CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 85

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 85

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VOLTAIRE.

 

13 de Novembre 1772.

 

 

      Mon cher et grand philosophe, mon véritable ami, j’ai reçu par une voie détournée une lettre (1) que je n’ai pas cru d’abord être de vous, parce que voici la saison où je perds la vue, selon mon usage. Je ne savais pas d’ailleurs que vous fussiez l’ami de madame Geoffrin (2) ; je vous en félicite tous deux : mais mettez un D dorénavant au bas de vos lettres, car il y a quelques écritures qui ressemblent un peu à la vôtre, et qui pourraient me tromper. Il est vrai que personne ne vous ressemble ; mais n’importe, mettez toujours un D.

 

      Pour vous satisfaire sur votre lettre, vous et madame Geoffrin, il faut d’abord vous dire que je brochai, il y a un an, les Lois de Minos, que vous verrez siffler incessamment. Dans ces Lois de Minos, le roi Teucer dit au sénateur Mérione :

 

Il faut changer de lois, il faut avoir un maître.

 

      Le sénateur lui répond :

 

Je vous offre mon bras, mes trésors, et mon sang ;

Mais, si vous abusez de ce suprême rang

Pour fouler à vos pieds les lois de la patrie,

Je la défends, seigneur, au péril de ma vie, etc.

 

Acte V, sc.I.

 

      C’était le roi de Pologne (3) qui devait jouer ce rôle de Teucer, et il se trouve que c’est le roi de Suède qui l’a joué.

 

     Quoi qu’il arrive, je me trouve d’accord avec madame Geoffrin dans son attachement pour le roi de Pologne, et dans son estime pour M. le comte d’Hessenstein (4) ; mais je l’avertis que Mérione (5) n’est qu’un petit fanatique, et qu’il n’a pas la noblesse d’âme de son Suédois. J’admire Gustave III, et j’aime surtout passionnément sa renonciation solennelle au pouvoir arbitraire ; je n’estime pas moins la conduite noble et les sentiments de M. le comte d’Hessenstein. Le roi de Suède lui a rendu justice ; la bonne compagnie de Paris et les Welches mêmes la lui rendront. Pour moi, je commence par la lui rendre très hardiment.

 

      Je vous envoie, mon cher ami, l’Épître à Horace  ; cette copie est un peu griffonnée, mais c’est la plus correcte de toutes. Je deviens plus insolent à mesure que j’avance en âge. La canaille dira que je suis un malin vieillard.

 

      André Ganganelli a heureusement assez d’esprit pour ne point croire que la lettre de l’abbé Pinzo soit de moi ; un sot pape l’aurait cru et m’aurait excommunié. On ne connaît point cet abbé Pinzo à Rome. C’est apparemment quelque aventurier qui aura pris ce nom, et qui aura forgé cette aventure pour attraper de l’argent aux philosophes. Il m’a passé quelquefois de pareils croquants par les mains.

 

      Le roi de Prusse vient de m’envoyer un service de porcelaine de Berlin, qui est fort au-dessus de la porcelaine de Saxe et de Sèvres ; je crois que Dantzick (6) en paiera la façon.

 

      Adieu ; vous verrez un beau tapage le jour des Lois de Minos. Il y a encore des gens qui croient que c’est l’ancien parlement qu’on joue. Il faut laisser dire le monde. Les Fréron et les La Beaumelle auront beau jeu.

 

      Bonsoir ; madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Faites les miens, je vous prie, à M. le marquis de Condorcet ; et surtout dites à madame Geoffrin combien je lui suis attaché.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Célèbre amie des philosophes. (G.A.)

 

3 – Stanislas Poniatowski. (G.A.)

 

4 – Opposant au coup d’État de Gustave. Voyez, dans la Correspondance de Grimm, octobre 1772, ses lettres à madame Geoffrin et au roi de Suède. (G.A.)

 

5 – Personnage des Lois de Minos. (G.A.)

 

6 – Elle ne fut cédée à la Prusse qu’au deuxième partage de la Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

8 de Décembre 1772.

