CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 64

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 64

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 2 de juillet (1).

 

 

      Mon cher et illustre ami, j'ai reçu à la fois, par Marin, deux de vos lettres, et je me hâte de répondre aux articles essentiels ; car je ne vous écrirai pas une longue lettre, étant toujours imbécile, triste, et presque entièrement privé de sommeil.

 

      Je n'aime ni n'estime la personne de Jean-Jacques Rousseau, qui, par parenthèse, est actuellement à Paris ; j'ai fort à me plaindre de lui ; cependant je ne crois pas que ni vous ni vos amis deviez refuser son offrande. Si cette offrande était indispensable pour l'érection de la statue, je conçois qu'on pourrait se faire une peine de l'accepter : mais qu'il souscrive ou non, la statue n'en sera pas moins érigée ; ce n'est plus qu'un hommage qu'il vous rend, et une espèce de réparation qu'il vous fait. Voilà du moins comme je vois la chose, et ceux de vos amis à qui j'ai fait part de votre répugnance me paraissent penser comme moi.

 

       Quant à La Beaumelle, il n'en est pas de même ; c'est un homme décrié et déshonoré, ainsi que Fréron et Palissot ; il ne serait pas juste de mettre Jean-Jacques Rousseau dans la même classe ; cependant si vous insistez, je verrai avec nos amis communs le parti qu'il faudra prendre. On ne pourrait lui rendre sa souscription que comme associé étranger, ce qui aurait un inconvénient car alors comment y admettre le roi de Prusse ? Rousseau ne manquerait pas de jeter les hauts cris. Je vous invite donc à souffrir son offrande. A l'égard de Frédéric, je lui écrirai à ce sujet, puisque vous le désirez, et certainement je ne négligerai rien pour l'engager à se joindre à nous.

 

      Je sais, mon cher maître, qu'on vous a écrit de Paris, pour tâcher d'empoisonner votre plaisir, que ce n'est point à l'auteur de la Henriade, de Zaïre, etc. que nous élevons ce monument, mais au destructeur de la religion. Ne croyez point cette calomnie et pour vous prouver, et à toute la France, combien elle est atroce, il est facile de graver sur la statue le titre de vos principaux ouvrages. Soyez sûr que madame du Deffand, qui vous a écrit cette noirceur, est bien moins votre amie que nous, qu'elle lit et applaudit les feuilles de Fréron, et qu'elle en cite avec éloge les méchancetés qui vous regardent : c'est de quoi j'ai été témoin plus d'une fois. Ne la croyez donc pas dans les méchancetés qu'elle vous écrit. Palissot avait fait une comédie intitulée le Satirique (2) dans laquelle il se déchirait lui-même à belles dents, pour pouvoir déchirer à son aise les philosophes. Comme il a su qu'on le soupçonnait d'être l'auteur de la pièce, il a écrit les lettres les plus fortes pour s'en disculper ; la pièce a été refusée à la police, malgré la protection de votre ami M. de Richelieu, et pour lors Palissot s'en est déclaré l'auteur. Adieu, mon cher maître ; je n'ai pas la force d'en écrire davantage.

 

 

 

1 – On ne sait trop quelle est la vraie date de cette lettre. Faut-il la rejeter, comme on fait quelques éditeurs, après les deux suivantes, et lui donner pour quantième le 22 juillet ? Nous en doutons fort, et nous préférons la laisser à la place où l'ont mise les éditeurs de Kehl, en déclarant que les lettres auxquelles d'Alembert répond ici nous semblent perdues, ou, si ce sont les deux suivantes, défigurées. (G.A.)

 

2 – Le Satirique, ou l'Homme dangereux, trois actes. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

7 de juillet 1770.

 

 

      J'ai un petit moment pour répondre à la lettre du 2 de juillet (1), par le courrier de Lyon à Versoy. Il me paraît que la littérature est comme ce monde, il y a de l'or et de la fange. Vous êtes mon or, mon cher ami.

 

      Je crois qu'il est très convenable que le Roi de Prusse souscrive, et qu'on rende à Jean-Jacques son denier, que la conduite de ce misérable Fréron soit approfondie, et que l'on connaisse ce folliculaire qui a été si longtemps l'oracle de madame du Deffand.

