CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 92

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 92

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 6 d’Avril 1773.

 

 

      Mon cher, et ancien, et respectable ami, j’ai fait part de votre lettre à tous ceux qui en sont dignes, ils en ont baisé les sacrés caractères, et souhaitent de les baiser longtemps ; et ils espèrent que la Providence, quoique ce meilleur des mondes possibles ait si souvent à s’en plaindre, ne les frustrera pas de cette espérance. Pour moi, elle fait toute ma consolation, et il ne me restera quelque courage que tant que les lettres et la philosophie vous conserveront.

 

      J’attends, avec grande impatience, le recueil dont vous me parlez. Vous pourriez me le faire parvenir par une des voies dont vous vous être servi pour m’envoyer les paquets de l’avocat Belleguier. Je suis très fâché que Cramer ait inséré dans cette collection mon Dialogue de Descartes et de Christine ; c’est mal connaître mes intérêts que de me mettre à côté de vous. Ce qui me console, c’est qu’il est question de vous dans ce dialogue ; car je ne sais par quelle fatalité vous vous trouvez toujours au bout de ma plume. Je n’ai presque point fait d’article dans mon Histoire de l’Académie (1) où je n’aie eu occasion soit de parler de vous comme j’en pense, soit de vous citer en matière de goût. Je ne sais si cette rapsodie paraîtra jamais ; mais, comme je suis très résolu d’y dire la vérité sans attaquer d’ailleurs les sottises reçues, je vous promets qu’elle ne sera pas imprimée en France. C’est bien assez de me châtrer moi-même à moitié, sans qu’un commis à la douane des pensées vienne me châtrer tout à fait. Vous savez que la destruction des chats est la besogne des chaudronniers. Ne trouvez-vous pas qu’on traite les gens de lettres comme des chats, en les livrant, pour être châtrés, aux chaudronniers de la littérature ? Or le pauvre Bertrand pense comme Raton, et ne veut pas être livré aux chaudronniers.

 

      Je suis persuadé, que sur votre parole, que je serai content de la page 8 de votre épître dédicatoire des Lois de Minos. Cette page contient apparemment les conseils dont vous m’avez parlé dans une autre lettre ; mais je vous répondrai, mon cher maître, par un proverbe bien trivial, mais bien vrai, qu’à laver la tête d’un mort, ou d’un maure, on y perd sa peine. Ce que je puis vous assurer, c’est que l’Histoire de l’Académie, qui ne vaudra pas les Lois de Minos, ne sera pas dédiée à votre Alcibiade ou à votre Childebrand, comme vous voudrez l’appeler. Je lui pardonnerais, s’il vous payait ou vous obligeait ; mais j’entends dire qu’il ne fait ni l’un ni l’autre.

 

      Je serais fort aise de voir les deux lettres de l’impératrice de Russie sur les deux puissances, quoiqu’à vous dire le vrai, je me défie d’une lettre sur les deux puissances écrite par l’une des deux. Chacune veut, comme l’on dit encore, car je suis en train de citer des maximes triviales, tirer toute la couverture à soi. L’intérêt de l’humanité demanderait, à la vérité, que la puissance spirituelle fût mise nue comme la main ; mais il demanderait aussi que la puissance temporelle ne fût qu’honnêtement vêtue, et non pas affublée de couvertures.

 

      A propos de Catau, je n’ai point de réponse à ma dernière lettre ; je n’en suis pas trop surpris, car les circonstances ne sont pas trop favorables pour obtenir ce que je demande. Vous devriez bien lui représenter quel service elle rendrait à la philosophie et aux lettres, en ayant égard à mon humble requête. Que dites-vous de tout ce qui se passe dans le Nord (2) ? ne croyez-vous pas que la guerre va s’allumer de plus belle ? et ne trouvez-vous pas étrange que trois ou quatre êtres, au fond du Nord, décident du malheur de cinquante ou soixante millions d’hommes qui veulent bien le souffrir ? Ce phénomène-là est plus difficile à expliquer que la pesanteur ou le magnétisme.

 

      Vous avez bien raison sur le pauvre La Harpe. Il y a bien longtemps que je lui ai rendu justice pour la première fois, et je suis indigné, comme vous, des persécutions et des injustices qu’il éprouve (3) ; mais la littérature est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été. Je ne saurais y penser sans fiel, et presque sans fureur. Je vous le répète, mon cher maître, il ne me restera de courage que tant que vous vivrez. Vivez donc longtemps, et aimez-moi comme je vous aime. BERTRAND.

 

 

1 – Ses Éloges. (G.A.)

 

2 – Partage de la Pologne ; coup d’État en Suède. (G.A.)

 

3 – Sauvigny, éditeur du Parnasse des dames, s’était porté à des voies de fait sur La Harpe, qui avait critiqué son recueil dans le Mercure. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

11 d’Avril 1773.