 

 

      J’ai pensé, mon cher ami, qu’il faut un successeur à Thieriot (1) auprès du roi de Prusse. Je suppose que le prophète Grimm (2) est déjà en fonction ; mais si cela n’était pas, si ce grand prophète était employé ailleurs, il me semble que cette petit place conviendrait fort à frère La Harpe, et que le roi de Prusse serait bien content d’avoir un correspondant littéraire aussi rempli de goût et d’esprit. Je crois que personne n’est plus en état que vous de lui procurer cette place ; et si la chose est praticable, vous y avez déjà songé. J’en ai écrit un petit mot au roi (3).

 

      Voudriez-vous bien me mander où l’on en est sur cette petite affaire ?

 

      Vous souvenez-vous d’un nommé d’Etallonde, fils de je ne sais quel président d’Abbeville, à qui on devait pieusement arracher la langue, couper la main droite, et appliquer tous les agréments de la question ordinaire et extraordinaire ; après quoi il devait être brûlé à petit feu, conjointement avec le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant-général des armées du roi ; le tout pour avoir chanté une chanson gaillarde, et n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins welches ? Le roi de Prusse vient de donner une compagnie à ce petit d’Etallonde, auquel il avait donné une lieutenance à l’âge de dix-sept ans, âge auquel le sénateur Pasquier et d’autres sages et doux sénateurs l’avaient condamné à la petite réparation publique que d’Etallonde esquiva, et qui fut prescrite au chevalier de La Barre, pour l’édification des fidèles.

 

      Je crois qu’il n’y a plus que moi chez les Welches qui parle encore de cette scène : mais j’admire encore ces Welches de prendre part pour ces bourgeois assassins. Je vous prie de faire souvenir de moi tous ceux qui ne sont pas welches, et particulièrement M. de Condorcet.

 

      Adieu, mon cher philosophe ; je vous aime inutilement, car je ne suis bon à rien dans ce monde ; mais je vous aime de tout mon cœur.

 

      Madame Denis a été très malade, et moi je le suis toujours.

 

 

1 – Comme correspondant littéraire. Thieriot était mort le 23 novembre. (G.A.)

 

2 – Ainsi nommé, à cause de sa brochure sur la musique italienne intitulée, Le petit prophète de Bœhmischbroda, 1753. (G.A.)

 

3 – On n’a pas ce mot. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 26 de décembre 1772.

 

 

      Oui, oui, assurément, mon cher et illustre ami, je ferai lire à tout le monde, sans néanmoins en laisser prendre de copies, la charmante lettre que le roi de Prusse vous a écrite (1). Cette lettre fait honneur, d’abord au prince qui sait écrire ainsi, ensuite à vous qui n’en avez pas trop besoin, et enfin aux lettres et à la philosophie, qui ont besoin de cette consolation, dans l’état d’oppression où elles gémissent. Vous ne sauriez croire à quelle fureur l’inquisition est portée. Les commis à la douane des pensées, se disant censeurs royaux, retranchent, des livres qu’on a la bonté de leur soumettre, les mots de Superstition, de Tyrannie, de Tolérance, de Persécution, et même de Saint-Barthélemy ; car soyez sûr qu’on voudrait en faire une de nous tous.

 

      Voilà les cuistres de l’Université qui viennent de sonner un nouveau tocsin. Dirigés par le secteur Coge pecus, qui est à leur tête, ils viennent de proposer pour le sujet d’éloquence latine qu’ils proposent tous les ans pour prix à tous les autres cuistres du royaume : « Non magis Deo quàm regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia. » Admirez néanmoins avec quelle bêtise cette belle question est énoncée ; car ce beau latin, traduit littéralement, veut dire que la philosophie n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois, ce qui signifie, en bon français, qu’elle n’est ennemie ni des uns ni des autres. Voyez avec quel jugement ces marauds savent rendre ce qu’ils veulent dire. Il me semble que ce serait bien le cas de répondre à leur belle question, non en latin, mais en bel et bon français, pour être lu par tout le monde (2). Il faudrait que l’auteur fît semblant d’entendre l’assertion de ces cuistres dans le sens très vrai et très naturel qu’elle présente, mais qu’ils n’avaient pas intention d’y donner.

