CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 84
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DE VOLTAIRE.
13 de Juillet 1772.
Mon très cher ami, mon très illustre philosophe, madame de Saint-Julien, qui veut bien se charger de ma lettre, me fournit la consolation et la liberté de vous écrire comme je pense.
Vous sentez combien j’ai dû être affligé et indigné de l’aventure des deux académiciens (1). Vous m’apprenez (2) que celui qui devait être le soutien le plus intrépide de l’Académie (3) en a voulu être le persécuteur. Le présent et le passé me font une égale peine ; je ne vois que cabales, petitesses, et méchancetés. Je bénis tous les jours les causes secondes ou premières qui me retiennent dans la retraite. Il est plus doux de faire ses moissons que de faire des tracasseries ; mais ma solitude ne m’empêchera pas d’être toujours uni avec les gens de bien, c’est-à-dire avec vos amis, à qui je vous supplie de me bien recommander.
Votre chut est fort bon ; mais il n’est pas mal d’ordonner, de la part de Dieu, à tous ceux qui voudraient être persécuteurs, de rire et de se tenir tranquilles (4).
Je vois qu’en effet on cherche à persécuter tous les gens de lettres, excepté peut-être quelques charlatans heureux, et quelques faquins sans aucun mérite. Il faut un terrible fonds de philosophie pour être insensible à tout cela ; mais vous savez qu’ainsi va le monde.
Ce qui se passe dans le Nord n’est pas plus agréable. Votre Danemark a fourni une scène qui fait lever les épaules et qui fait frémir (5). J’aime encore mieux être Français que Danois, Suédois, Polonais, Russe, Prussien, ou Turc ; mais je veux être Français, solitaire, Français éloigné de Paris, Français-Suisse et libre.
Je m’intéresse beaucoup à l’étrange procès de M. de Morangiés (6). Mes premières liaisons ont été avec sa famille. Je le crois excessivement imprudent. Je pense qu’il a voulu emprunter de l’argent très mal à propos, et au hasard de ne point payer ; que dans l’ivresse de ses illusions et d’une conduite assez mauvaise, il a signé des billets avant de recevoir l’argent. C’est une absurdité ; mais toute cette affaire est absurde comme bien d’autres. Si vous voyez M. de Rochefort, je vous prie de lui dire qu’il me faut beaucoup plus d’éclaircissements qu’on ne m’en a donné. Les avocats se donnent tant de démentis, les faits qui devaient être éclaircis le sont si peu, les raisons plausibles que chaque partie allègue sont tellement accompagnées de mauvaises raisons, qu’on est tenté de laisser tout là. Un traité de métaphysique n’est pas plus obscur : et j’aime autant les disputes de Malebranche et d’Arnauld que la querelle de du Jonquai. C’est partout le cas de dire : Tradidit mundum disputationi eorum.
J’en reviens toujours à conclure qu’il faut cultiver son jardin, et que Candide n’eut raison que sur la fin de sa vie. Pour vous, il me paraît que vous avez raison dans la force de votre âge. Portez-vous bien, mon cher philosophe ; c’est là le grand point. Je m’affaiblis beaucoup ; et si je suis quelquefois Jean qui pleure et qui rit (7), j’ai bien peur d’être Jean qui radote ; mais je suis sûrement Jean qui vous aime.
1 – Louis XV venait d’improuver le choix de Delille et de Suard nommés tous deux le 6 mars. (G.A.)
2 – On n’a pas la lettre de d’Alembert. (G.A.)
3 – Le maréchal de Richelieu, alors directeur de l’Académie. Il avait joué en cette affaire le partie encyclopédique. Voyez les Mémoires de Bachaumont, 13 Mai 1772. (G.A.)
4 – Voyez les Systèmes,satire. (G.A.)
5 – L’affaire de Struensée. (G.A.)
6 – Voyez les écrits sur cette affaire, tome V. (G.A.)
7 – Voyez aux PETITS POÈMES. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
4 de Septembre 1772.