 

      Vous êtes ami de l'archevêque de Toulouse. Je suis persuadé que vous l'avez mis au rang des souscripteurs, puisqu'il est notre confrère ; mais ce n'est pas assez, il faut qu'il soit au rang des vengeurs de l'innocence. Toute la jeunesse du parlement de Toulouse est devenue philosophe, et j'en reçois tous les jours des témoignages évidents ; mais les vieux sont encore des druides barbares.

 

      Madame Calas, que j'embrassai hier avec tous ses enfants, m'apprit que le procureur-général Riquet avait conclu à la faire pendre et à rouer un de ses fils avec Lavaisse. Nous avons contre nous ce procureur-général de Belzébuth dans l'affaire de Sirven. Nous demandons des dédommagements considérables, et on nous les doit. Riquet s'y oppose. Pouvez-vous nous donner la protection de l'archevêque ? Il faut se lier quelquefois avec ses anciens ennemis contre des ennemis nouveaux.

 

      Je suis un peu en guerre avec Genève, pour avoir recueilli chez moi une centaine de Génevois, et pour avoir établi sur-le-champ une manufacture considérable rivale de la leur. Je suis obligé de bâtir plus de maisons que je n'ai fait de livres. M. le duc de Choiseul me soutient de toutes ses forces, il fait son affaire de la mienne ; madame la duchesse de Choiseul l'encourage encore, et nous lui avons les dernières obligations. La tolérance universelle est établie chez moi plus qu'à Venise.

 

      Madame de Choiseul est intime amie de madame du Deffand.

 

      Vous voyez d'un coup d'œil la situation délicate où je me trouve.

 

       Elle l'est bien davantage par rapport à votre Encyclopédie ; Panckoucke pourra vous en informer.

 

      Voilà bien des fardeaux pour un malade de soixante et seize ans.

 

      Mandez-moi, s'il vous plaît, si monsieur et madame de Choiseul ont souscrit, ou s'ils l'ont oublié ; il est très nécessaire qu'ils souscrivent.

 

      Portez-vous bien, mon grand et véritable philosophe, et vivez pour faire respecter la raison et l'esprit.

 

N.B. - Je crois la Grèce entière libre, au moment que je vous parle (2) ; voulez-vous que nous allions y faire un tour ?

 

 

 

1 – Est-ce bien de la lettre précédente que veut parler Voltaire ? Nous ne le croyons pas. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre de Catherine II à Voltaire du 16/27 mai 1770 (G.A.) :

 

 

 

 

DE L’IMPERATRICE A VOLTAIRE.

 

Le 16/27 Mai 1770.

 

 

      Monsieur, un courrier parti de devant Coron en Morée, de la part du comte Féodor Orlof, m’a apporté l’agréable nouvelle qu’après que ma flotte eut abordé, le 17 février à Porto-Vitello, mes troupes se joignirent aux Grecs, qui désiraient recouvrer leur liberté. Ils se partagèrent en deux corps, dont l’un prit le nom de légion orientale de Sparte ; et le second, celui de légion du nord de Sparte. La première s’empara, dans peu de jours, de Passava, de Berdoni, et de Misistra, qui est l’ancienne Sparte. La seconde s’en alla prendre Calamala, Léontari, et Arcadie. Ils firent quatre mille prisonniers Turcs dans ces différentes places, qui se rendirent après quelque défense ; celle de Misistra surtout fut plus sérieuse que les autres.

 

      La plupart des villes de la Morée sont assiégées. La flotte s’était portée de Porto-Vitello à Coron ; mais cette dernière ville n’était point prise encore le 29 de mars, jour du départ du courrier. Cependant on en attendait si bien la réduction dans peu, qu’on avait déjà dépêché trois vaisseaux pour s’emparer de Navarin. Le 28, on avait reçu la nouvelle, devant Coron, d’une affaire qui s’était passée entre les Grecs et les Turcs, au passage de l’isthme de Corinthe. Le commandant turc a été fait prisonnier en cette occasion.

 

      Je me hâte de vous donner ces bonnes nouvelles, monsieur, parce que je sais qu’elles vous feront plaisir, et que cela est bien authentique, puisqu’elles me viennent directement. Je m’acquitte aussi par là de la promesse que je vous ai faite de vous communiquer les nouvelles aussitôt que je les aurais reçues. Soyez assuré, monsieur, de l’invariabilité de mes sentiments. Catherine.

 

      Voilà la Grèce au point de redevenir libre, mais elle est bien loin encore d’être ce qu’elle a été : cependant on entend avec plaisir nommer ces lieux, dont on nous a tant rebattu les oreilles dans notre jeunesse.

 

 

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