 

      Que de bonnes choses à dire pour prouver que la philosophie n’est ennemie ni de Dieu ni des rois, et quels coups de foudre on peut lancer à cette occasion sur ses ennemis, en rappelant les Damiens, les Ravaillac, les Alexandre VI, et tous les monstres qui leur ont ressemblé ! Ce serait à vous, mon cher maître, plus qu’à personne, à rendre ce service aux frères persécutés.

 

      Vous ignorez vraisemblablement tous les libelles dont on infecte la littérature contre vous et vos amis. Vous ignorez encore plus que ces libelles, et surtout le sieur Clément (3), un de leurs principaux auteurs, sont prônés et protégés par tous les tartufes de Versailles, entre autres par un abbé de Radonvilliers (4), notre digne confrère, qui ressemble à Tartufe comme son espion de valet Batteux (5) ressemble à Laurent. Vous ignorez que Coge pecus a présenté à l’archevêque de Paris, à l’archevêque de Reims, et à tutti quanti, comme un défenseur précieux à la religion, un petit gueux nommé Sabatier, venu de Castres avec des sabots, que j’ai chassé de chez moi comme un laquais, parce qu’il imprimait des impertinences contre ce que nous avons de plus estimable dans la littérature.

 

      Ce petit maraud, en arrivant à Paris, est entré en qualité de décrotteur bel esprit chez un comte de Lautrec qui avait des procès, écrivait lui-même ses mémoires, et les donnait à Sabatier à mettre en français. Le comte de Lautrec s’aperçut que sa partie adverse était instruite de ses moyens avant que ses mémoires parussent. Il alla chez son avocat et son procureur, qu’il traita de fripons. L’avocat et le procureur se défendirent avec l’air et la force de l’innocence, et firent si bien qu’ils découvrirent une lettre de Sabatier aux gens d’affaires de la partie adverse.

 

      Le comte de Lautrec, instruit, fit venir Sabatier, lui montra sa lettre, lui donna cent coups de bâton, le chassa de chez lui, en lui enjoignant néanmoins de venir le lendemain, sous peine de nouveaux coups de bâton, le remercier en présence de son avocat et de son procureur, qui, par sa friponnerie, avaient été exposés à un soupçon qu’ils ne méritaient pas, et cela fut fait. Voilà, mon cher ami, les canailles qu’on protège ; ce n’est pas de ces canailles qui ne méritent que le mépris, c’est de leurs protecteurs qu’il faudrait faire justice.

 

      Il faut que je vous dise encore un trait de Coge pecus. Il y a déjà quelque temps qu’il alla trouver Larcher, ayant à la main un livre (6) où vous les avez attaqués et bafoués tous deux, et excitant Larcher à se joindre à lui pour demander vengeance. Larcher, qui vous a contredit sur je ne sais quelle sottise d’Hérodote, mais qui au fond est un galant homme, tolérant, modéré, modeste, et vrai philosophe dans ses sentiments et dans sa conduite, du moins si j’en crois des amis communs qui le connaissent et l’estiment, Larcher donc le pria de lire l’article qui les regardait, le trouva fort plaisant, écrit avec beaucoup de grâce et de sel, et lui dit qu’il se garderait bien de s’en plaindre.

 

 

1 – Celle du 4 décembre. Il y a encore ici une lacune dans la correspondance de Voltaire avec d’Alembert. Une lettre de Voltaire manque. (G.A.)

 

2 – Voyez le Discours de  M Belleguier, avocat. (G.A.)

 

3 – Toujours Clément de Dijon. Voyez Articles de Journaux. (G.A.)

 

4 – Auteur d’un Traité sur la manière d’apprendre les langues, 1768. (G.A.)

 

5 – Autre rhétoricien, également membre de l’Académie. (G.A.)

 

6 – La Défense de mon oncle. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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