Je voudrais, mon cher et très grand philosophe, qu’on donnât rarement des prix, afin qu’ils fussent plus forts et plus mérités. Je voudrais que l’Académie fût toujours libre, afin qu’il y eût quelque chose de libre en France. Je voudrais que son secrétaire fût mieux renté, afin qu’il y eût justice dans ce monde.
Je voudrais… je m’arrête dans le fort de mes je voudrais ; je ne finirais point. Je voudrais seulement avoir la consolation de vous revoir avant que de mourir.
On m’a parlé des Maximes du droit public des Français (1). On m’a dit que cela est fort ; mais cela est-il fort bon ? et avons-nous un droit public, nous autres Welches ? Il me semble que la nation ne s’assemble qu’au parterre. Si elle jugeait aussi mal dans les états généraux que dans le tripot de la comédie, on n’a pas mal fait d’abolir ces états. Je ne m’intéresse à aucune assemblée publique qu’à celle de l’Académie, puisque vous y parlez. On vous a cousu la moitié de la bouche ; mais ce qui vous en reste est si bon qu’on vous entendra toujours avec le plus grand plaisir.
Nous attendons une histoire détaillée de l’aventure de Danemark ; on la dit très curieuse ; on prétend même qu’elle est vraie : en ce cas, ce sera la première de cette espèce (2).
Le roi de Prusse me mande (3) qu’il m’envoie un service de porcelaine ; vous verrez qu’elle se cassera en chemin. Il jouira bientôt de sa Prusse polonaise ; en digérera-t-il mieux ? en dormira-t-il mieux ? en vivra-t-il plus longtemps ?
J’ai à vous dire pour nouvelle que nous nous moquons ici de la foudre, que les conducteurs, les anti tonnerres (4) deviennent à la mode comme les dragées de Kaiser (5). Si Nicolas Boileau avait vécu de notre temps, il n’aurait pas dit si crûment :
Je crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne.
Vivez memor nostrî ; je suis à vous passionnément.
1 – Par l’abbé Mey, 1772. (G.A.)
2 – Stuensée, accusé d’adultère avec la reine de Danemark, avait été décapité le 27 avril. (G.A.)
3 – Lettre du 14 auguste 1772. (G.A.)
4 – Les paratonnerres. (G.A.)
5 – Dragées antivénériennes, dont l’inventeur venait de mourir. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
16 de Septembre 1772.
Mon cher philosophe, ce siècle-ci ne vous paraît-il pas celui des révolutions, à commencer par les jésuites, et à finir par la Suède (1), et peut-être à ne point finir ? Voici une révolution qui m’arrive à moi. Vous avez sans doute entendu parler d’un abbé Pinzo, qui a écrit ou laissé écrire sous son nom une lettre à la Jean-Jacques, prodigieusement folle et insolente (2). On a imprimé cette lettre ; l’imprimeur s’est servi de mon orthographe ; les sots l’ont crue de moi, et un fripon l’a envoyée au pape : voilà où j’en suis avec sa sainteté. Elle est infaillible, mais je ne sais si c’est en fait de goût, et si elle démêlera que ce n’est pas là mon style.
Mandez-moi, je vous prie, ce que c’est que cet abbé Pinzo ; et, au nom du grand Être dont Ganganelli est le vicaire, dammi consiglio.
Nous avons ici Le Kain ; il enchante tout Genève. Il a joué dans Adélaïde du Guesclin ; il jouera Mahomet et Ninias (3), après quoi je vous le renverrai.
Voici mon petit remerciement au remerciement de M. Watelet (4).
Je vous embrasse de toutes mes forces.
1 – Gustave III avait fait son coup d’État le 19 août. (G.A.)
2 – Lettre de l’abbé Pinzo au surnommé Clément XIV, son ancien camarade de collège, qui l’a condamné à une prison perpétuelle, etc. Voyez la lettre à La Harpe, du 25 Février 1771, et celle à Bernis du 10 septembre 1772. (G.A.)
3 – Ninias, dans Sémiramis. (G.A.)
4 – Auteur d’un poème sur la peinture. (G.A.)