous oserez m’écrire une lettre ostensible, un mot de votre secrétairerie, en réponse de ma requête.

 

      Je suis un peu indigné contre ce Letourneur (2), mais il faut retenir sa colère quand on plaide devant ses juges. On veut nous faire trop Anglais, et je plaide pour la France. J’ai dit exactement la vérité, c’est ce qui fait que je m’adresse à vous.

 

      Je vous crois actuellement très occupé des prix ; mais je vous demande un demi-quart d’heure d’audience. Je suis bien malheureux de vous la demander de cent lieues loin. Conservez-moi un peu d’amitié : elle est la consolation des derniers jours de ma vie. Je ne sais si la vôtre est heureuse ; la mienne serait moins déplorable si je pouvais vous embrasser.

 

 

1 – Lettre à l’Académie française sur Shakespeare. (G.A.)

 

2 – Traducteur de Shakespeare. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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