 

 

      J’ai bien des choses à vous dire, mon cher et vrai philosophe. Je commencerai par les deux puissances. Figurez-vous que les évêques Russes ne les connaissent pas, et qu’ils regardent cette opinion comme la plus grande des hérésies, tandis que chez vous autres la couronne elle-même reconnaît les deux puissances. A l’égard de la puissance de Catherine, je crois qu’elle boude Bertrand et Raton, car elle ne répond ni à l’un ni à l’autre sur la belle proposition qu’on lui avait faite d’exercer sa puissance bienfaisante. Il faut qu’elle nous ait pris tous deux pour deux Welches.

 

      Je viens à votre grand grief. Vous ne connaissez pas ma situation. Vous ne savez pas que de bonnes âmes, dans le goût de Clément et de Savatier, ont fait imprimer sous mon nom deux gros diables de volumes (1) farcis de toutes les impiétés et de toutes les horreurs possibles, que la chose peut aller très loin, et qu’à mon âge il est dur d’être obligé de se justifier. Les scélérats ont mêlé leurs propres ordures à des choses indifférentes, qui sont en effet de moi, et, par ce mélange assez adroit, ils font croire que tout m’appartient. Cette nouvelle façon de nuire est mise à la mode depuis quelques années par la canaille de la littérature. C’est un brigandage affreux, c’est le comble de l’opprobre. Ces malheureux-là trouvent de la protection ; il faut bien que j’en cherche aussi. Nommez-moi quelque autre qui puisse me défendre auprès du roi dans de pareilles circonstances ; et si je veux faire représenter les Lois de Minos, à qui m’adresserai-je ? Je me flatte que quand vous aurez bien pesé les termes, vous serez content.

 

      Il est bien plus difficile que vous ne le pensez de faire venir aujourd’hui par la poste des livres reliés. J’ai grand’peur que mon premier paquet ne soit actuellement entre les mains du syndic des libraires et de quelque exempt. On ne peut plus ouvrir son cœur à ses amis qu’en tremblant. Les consolations de l’absence nous sont ôtées ; on empoisonne tout : mais, malgré cette triste situation, je vois qu’on est beaucoup plus malheureux en Pologne que chez vous. Pour moi, tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse finir ma pauvre carrière sur les bords de mon lac, au pied du mont Jura. Ma véritable affliction est d’être loin de vous. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami ; ma santé est encore bien chancelante.

 

 

1 – Nouveaux mélanges (onzième et douzième parties). On y trouve, entre autres pièces qui ne sont pas de Voltaire, le Catéchumène de Bordes, un Extrait de la réponse d’un Polonais, une Relation de l’attentat commis contre la personne du roi de Pologne, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

19 d’Avril 1773.

 

 

      Il faut, mon cher et grand philosophe, que je vous fasse part d’une petite anecdote. Voici ce que la personne très singulière (1) me mande : « J’ai reçu de lui une seconde et troisième lettre sur le même sujet ; l’éloquence n’y est pas épargnée : mais que ne plaide-t-il aussi pour les Turcs et pour les Polonais ?... Il est vrai que les vôtres ne sont pas à Paris ; mais aussi pourquoi l’ont-ils quitté ?... J’ai envie de répondre que j’ai besoin d’eux pour introduire les belles manières dans mes provinces. »

 

      Je vous prie de me mander si on vous a écrit en effet sur ce ton. Je suis persuadé que dans toute autre circonstance on aurait fait ce que vous avez voulu. Votre projet était admirable ; il vous aurait fait un honneur infini à vous et à la sainte philosophie. Vous voyez bien que ce n’est pas vous qu’on refuse et que ce n’est pas aux philosophes qu’on s’en prend ; au contraire, ce sont les ennemis de la philosophie que l’on veut punir de leurs manœuvres. J’avais eu la même idée que vous, il y a longtemps. Je consultai des gens au fait, qui craignirent même de me répondre. Je craindrais aussi de vous écrire, si la pureté de vos intentions et des miennes ne me rassurait contre le danger que courent aujourd’hui toutes les lettres. On ne verra jamais dans notre commerce que l’amour du bien public, et les sentiments qui doivent plaire à tous les honnêtes gens. Ce sont là les vrais marrons de Bertrand et de Raton.

 

      Je vous ai mandé, mon cher et respectable ami, qu’il était très difficile actuellement de vous faire parvenir le petit recueil où se trouve le très ingénieux Dialogue de Christine et de Descartes. On y a mis des lettres de la personne qui veut qu’on enseigne les belles manières chez elle (2). Ces lettres ont alarmé des gens qui ont de fort mauvaises manières. Je trouverai pourtant un moyen de vous faire parvenir ce petit proscrit ; mais songez que j’ai l’honneur de l’être moi-même, et de plus, très malade, très embarrassé, très persécuté, mais vous aimant de tout mon cœur, et autant que je vous révère.

 

 

1 – Catherine II. On n’a pas la lettre d’août les fragments que cite Voltaire sont tirés (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à d’Alembert, du 27 Mars. (G.A.)

 

 

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