LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre II - 3

Publié le par loveVoltaire

LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre II - 3

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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CHAPITRE II-3

 

 

 

 

SITUATION DE LA FRANCE.

 

 

 

          La France, alliée à la Suède, à la Hollande, à la Savoie, au Portugal, et ayant pour elle les vœux des autres peuples demeurés dans l’inaction, soutenait contre l’empire et l’Espagne une guerre ruineuse aux deux partis, et funeste à la maison d’Autriche. Cette guerre était semblable à toutes celles qui se font depuis tant de siècles entre les princes chrétiens, dans lesquelles des millions d’hommes sont sacrifiés et des provinces ravagées pour obtenir enfin quelques petites villes frontières dont la possession vaut rarement ce qu’a coûté la conquête.

 

          Les généraux de Louis XIII avaient pris le Roussillon ; les Catalans venaient de se donner à la France, protectrice de la liberté qu’ils défendaient contre leurs rois ; mais ces succès n’avaient pas empêché que les ennemis n’eussent pris Corbie en 1636, et ne fussent venus jusqu’à Pontoise. La peur avait chassé de Paris la moitié de ses habitants ; et le cardinal de Richelieu, au milieu de ses vastes projets d’abaisser la puissance autrichienne, avait été réduit à taxer les portes cochères de Paris à fournir chacune un laquais pour aller à la guerre, et pour repousser les ennemis des portes de la capitale.

 

          Les Français avaient donc fait beaucoup de mal aux Espagnols et aux Allemands, et n’en avaient pas moins essuyé.

 

 

 

 

 

FORCES DE LA FRANCE APRÈS LA MORT

DE LOUIS XIII, ET MŒURS DU TEMPS.

 

 

 

 

          Les guerres avaient produit des généraux illustres, tels qu’un Gustave-Adolphe, un Valstein, un duc de Weimar, Piccolomini, Jean de Vert, le maréchal de Guébriant, les princes d’Orange, le comte d’Harcourt. Des ministres d’Etat ne s’étaient pas moins signalés. Le chancelier Oxenstiern, le comte duc d’Olivarès, mais surtout le cardinal de Richelieu, avaient attiré sur eux l’attention de l’Europe. Il n’y a aucun siècle qui n’ait eu des hommes d’Etat et de guerre célèbres : la politique et les armes semblent malheureusement être les deux professions les plus naturelles à l’homme : il faut toujours ou négocier ou se battre. Le plus heureux passe pour le plus grand, et le public attribue souvent au mérite tous les succès de la fortune.

 

          La guerre ne se faisait pas comme nous l’avons vu faire du temps de Louis XIV ; les armées n’étaient pas si nombreuses : aucun général, depuis le siège de Metz par Charles-Quint, ne s’était vu à la tête de cinquante mille hommes : on assiégeait, et on défendait les places avec moins de canons qu’aujourd’hui. L’art des fortifications était encore dans son enfance. Les piques et les arquebuses étaient en usage : on se servait beaucoup de l’épée, devenue inutile aujourd’hui. Il restait encore des anciennes lois des nations celle de déclarer la guerre par un héraut.

 

           Louis XIII fut le dernier qui observa cette coutume : il envoya un héraut d’armes à Bruxelles déclarer la guerre à l’Espagne en 1635.

 

          Vous savez que rien n’était plus commun alors que de voir des prêtres commander des armées : le cardinal infant, le cardinal de Savoie, Richelieu, La Valette, Sourdis, archevêque de Bordeaux, le cardinal Théodore Trivulce, commandant de la cavalerie espagnole, avaient endossé la cuirasse et fait la guerre eux-mêmes. Un évêque de Mende avait été souvent intendant d’armée. Les papes menacèrent quelquefois d’excommunication ces prêtres guerriers. Le pape Urbain VIII, fâché contre la France, fit dire au cardinal de La Valette qu’il le dépouillerait du cardinalat s’il ne quittait les armes ; mais, réuni avec la France, il le combla de bénédictions.

