LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre II - 2
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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CHAPITRE II-2
DES PROVINCES-UNIES.
Ce petit Etat des sept Provinces-Unies, pays fertile en pâturages, mais stérile en grains, malsain, et presque submergé par la mer, était, depuis environ un demi-siècle, un exemple presque unique sur la terre de ce que peuvent l’amour de la liberté et le travail infatigable. Ces peuples pauvres, peu nombreux, bien moins aguerris que les moindres milices espagnoles, et qui n’étaient comptés encore pour rien dans l’Europe, résistèrent à toutes les forces de leur maître et de leur tyran, Philipe II, étudièrent les desseins de plusieurs princes, qui voulaient les secourir pour les asservir, et fondèrent une puissance que nous avons vue balancer le pouvoir de l’Espagne même. Le désespoir qu’inspire la tyrannie les avait d’abord armés : la liberté avait élevé leur courage, et les princes de la maison d’Orange en avaient fait d’excellents soldats. A peine vainqueurs de leurs maîtres ils établirent une forme de gouvernement qui conserve, autant qu’il est possible, l’égalité, le droit le plus naturel des hommes.
Cet Etat, d’une espèce si nouvelle, était, depuis sa fondation, attaché intimement à la France : l’intérêt les réunissait ; ils avaient les mêmes ennemis ; Henri-le-Grand et Louis III avaient été ses alliés et ses protecteurs.
DE L’ANGLETERRE.
L’Angleterre, beaucoup plus puissante, affectait la souveraineté des mers, et prétendait mettre une balance entre les dominations de l’Europe ; mais Charles Ier, qui régnait depuis 1625, loin de pouvoir soutenir le poids de cette balance, sentait le sceptre échapper déjà de sa main : il avait voulu rendre son pouvoir en Angleterre indépendant des lois, et changer la religion en Ecosse. Trop opiniâtre pour se désister de ses desseins, et trop faible pour les exécuter, bon mari, bon maître, bon père, honnête homme, mais monarque mal conseillé, il s’engagea dans une guerre civile qui lui fit perdre enfin, comme nous l’avons déjà dit, le trône et la vie sur un échafaud, par une révolution presque inouïe (1).
Cette guerre civile, commencée dans la minorité de Louis XIV, empêcha pour un temps l’Angleterre d’entrer dans les intérêts de ses voisins : elle perdit sa considération avec son bonheur ; son commerce fut interrompu ; les autres nations la crurent ensevelie sous ses ruines, jusqu’au temps où elle devint tout à coup plus formidable que jamais, sous la domination de Cromwell, qui l’assujettit en portant l’Evangile dans une main, l’épée dans l’autre, le masque de la religion sur le visage, et qui, dans son gouvernement, couvrit des qualités d’un grand roi tous les crimes d’un usurpateur.
1 – Voyez l’histoire de ce roi rebelle au peuple anglais, ch. CLXXIX et CLXXX de l’Essai. (G.A.)
DE ROME.
Cette balance que l’Angleterre s’était longtemps flattée de maintenir entre les rois par sa puissance, la cour de Rome essayait de la tenir par sa politique. L’Italie était divisée, comme aujourd’hui, en plusieurs souverainetés : celle que possède le pape est assez grande pour le rendre respectable comme prince, et trop petite pour le rendre redoutable. La nature du gouvernement ne sert pas à peupler son pays, qui d’ailleurs a peu d’argent et de commerce ; son autorité spirituelle, toujours un peu mêlée de temporel, est détruite et abhorrée dans la moitié de la chrétienté ; et si dans l’autre il est regardé comme un père, il a des enfants qui lui résistent quelquefois avec raison et avec succès. La maxime de la France est de le regarder comme une personne sacrée, mais entreprenante, à laquelle il faut baiser les pieds, et lier quelquefois les mains. On voit encore, dans tous les pays catholiques, les traces des pas que la cour de Rome a faits autrefois vers la monarchie universelle. Tous les princes de la religion catholique envoient au pape, à leur avènement, des ambassades qu’on nomme d’obédience. Chaque couronne a dans Rome un cardinal, qui prend le nom de protecteur. Le pape donne des bulles de tous les évêchés, et s’exprime dans ses bulles comme s’il conférait ces dignités de sa seule puissance. Tous les évêques italiens, espagnols, flamands, se nomment évêques par la permission divine, et par celle du saint siège. Beaucoup de prélats français, vers l’an 1682, rejetèrent cette formule si inconnue aux premiers siècles ; et nous avons vu de nos jours, en 1754, un évêque (Stuart Fitz-James, évêque de Soissons) assez courageux pour l’omettre dans un mandement qui doit passer à la postérité : mandement, ou plutôt instruction unique, dans laquelle il est dit expressément ce que nul pontife n’avait encore osé dire, que tous les hommes, et les infidèles mêmes, sont nos frères.
