CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 94
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 13 de mai ; je ne voudrais pas dater du 14 (1).
Je me hâte, mon cher et illustre ami, de vous faire part d’une nouvelle qui ne peut manquer de vous être agréable : M le duc d’Albe, un des plus grands seigneurs d’Espagne, homme de beaucoup d’esprit, et le même qui a été ambassadeur en France, sous le nom de duc d’Huescar, vient de m’envoyer vingt louis pour votre statue. La lettre qu’il m’écrit à ce sujet est pleine des choses les plus honnêtes pour vous. « Condamné, me dit-il, à cultiver en secret ma raison, je saisirai avec transport cette occasion de donner un témoignage public de ma gratitude et de mon admiration au grand homme qui le premier m’en a montré le chemin. » M. le chevalier de Magalon, qui est ici chargé des affaires d’Espagne, m’a mandé, en m’envoyant la souscription de M le duc d’Albe, que cet amateur éclairé des lettres et de la philosophie me priait d’être auprès de vous l’interprète de tous ses sentiments Vous ne feriez pas mal, mon cher maître, d’écrire un mot de remerciement à M. le duc d’Albe, à Madrid. Vous pourriez lui parler, dans votre réponse, d’une traduction espagnole de Salluste (2), faite par l’infant don Gabriel, que peut-être l’infant vous aura déjà envoyée, et qui est, à ce que disent les Espagnols, très bien écrite. On dit ce jeune prince fort instruit et passionné pour les lettres. Elles ont grand besoin de trouver quelques princes qui les aiment ; il sent faut bien que tous pensent ainsi.
Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom) n’en agit pas à votre égard comme M le duc d’Albe, qui aurait mieux mérité que lui la dédicace des Lois de Minos. Il a demandé à Le Kain (le fait n’est que trop vrai, et M d’Argental pourra vous l’assurer, si vous en doutez) une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. E Kain lui a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, et entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes à l’exception de l’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver : mais devinez ce qu’il a mis à la place de Rome sauvée et d’Oreste ? Catilina et Electre, de Crébillon (3). Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. Vous voyez qu’il a bien profité des leçons que vous lui avez données. Vous pourrez au moins lui faire vos remerciements du zèle qu’il témoigne pour vous servir.
En vérité, mon cher maître, je suis navré que vous soyez dupe à ce point, et que vous le soyez d’un homme si vil. Si vous cherchez de l’appui à la cour, vous avez cent personnes à choisir, dont la moindre aura plus de crédit et de considération que lui. Vous vous dégoûteriez de votre confiance, si vous pouviez voir à quel point il est méprisé, même de ses valets. C’est pour l’acquit de ma conscience et par un effet de mon tendre attachement pour vous, que je crois devoir vous instruire de ce qui vous intéresse, agréable ou fâcheux ; car interest cognosci malos. Plus je relis l’extrait que vous m’avez envoyé de la lettre de Pétersbourg, plus j’en suis affligé, Il était si facile à cette personne de faire une réponse honnête, satisfaisante, et flatteuse pour la philosophie, sans se compromettre en aucune manière, et sans accorder ce qu’on lui demandait, comme j’imagine aisément que les circonstances peuvent l’en empêcher ! Je vous aurais, mon cher ami, la plus grande obligation de me procurer cette réponse, que je désire. Vous voyez par vous-même combien la cause commune en a besoin. Le déchaînement contre la raison et les lettres est plus violent que jamais. Faudra-t-il donc que la philosophie dise à la personne dont elle se croyait aimée : Tu quoque, Brute ! Adieu, mon cher maître, la plume me tombe des mains, de douleur du mal qu’on lui fait en moi, et d’indignation des trahisons qu’elle éprouve en vous. Interim tamen vale, et nos ama.
1 – Anniversaire de l’assassinat de Henri IV. (G.A.)
2 – Imprimée en 1772. (G.A.)
3 – Justement les deux pièces que Rome sauvée et Oreste devaient faire oublier. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
19 de Mai 1773.
S’il (1) est coupable de la petite infamie dont vous me parlez, j’avoue que je suis une grande dupe ; mais vous, qui parlez, vous l’auriez été tout comme moi. Si vous saviez tout ce qui s’est passé, vous seriez bien étonné. Un jeune homme n’a jamais été trahi plus indignement par sa maîtresse. On dit que c’est l’usage du pays (2).Comme il y a environ trente ans que j’y ai renoncé, il m’est pardonnable d’en avoir oublié la langue. Je devais me souvenir que, dans ce jargon, Je vous aime, signifiait : Je vous hais, et que, Je vous servirai, voulait dire positivement : Je vous perdrai.
Il se peut encore que l’on ait été choqué des conseils qui, au fond, ne sont que des reproches (3).
Il se peut aussi qu’un certain histrion ait fait ce qu’on impute à un autre, car il y a bien des histrions. Quand on est à cent lieues de Paris, il est difficile de prévoir et de parer les effets des petites cabales, des petites intrigues, des petites méchancetés qu’on y ourdit sans cesse pour s’amuser.