 

          Les ambassadeurs, non moins ministres de paix que les ecclésiastiques, ne faisaient nulle difficulté de servir dans les armées des puissances alliées, auprès desquelles ils étaient employés. Charnacé, envoyé de France en Hollande, y commandait un régiment en 1637, et depuis même l’ambassadeur d’Estrades fut colonel à leur service.

 

         La France n’avait en tout qu’environ quatre-vingt mille hommes effectifs sur pied. La marine, anéantie depuis des siècles, rétablie un peu par le cardinal de Richelieu, fut ruinée sous Mazarin. Louis XIII n’avait qu’environ quarante-cinq millions réels de revenu ordinaire ; mais l’argent était à vingt-six-livres le marc : ces quarante-cinq millions revenaient à environ quatre-vingt-cinq millions de notre temps, où la valeur arbitraire du marc d’argent monnayé est poussée jusqu’à quarante-neuf livres dix-sept sous ; valeur que l’intérêt public et la justice demandent qui ne soit jamais changée.

 

          Le commerce, généralement répandu aujourd’hui, était en très peu de mains ; la police du royaume était entièrement négligée, preuve certaine d’une administration peu heureuse. Le cardinal de Richelieu, occupé de sa propre grandeur attachée à celle de l’Etat, avait commencé à rendre la France formidable au dehors, sans avoir encore pu la rendre bien florissante au-dedans. Les grands chemins n’étaient ni réparés ni gardés ; les brigands les infestaient ; les rues de Paris, étroites, mal pavées, et couvertes d’immondices dégoûtantes, étaient remplies de voleurs. On voit, par les registres du parlement, que le guet de cette ville était réduit alors à quarante-cinq hommes mal payés, et qui même ne servaient pas.

 

          Depuis la mort de François II, la France avait été toujours ou déchirée par des guerres civiles, ou troublée par des factions. Jamais le joug n’avait été porté d’une manière paisible et volontaire. Les seigneurs avaient été élevés dans les conspirations ; c’était l’art de la cour, comme celui de plaire au souverain l’a été depuis.

 

          Cet esprit de discorde et de faction avait passé de la cour jusqu’aux moindres villes, et possédait toutes les communautés du royaume : on se disputait tout, parce qu’il n’y avait rien de réglé : il n’y avait pas jusqu’aux paroisses de Paris qui n’en vinssent aux mains ; les processions se battaient les unes contre les autres pour l’honneur de leurs bannières. On avait vu souvent les chanoines de Notre-Dame aux prises avec ceux de la Sainte-Chapelle : le parlement et la chambre des comptes s’étaient battus pour le pas dans l’église de Notre-Dame, le jour que Louis XIII mit son royaume sous la protection de la vierge Marie (1)

 

          Presque toutes les communautés du royaume étaient armées ; presque tous les particuliers respiraient la fureur du duel. Cette barbarie gothique, autorisée autrefois par les rois mêmes, et devenue le caractère de la nation, contribuait encore, autant que les guerres civiles et étrangères, à dépeupler le pays. Ce n’est pas trop dire que dans le cours de vingt années, dont dix avaient été troublées par la guerre, il était mort plus de gentilshommes français de la main des Français mêmes que de celle des ennemis.

 

          On ne dira rien ici de la manière dont les arts et les sciences étaient cultivés ; on trouvera cette partie de l’histoire de nos mœurs à sa place. On remarquera seulement que la nation française était plongée dans l’ignorance, sans excepter ceux qui croient n’être point peuple.

 

          On consultait les astrologues, et on y croyait. Tous les Mémoires de ce temps-là, à commencer par l’Histoire du président de Thou, sont remplis de prédictions. Le grave et sévère duc de Sully rapporte sérieusement celles qui furent faites à Henri IV. Cette crédulité, la marque la plus infaillible de l’ignorance, était si accréditée qu’on eut soin de tenir un astrologue caché près de la chambre de la reine Anne d’Autriche au moment de la naissance de Louis XIV.

 

          Ce que l’on croira à peine, et ce qui est pourtant rapporté par l’abbé Vittorio Siri (2), auteur contemporain très instruit, c’est que Louis XIII eut dès son enfance le surnom de Juste, parce qu’il était né sous le signe de la balance.