Enfin le pape a conservé, dans tous les Etats catholiques, des prérogatives qu’assurément il n’obtiendrait pas si le temps ne les lui avait pas données. Il n’y a point de royaume dans lequel il n’y ait beaucoup de bénéfices a sa nomination : il reçoit en tribut les revenus de la première année des bénéfices consistoriaux.
Les religieux, dont les chefs résident à Rome, sont encore autant de sujets immédiats du pape, répandus dans tous les Etats. La coutume, qui fait tout, et qui est cause que le monde est gouverné par des abus comme par des lois, n’a pas toujours permis aux princes de remédier entièrement à un danger qui tient d’ailleurs à des choses regardées comme sacrées. Prêter serment à un autre qu’à son souverain est un crime de lèse-majesté dans un laïque ; c’est, dans le cloître, un acte de religion. La difficulté de savoir à quel point on doit obéir à ce souverain étranger, la facilité de se laisser séduire, le plaisir de secouer un jour naturel pour en prendre un qu’on se donne soi-même, l’esprit de trouble, le malheur des temps, n’ont que trop souvent porté des ordres entiers de religieux à servir Rome contre leur patrie.
L’esprit éclairé qui règne en France depuis un siècle, et qui s’est étendu dans presque toutes les conditions, a été le meilleur remède à cet abus. Les bons livres écrits sur cette matière sont de vrais services rendus aux rois et aux peuples ; et un des grands changements qui se soient fait par ce moyen dans nos mœurs sous Louis XIV, c’est la persuasion dans laquelle les religieux commencent tous à être qu’ils sont sujets du roi avant que d’être serviteurs du pape. La juridiction, cette marque essentielle de la souveraineté, est encore demeurée au pontife romain. La France, même, malgré toutes les libertés de l’Eglise gallicane, souffre que l’on appelle au pape en dernier ressort dans quelques causes ecclésiastiques.
Si l’on veut dissoudre un mariage, épouser sa cousine ou sa nièce, se faire relever de ses vœux, c’est encore à Rome, et non à son évêque, qu’on s’adresse : les grâces y sont taxées, et les particuliers de tous les Etats y achètent des dispenses à tout prix (1).
Ces avantages, regardés par beaucoup de personnes comme la suite des plus grands abus, et par d’autres comme les restes des droits les plus sacrés, sont toujours soutenus avec art. Rome ménage son crédit avec autant de politique que la république romaine en mit à conquérir la moitié du monde connu.
Jamais cour ne sut mieux se conduire selon les hommes et selon les temps. Les papes sont presque toujours des Italiens blanchis dans les affaires, sans passions qui les aveuglent ; leur conseil est composé de cardinaux qui leur ressemblent, et qui sont tous animés du même esprit. De ce conseil émanent des ordres qui vont jusqu’à la Chine et à l’Amérique : il embrasse en ce sens l’univers ; et on a pu dire quelquefois ce qu’avait dit autrefois un étranger du sénat de Rome : « J’ai vu un consistoire de rois. » La plupart de nos écrivains se sont élevés avec raison contre l’ambition de cette cour ; mais je n’en vois point qui ait rendu assez de justice à sa prudence. Je ne sais si une autre nation eût pu conserver si longtemps dans l’Europe tant de prérogatives toujours combattues ; toute autre cour les eût peut-être perdues, ou par sa fierté, ou par sa mollesse, ou par sa lenteur, ou par sa vivacité ; mais Rome, employant presque toujours à propos la fermeté et la souplesse, a conservé tout ce qu’elle a pu humainement garder. On la vit rampante sous Charles-Quint, terrible au roi de France, Henri III, ennemie et amie tour à tour de Henri IV, adroite avec Louis XIII, opposée ouvertement à Louis XIV dans le temps qu’il fut à craindre, et souvent ennemie secrète des empereurs, dont elle se défiait plus que du sultan des Turcs.
Quelques droits, beaucoup de prétentions, de la politique, et de la patience, voilà ce qui reste aujourd’hui à Rome de cette ancienne puissance qui, six siècles auparavant, avait voulu soumettre l’empire et l’Europe à la tiare.
Naples est un témoignage subsistant encore de ce droit que les papes surent prendre autrefois avec tant d’art et de grandeur, de créer et de donner des royaumes ; mais le roi d’Espagne, possesseur de cet Etat, ne laissait à la cour romaine que l’honneur et le danger d’avoir un vassal trop puissant.
