CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 63

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 63

Photo de PAPAPOUSS

 

 

DE VOLTAIRE.

 

21 de juin 1770.

 

 

Vous qui, chez la belle Hypatie (1)

Tous les vendredis raisonnez

De vertu, de philosophie,

Et tant d'exemples en donnez.

 

Vous saurez que, dans ma retraite,

Aujourd'hui, Phidias-Pigal

A dessiné l'original

De mon vieux et maigre squelette.

 

Chacun rit vers le mont Jura,

En voyant!mes honneurs insignes ;

Mais la France entière dira

Combien vous en étiez plus dignes (2),

 

 

      C'est un beau soufflet, mon cher et vrai philosophe, que vous donnez au fanatisme et aux lâches valets de ce monstre. Vous employez l'art du plus habile sculpteur de l'Europe, pour laisser un témoignage d'amitié à votre vieil enfant perdu, à l'ennemi des tyrans, des Pompignans, et des Frérons, etc. Vous écrasez sous ce marbre la superstition, qui levait encore la tête.

 

      M. le duc de Choiseul se joint à vous, et c'est en qualité d'homme de lettres ; car je vous assure qu'il fait des vers plus jolis que tous ceux qu'on lui adresse ; et soyez très certain que, sans Palissot, fils de son avocat, et sans Fréron, qui a été son régent au collège des jésuites, il aurait été votre meilleur ami : je le crois actuellement entièrement revenu.

 

     Pour moi, je lui ai presque autant d'obligation qu'à vous. Vous savez dans quel affreux désordre est tombée cette malheureuse petite république de Genève. Les sociniens sont devenus assassins. J'ai recueilli vingt familles émigrantes ; j'ai établi une manufacture de montres chez moi ; M. le duc de Choiseul les a protégées et a fait acheter par le roi plusieurs de leurs ouvrages. Vous voyez si son nom ne doit pas être placé à côté du vôtre dans l'affaire de la statue.

 

      A l'égard de Frédéric, je crois qu'il est absolument nécessaire qu'il soit de la partie. Il me doit, sans doute, une réparation comme roi, comme philosophe, et comme homme de lettres ; ce n'est pas à moi à la lui demander, c'est à vous à consommer votre ouvrage. Il faut qu'il donne peu. Pour quelque somme qu'il contribue, madame Denis donnera toujours vingt fois plus que lui ; elle est au rang des artistes les plus célèbres, en fait de croches et de doubles croches.

 

      Pigalle m'a fait parlant et pensant, quoique ma vieillesse et mes maladies m'aient un peu privé de la pensée et de la parole ; il m'a fait même sourire : c'est apparemment de toutes les sottises que l'on fait tous les jours dans votre grande ville, et surtout des miennes. Il est aussi bon homme que bon artiste, c'est la simplicité du vrai génie.

 

      J'ai vu le dessin du mausolée du maréchal de Saxe ; ce sera le plus grand et le plus beau morceau de sculpture qui soit peut-être en Europe. Il m'a fait l'honneur de me dire, avec sa naïveté dépouillée de tout amour-propre, qu'il avait conçu le dessein des accompagnements de la statue du roi, qu'il a faite pour Reims, sur ces paroles, qu'il avait lues dans le Siècle de Louis XIV (3) : « C'est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois ; il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux. »

 

     Il communiqua cette idée à M. Bertin, qui, en qualité de ministre d'État, et plus encore de citoyen, la saisit avec chaleur, et doubla sa récompense : ainsi c'est à lui que nous devons l'abolition de cette coutume barbare de sculpter l'esclavage aux pieds de la royauté . Il faut espérer du moins que cette lâcheté insultante à la nature humaine ne reparaîtra plus ; il faut espérer aussi qu'en figurant des citoyens heureux bénissant leurs maîtres, jamais les artistes ne mentiront à la postérité.

 

      Adieu, mon grand philosophe, mon cher ami, et mon soutien.

 

 

 

 

1 – Madame Necker, qui donnait à dîner aux philosophe le vendredi. (G.A.)

 

2 – Ces strophes sont adressées à tous les gens de lettres qui se réunissaient chez m!adame Necker. (G.A.)

 

3 – Chapitre XXVIII. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 30 de juin 1770.

 

 

      Vous avez dû, mon cher maître, recevoir une lettre de moi par M. Pigalle, et une autre par M. Panckoucke ; celle-ci ne sera pas longue ; car à mon imbécillité continue s'est joint, depuis quelques jours, une profonde mélancolie. Je crois que je serai votre précurseur dans l'autre monde, si cela continue ; je voudrais bien pourtant, après vous y avoir annoncé, ne pas vous y voir de longtemps. Nous avons élu, lundi dernier, M. l'archevêque de Toulouse à la place du duc de Villars, et assurément nous ne perdons pas au change. Je crois cette acquisition une des meilleures que nous puissions faire dans les circonstances présentes. Il ne sera reçu qu'après l'assemblée du clergé, qui finira dans les derniers jours d'auguste.

 

      Oui, le roi de Prusse m'a envoyé son écrit contre l'Essai sur les Préjugés. Je ne suis point étonné que ce prince n'ait pas goûté l'ouvrage ; je l'ai lu depuis cette réfutation, et il m'a paru bien long, bien monotone, et trop amer. Il me semble que ce qu'il y a de bon dans ce livre aurait pu et dû être noyé dans moins de pages ; et je vois que vous en avez porté à peu près le même jugement. Nous avons eu des nouvelles de l'arrivée de Pigalle, et de la bonne réception que vous lui avez faite. Savez-vous que Jean-Jacques Rousseau m'a envoyé sa contribution, et que ce Jean-Jacques est actuellement à Paris ? Adieu, mon cher maître, je n'ai pas la force de vous en écrire davantage ; mais je n'ai pas voulu tarder plus longtemps à répondre à votre question. Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

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