CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 93

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 93

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 20 d’Avril 1773.

 

 

      Mon cher et ancien ami, mon cher maître, mon cher confrère, si je ne vous ai point écrit depuis quelques semaines, ce n’est pas faute d’avoir été occupé de vous : c’est au contraire parce que je l’étais trop douloureusement. Je croyais faire bien mon devoir de vous aimer ; mais jamais je n’ai mieux senti qu’en ce moment combien vous êtes cher et nécessaire à mon cœur J’ai écrit deux lettres à madame Denis pour savoir de vos nouvelles ; elle ne m’en a point encore donné mais je me flatte qu’elle vous aura bien dit le tendre intérêt que je prends à votre état. On nous assure que vous êtes beaucoup mieux, mais très faible : conservez-vous, mon cher maître ; ménagez-vous, et songez que vous ne pouvez faire aux sots et aux fripons un meilleur tour que de vivre et de vous bien porter. Ne m’écrivez point : quelque chères que me soient vos lettres, elles vous fatigueraient ; mais faites-moi donner en détail de vos nouvelles. Tous nos confrères de l’Académie, aux Tartufe et Laurent (1) près, sont aussi tendrement occupés que moi de votre santé et de votre conservation. J’ai reçu votre nouvelle Défense de M. de Morangiés (2), et je l’ai lue avec plaisir ; mais laissez là tous les Morangiés du monde, et portez-vous bien. Dédiez les Lois de Minos à qui vous voudrez, et portez-vous bien.

 

      Vous avez bien raison dans tout ce que vous me dites de l’ouvrage de M. de Condorcet : le succès en a été unanime ; il y a longtemps que le sot public n’a été si juste. L’Académie des sciences vient de lui donner l’adjonction et la survivance à la place de secrétaire, qui, depuis trente ans, était si mal remplie (3).

 

      Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien, portez-vous bien : voilà tout ce que je désire de vous. J’embrasse Raton de tout mon cœur. BERTRAND.

 

 

1 – Les Radonvilliers et les Batteux. (G.A.)

 

2 – Réponse à l’écrit d’un avocat. (G.A.)

 

3 – Par Grandjean de Fouchy, astronome, qui donna sa démission. (G.A.)

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 27 d’avril 1773.

 

 

      Mon cher maître, mon cher ami, je répondrai à ce que vous me mandez de Catau :

 

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine.

 

ZAÏRE, Acte II.

 

      Je doutais fort, malgré toute l’éloquence de Bertrand, qu’il obtînt d’elle la délivrance des rats qui se sont  allés jeter, assez mal à propos, dans sa ratière. Les circonstances ne permettent peut-être pas que Catau leur donne la clef des champs, et Bertrand, tout philosophe qu’il est, est en même temps raisonnable ; mais Bertrand pouvait au moins, et devait même s’attendre à une réponse honnête et raisonnable, et non au persiflage que vous lui transcrivez. Voilà une nouvelle note à ajouter à toutes celles que j’ai déjà sur les Catau et compagnie. Je ne sais de qui la philosophie a le plus à se plaindre en ce moment, ou de ses vils ennemis, ou de ses soi-disant protecteurs. Je sais du moins, et j’apprends tous les jours davantage, et à mon grand regret, qu’elle doit prendre pour sa devise : Ne t’attends qu’à toi seule (1) ; bien entendu que ceux qui la persiflent n’attendront non plus d’elle que la justice et la vérité. Quoiqu’il en soit, je désirerais au moins de la personne que vous appelez singulière, et qui pourrait mériter un plus beau nom si elle le voulait, une réponse quelconque, honnête ou non, philosophique ou impériale, grave si elle le veut, ou plaisante si elle le peut ; je la joindrai à mes deux lettres, et je mettrai au bas ces deux mots de Tacite, per amicos oppressi, qui me paraissent si bien convenir aux malheureux philosophes.

 

      Quant à Childebrand (2), je souhaite qu’il vous soit utile, et à cette condition je vous pardonnerais de l’amadouer, je vous y exhorterais même.

 

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

 

ZAÏRE, Acte II.

 

     Mais j’ai peur que vous n’en soyez pour vos caresses, et que Childebrand ne se moque de vous. Il est trop vil pour oser élever sa voix, dans le pays du mensonge, en faveur du génie calomnié et persécuté.

 

      Quoiqu’il en soit, mon cher ami, ô et prœsidium et dulce decus meum ! J’attends avec impatience le recueil proscrit que vous m’annoncez du bel esprit génevois ; j’y verrai la lettre sur les deux puissances, et je souhaite d’être convaincu, après cette lecture, que la puissance temporelle n’a rien à se reprocher. Ainsi soit-il ! Mais ce que je désire bien davantage, c’est de vous savoir en meilleure santé, et de pouvoir dire aux ennemis de la philosophie qui me demanderont de vos nouvelles : Il se porte trop bien pour vous. Adieu, mon cher maître ; conservez-vous et aimez-moi comme je vous aime.

 

 

1 – La Fontaine, liv. IV, fab. XXII. (G.A.)

 

2 – Le maréchal de Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

8 de mai 1773.

 

 

      Mon très cher et très intrépide philosophe, Dieu veuille que cette fois-ci ma petite offrande arrive à votre autel. Il y a trois volumes de rapsodies (1), l’un pour vous, l’autre pour M. le marquis de Condorcet, et un troisième dans lequel M. de La Harpe est intéressé à la page 10.

 

      Ce qu’il y a de meilleur assurément dans ce recueil, que le gros Cramer s’est avisé de faire pendant ma maladie, est un certain dialogue entre l’illustre fou de la matière subtile, et la cruelle folle qui assassina Monaldeschi (2).

 

      Que vous dirai-je sur une personne plus illustre et qui n’est point folle (3) ? elle garde sans doute ses reclus dans un pays qui fut grec autrefois, pour en faire un beau présent aux Welches, quand elle se sera raccommodée avec eux. Elle a pensé, sans doute, que vous aviez pénétré ce dessein ; et je la crois très embarrassée à vous faire réponse, d’autant plus que vous êtes à Paris, et que toutes les lettres sont ouvertes.

 

      Vous êtes trop juste pour être mécontent des conseils honnêtes que je donne vers la page 8 (4). Vous êtes trop éclairé pour ne pas voir dans quel esprit on fit les Lois de Minos, qui n’ont pas, en vérité, coûté plus de huit jours pour ce travail, dans le temps qu’on proscrivait les druides. Le détestable Valade, par sa friponnerie, et un autre homme par ses vers encore plus détestables (5), ont empêché la promulgation de ces Lois sur le théâtre. On est exposé à mille contre-temps quand on est loin de Paris. Je n’avais pas besoin de ces nouvelles anicroches pour être fâché de mourir sans vous embrasser La vie est pleine de misères, on le sait bien ; mais peu de gens savent qu’une des plus grandes est de mourir loin de ses amis. Je ne reçois aucune des visites qu’on me fait, mais j’aurais voulu vous en faire une. Je suis réduit à vous embrasser de loin, et c’est avec tous les sentiments que je vous ai voués.

 

 

1 – Trois exemplaires du Recueil analysé dans la lettre du 27 Mars. (G.A.)

 

2 – Le Dialogue entre Descartes et Christine, par d’Alembert. (G.A.)

 

3 – Catherine II. (G.A.)

 

4 – Dans l’alinéa déjà cité de l’épître dédicatoire à Richelieu. (G.A.)

 

5 – Les Druides de Leblanc, même sujet que les Lois ; pièce interdite. Voyez plus haut. (G.A.)

 

 

 

 

 

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