Au reste, l’Etat du pape était dans une paix heureuse qui n’avait été altérée que par la petite guerre dont j’ai parlé entre les cardinaux Barberin, neveux du pape Urbain VIII, et le duc de Parme (2)
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article TAXE. (G.A.)
2 – Essai sur les Mœurs, chapitre XLXXXV.
DU RESTE DE L’ITALIE.
Les autres provinces d’Italie écoutaient des intérêts divers. Venise craignait les Turcs et l’empereur ; elle défendait à peine ses Etats de terre ferme des prétentions de l’Allemagne et de l’invasion du grand-seigneur. Ce n’était plus cette Venise autrefois la maîtresse du commerce du monde, qui, cent cinquante ans auparavant, avait excité la jalousie de tant de rois. La sagesse de son gouvernement subsistait ; mais son grand commerce anéanti lui ôtait presque toute sa force, et la ville de Venise était, par sa situation, incapable d’être domptée, et, par sa faiblesse, incapable de faire des conquêtes.
L’Etat de Florence jouissait de la tranquillité et de l’abondance sous le gouvernement des Médicis ; les lettres, les arts, et la politesse, que les Médicis avaient fait naître, florissaient encore. La Toscane alors était en Italie ce qu’Athènes avait été en Grèce.
La Savoie, déchirée par une guerre civile et par les troupes françaises et espagnoles, s’était enfin réunie tout entière en faveur de la France, et contribuait en Italie à l’affaiblissement de la puissance autrichienne.
Les Suisses conservaient, comme aujourd’hui, leur liberté, sans chercher à opprimer personne. Ils vendaient leurs troupes à leurs voisins plus riches qu’eux ; ils étaient pauvres ; ils ignoraient les sciences et tous les arts que le luxe a fait naître ; mais ils étaient sages et heureux (1).
1 – Vers le milieu du règne de Louis XIV les sciences ont été cultivées en Suisse. Ce pays a produit depuis quatre grands géomètres du nom de Bernouilli, dont les deux premiers appartiennent au siècle passé, et le célèbre anatomiste Haller. C’est actuellement une des contrées de l’Europe ou il y a le plus d’instruction, ou les sciences physiques sont le plus répandues, et les arts utiles cultivés avec le plus de succès. La philosophie proprement dite, la science de la politique, y ont fait moins de progrès ; mais leur marche doit nécessairement être plus lente dans de petites républiques que dans les grandes monarchies. (K.)
DES ÉTATS DU NORD.
Les nations du nord de l’Europe, la Pologne, la Suède, le Danemark, la Russie, étaient, comme les autres puissances, toujours en défiance ou en guerre entre elles. On voyait, comme aujourd’hui (1), dans la Pologne, les mœurs et le gouvernement des Goths et des Francs, un roi électif, des nobles partageant sa puissance, un peuple esclave, une faible infanterie, une cavalerie composée de nobles ; point de villes fortifiées ; presque point de commerce. Ces peuples étaient tantôt attaqués par les Suédois ou par les Moscovites, et tantôt par les Turcs. Les Suédois, nation plus libre encore par sa constitution, qui admet les paysans mêmes dans les états généraux, mais alors plus soumise à ses rois que la Pologne, furent victorieux presque partout. Le Danemark, autrefois formidable à la Suède, ne l’était plus à personne ; et sa véritable grandeur n’a commencé que sous ses deux rois Frédéric III et Frédéric IV. La Moscovie n’était encore que barbare.
1 – Ecrit en 1751. (G.A.)
DES TURCS.
Les Turcs n’étaient pas ce qu’ils avaient été sous les Sélim, les Mahomet, et les Soliman : la mollesse corrompait le sérail, sans en bannir la cruauté. Les sultans étaient en même temps et les plus despotiques des souverains dans leur sérail, et les moins assurés de leur trône et de leur vie. Osman et Ibrahim venaient de mourir par le cordeau. Mustapha avait été deux fois déposé. L’empire turc, ébranlé par ces secousses, était encore attaqué par les Persans ; mais, quand les Persans le laissaient respirer, et que les révolutions du sérail étaient finies, cet empire redevenait formidable à la chrétienté ; car depuis l’embouchure du Borysthème jusqu’aux Etats de Venise, on voyait la Moscovie, la Hongrie, la Grèce, les îles, tour à tour en proie aux armes des Turcs ; et dès l’an 1644, ils faisaient constamment cette guerre de Candie si funeste aux chrétiens. Tels étaient la situation, les forces, et l’intérêt des principales nations européanes vers le temps de la mort du roi de France, Louis XIII.