 

          La même faiblesse, qui mettait en vogue cette chimère absurde de l’astrologie judiciaire, faisait croire aux possessions et aux sortilèges : on en faisait un point de religion ; l’on ne voyait que des prêtres qui conjuraient des démons. Les tribunaux, composés de magistrats qui devaient être plus éclairés que le vulgaire, étaient occupés à juger des sorciers. On reprochera toujours à la mémoire du cardinal de Richelieu la mort de ce fameux curé de Loudun, Urbain Grandier, condamné au feu comme magicien par une commission du conseil (3). On s’indigne que le ministre et les juges aient eu la faiblesse de croire aux diables de Loudun, ou la barbarie d’avoir fait périr un innocent dans les flammes. On se souviendra avec étonnement jusqu’à la dernière postérité que la maréchale d’Ancre fut brûlée en place de Grève comme sorcière (4).

 

          On voit encore, dans une copie de quelques registres du Châtelet, un procès commencé en 1610 au sujet d’un cheval qu’un maître industrieux avait dressé à peu près de la manière dont nous avons vu des exemples à la foire ; on voulait faire brûler et le maître et le cheval (5).

 

          En voilà assez pour faire connaître en général les mœurs et l’esprit du siècle qui précéda celui de Louis XIV.

 

          Ce défaut de lumières dans tous les ordres de l’Etat fomentait chez les plus honnêtes gens des pratiques superstitieuses qui déshonoraient la religion. Les calvinistes, confondant avec le culte raisonnable des catholiques les abus qu’on faisait de ce culte, n’en étaient que plus affermis dans leur haine contre notre Eglise. Ils opposaient à nos superstitions populaires, souvent remplies de débauches, une dureté farouche et des mœurs féroces, caractère de presque tous les réformateurs : ainsi l’esprit de parti déchirait et avilissait la France, et l’esprit de société, qui rend aujourd’hui cette nation si célèbre et si aimable, était absolument inconnu. Point de maisons où les gens de mérite s’assemblassent pour se communiquer leurs lumières ; point d’académies, point de théâtres réguliers. Enfin, les mœurs, les lois, les arts, la société, la religion, la paix et la guerre, n’avaient rien de ce qu’on vit depuis dans le siècle appelé le siècle de Louis XIV.

 

 

1 – 15 août 1638. Voyez l’Histoire du Parlement de Paris, chapitre LIII. Combat à coups de poing du parlement avec la chambre des comptes dans l’église de Notre-Dame. (G.A.)

2 – Siri (Vittorio), né à Parme en 1608, mort en 1685, était bénédictin. Entre autres ouvrages d’histoire, il a publié Memorie recondite d’ell’anno 1601 sino al 1640,8 vol. C’est de là qu’on a tiré les Anecdotes du ministère du cardinal de Richelieu, qui parurent en 1717. (G.A.)

3 – Voyez, sur Urbain Grandier, le chapitre IX du douzième volume de l’Histoire de France, de M. Michelet. (G.A.)

4 – Dans l’Essai sur le Siècle de Louis XIV, on lisait encore : « Et que le conseiller Courtin, interrogeant cette femme infortunée, lui demanda de quel sortilège elle s’était servie pour gouverner l’esprit de Marie de Médicis, que la maréchale lui répondit : « Je me suis servie du pouvoir qu’ont les âmes fortes sur les esprits faibles ; » et qu’enfin cette réponse ne servit qu’à précipiter l’arrêt de sa mort. » - Nous avons dit, dans une note du chapitre CLXXV de l’Essai, que cette réponse est fort contestée. Voltaire passe même pour l’avoir, non pas inventée, mais arrangée. (G.A.)

5 – Dans l’Essai sur le Siècle de Louis XIV, il y avait à la suite : « Accusés tous deux de sortilèges. Dans cette disette d’arts, de police, de raison, de tout ce qui fait fleurir un empire, il s’élevait de temps en temps des hommes de talent, et le gouvernement se signalait par des efforts qui rendaient la France redoutable. Mais ces hommes rares et ces efforts passagers, sous Charles VIII, sous François Ier, à la fin du règne de Henri-le-Grand, servaient à faire remarquer davantage la faiblesse générale. » (G.A.)

 

 

 

 

 

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