Le seul fruit que je tirerai de ma duperie sera de n’avoir plus aucune espérance ; mais on dit que c’est le sort des damnés.
Il faut, mon cher philosophe, que je me sois trompé en tout ; car j’ai cru que ces conseils, assez délicatement apprêtés, auraient dû vous plaire, attendu qu’un conseil qui n’a pas été suivi est un reproche, et que c’était au fond lui dire à lui-même ce que vous dites de lui.
Je dois vous faire à vous-même un reproche que vous méritez, c’est que vous traitez de déserteur le martyr de la philosophie. Bertrand doit employer Raton, mais il ne faut pas qu’il lui morde les doigts.
Au bout du compte, je suis sensible, et je vous avouerai que la perfidie dont vous m’instruisez m’afflige beaucoup, parce qu’elle tient à des choses que je suis obligé de taire, et qui pèsent sur le cœur.
Je m’aperçois que ma lettre est une énigme ; mais vous en déchiffrerez la plus grande partie. Soyez bien sûr que le mot de l’énigme est mon sincère attachement pour vous, et mon dégoût pour tout ce qui n’est que vanité, faux air, affectation de protéger, plaisir secret d’humilier et de nuire, orgueil et mauvaise foi. Je vois qu’actuellement nous ne devons être contents ni des Esclavons (4) ni des Welches, et qu’il faut se rejeter du côté des Ibères. J’écrirai donc en Ibérie (5) ; mais ce que j’ai de mieux à faire, c’est de m’arranger pour l’autre monde, et de ne pas laisser périr ma colonie, quand il faudra la quitter.
Jugez de toutes mes tribulations par celle que je vais vous confier, qui est assurément la plus petite de toutes.
Ma colonie avait fourni des montres garnies de diamants pour le mariage de monsieur le dauphin ; elles n’ont point été payées, et cela retombe sur moi. Il me paraît qu’en Espagne on est plus généreux. Ce que j’éprouve des beaux messieurs ont bien raison de détester la philosophie, qui les condamne et qui les méprise.
Adieu ; je ne vous dis pas la vingtième partie des choses que je voudrais vous dire ; mais, encore une fois, que Bertrand ne gronde point Raton ; que Bertrand au contraire encourage Raton à s’endurcir les pattes sur la cendre chaude ; que plusieurs Bertrands et plusieurs Ratons fassent un petit bataillon carré bien serré et bien uni.
1 – Richelieu. (G.A.)
2 – C’est-à-dire l’usage de la cour. (G.A.)
3 – Dans l’épître dédicatoire des Lois de Minos. (G.A.)
4 – Voltaire veut parler des Russes. Catherine ayant refusé de délivrer les prisonniers français. (G.A.)
5 – Voyez la lettre précédente. La lettre au duc d’Albe manque. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 20 de Mai 1775.
Ce que vous m’avez mandé, mon cher ami, est très vrai, et beaucoup plus fort qu’on ne vous l’avait dit. Ces conseils et ces souhaits ont été regardés comme une injure (1). Il vaudrait beaucoup mieux se corriger que de se fâcher. Il arrive fort souvent que ce qui devrait faire du bien ne produit que du mal. Que vous dirai-je, mon cher philosophe,
Monsieur l’abbé et monsieur son valet
Sont faits égaux tous deux comme de cire.
MAROT.
Il n’y a d’autre parti à prendre que celui de cultiver librement les lettres et son jardin, et surtout l’amitié d’un cœur aussi bon que le vôtre, et d’un esprit aussi éclairé.
Je ris des folies des hommes et des miennes.
A propos de folies, on m’a mandé que la moitié de Paris croyait fermement que, ouï le rapport de M. de Lalande, une comète passerait aujourd’hui, 20 de mai, au bord de notre globule, et le mettrait en miettes (2). Il y a bien longtemps que les hommes font ce qu’ils peuvent pour le détruire, et ils n’ont pu en venir à bout. Je vous avoue que je soupçonne un peu de ridicule dans l’idée de Newton, que la comète de 1680 avait acquis, en passant à un demi-diamètre du soleil, un embrasement deux mille fois plus fort que celui du fer ardent.
Il me semble d’ailleurs que messieurs de Paris jugent de toutes choses comme de la prétendue comète, que M. de Lalande n’a point annoncée.
Je vous prie, quand vous le verrez, de lui faire mes très sincères compliments sur le gain de son procès contre l’ami Cogé. Ce Cogé n’a pas fait grand bien, à ce que je vois, au pecus de l’Université.
Je suis toujours bien malade j’égaie mes maux par les sottises du genre humain. Je vous aime et vous révère.
Mon cher ami, mon cher philosophe, vous n’aviez pas pu soupçonner le motif de cette méchanceté ; mais vous avez fort bien connu le caractère de la personne (3). Vous connaissez aussi celui de son maître (4) ; donc il faut cultiver son jardin et se taire.
1 – Voyez une de nos notes dans la lettre précédente. (G.A.)
2 – Voyez, le XXXVIIe des Articles de journaux. (G.A.)
3 – Richelieu. (G.A.)
4 – Louis XV. G.A.)