Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1778 - Partie 145 et fin

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1778 - Partie 145 et fin

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

557 – DE VOLTAIRE

 

 

1778.

 

 

 

          Sire, grand homme, que vous m’instruisez, que vous me consolez, que vous me fortifiez dans toutes mes idées au bout de ma carrière ! Votre majesté, ou plutôt votre humanité a bien raison ; le fatras métaphysique, théologique, fanatique est sans doute ce que nous avons de plus méprisable, et cependant on écrira sur ces chimères absurdes tant qu’il y aura des universités, des esprits faux, et de l’argent à gagner.

 

          Parmi les géomètres, il n’y a guère eu qu’Archimède et Newton qui aient acquis une véritable gloire, parce qu’ils ont inventé des choses très difficiles, très inconnues, et très utiles ; il n’y a point de gloire pour ceux qui ne savent que diviser A-B plus C, par X moins Z, et qui passent leur vie à écrire ce que les autres ont imaginé.

 

          Pour l’histoire, ce n’est, après tout, qu’une gazette ; la plus vraie est remplie de faussetés, et elle ne peut avoir de mérite que celui du style. Ce style est le fruit de la littérature : c’est donc à la littérature qu’il faut s’en tenir. C’est ainsi que pensa le grand Condé dans sa retraite de Chantilly ; c’est ainsi que pense le grand Frédéric à Sans-Souci.

 

          Quand j’ai proposé à votre majesté le sieur Delisle pour arranger votre nouvelle bibliothèque, je ne savais pas que vous aviez déjà plusieurs gens de lettres occupés de ce service. Je le proposais comme un homme laborieux et exact, très capable de faire des extraits et de tenir tout en ordre. J’avais éprouvé ses talents dans ce travail, et j’osais vous le présenter comme un subalterne qui aurait bien servi dans cette partie.

 

          Je vous ai plus d’obligation que vous ne pensez ; votre pupille vient enfin de se laisser un peu attendrir ; il m’a payé vingt mille francs sur les quatre-vingt mille que je lui avais prêtés, et peut-être avant ma mort me paiera-t-il le reste ; c’est vous que j’en dois remercier.

 

          M. le comte de Montmorency-Laval saura bientôt assez d’allemand pour faire tourner à droite et à gauche, et pour commander l’exercice ; mais, en vous entendant parler français, il donnera la préférence à la langue des Montmorency ; sans doute les hommes de sa maison doivent aimer les Prussiens. Il n’y a jamais eu que le cardinal de Bernis qui ait imaginé d’unir la France avec la maison d’Autriche, contre la maison de Brandebourg ; il en a été bien puni. Sa politique a été aussi malheureuse que les chimères théologiques de trente autres cardinaux ont été ridicules.

 

          Je ne sais si les chariots de poste ont apporté à votre majesté le petit paquet contenant deux exemplaires du petit livre (1) contre la torture et contre la Caroline de Charles-Quint : nous allons tâcher d’être humains chez nos Suisses, ce sera à votre exemple ; vous en donnez à la terre entière dans tous les genres. Je me jette à vos pieds du fond de mon trou, avec tout le respect, toute la reconnaissance, toute l’admiration que vous ne pouvez pas m’empêcher de ressentir, quoique cela doive vous être fort indifférent dans le comble de votre grandeur et de votre gloire.

 

 

1 – Le Prix de la justice et de l’humanité. (G.A.)

 

 

 

 

 

558 – DU ROI

 

 

25 Janvier 1778.

 

 

 

          J’ai reçu la brochure d’un sage, d’un philosophe, d’un citoyen zélé, qui éclaire modestement le gouvernement sur les défauts des lois de sa patrie, et qui démontre la nécessité de les réformer. Cet ouvrage mérite d’être approuvé par tout le monde. En fait d’équité naturelle et de droite raison, il n’y a qu’un sentiment, qui est celui de la vérité, lequel vous avez lumineusement démontré. Pourquoi ne le suivra-t-on pas ? A cause qu’on craint plus le travail qu’on n’aime le bien public, à cause de l’ancienneté des abus, et peut-être encore pour ne point ajouter un fleuron à la couronne qu’un vieux philosophe a su se faire, en usant du grand nombre de talents dont la nature, prodigue envers lui, l’avait doté. Cet ouvrage entrera dans sa bibliothèque comme un monument de l’amour que vous avez pour l’humanité. Copernic, ne vous en déplaise, y tiendra aussi son petit coin, en qualité de Prussien ; il pourra trouver place entre Archimède et Newton. Quant à votre Newton, je vous confesse que je n’entends rien à son vide ni à son attraction ; il a démontré avec plus d’exactitude que ses devanciers le mouvement des corps célestes, j’en conviens ; mais vous m’avouerez pourtant que c’est une absurdité en forme que de soutenir l’existence du rien. Ne sortons pas des bornes que nous donne le peu de connaissance que nous avons de la matière. A mon sens, la doctrine du vide, et des esprits qui existent sans organes, sont le comble de l’égarement de l’esprit humain. Si un pauvre ignorant de ma classe s’avisait de dire : Entre ce globe et celui de Saturne, ce qui n’a point d’existence existe, on lui rirait au nez ; mais le sieur Isaac, qui dit la même chose, a hérissé le tout d’un fatras de calculs que peu de géomètres ont suivi ; ils aiment mieux l’en croire sur sa parole, et admettre des contre-vérités, que de se perdre avec lui dans le labyrinthe du calcul intégral et du calcul infinitésimal. Les Anglais ont construit des vaisseaux sur la coupe la plus avantageuse que Newton avait indiquée, et leurs amiraux m’ont assuré que ces vaisseaux étaient beaucoup moins bons voiliers que ceux qui sont fabriqués selon les règles de l’expérience. Je voulus faire un jet d’eau dans mon jardin ; Euler calcula l’effort des roues pour faire monter l’eau dans un bassin, d’où elle devait retomber par des canaux, afin de jaillir à Sans-Souci. Mon moulin a été exécuté géométriquement, et il n’a pu élever une goutte d’eau à cinquante pas du bassin. Vanité des vanités ! vanité de la géométrie !

 

          Je crois que la Suède conviendra mieux à votre peu systématique Delisle que notre pays ; s’il s’y rend, il sera regardé dans peu comme le plus bel esprit de Stockholm : il pourra rendre les Lapons d’Uma, de Tornéo, de Kimigroad, métaphysiciens, et adoucir les mœurs sauvages des habitants des rivages polaires. Descartes a longtemps habité ce royaume ; pourquoi Delisle ne s’y fixerait-il pas ? Je crois de plus que les glaces septentrionales pourront calmer l’ardeur d’un sang provençal qui l’expose souvent à des attaques de fièvre chaude. Ce conseil physico-politique et la religion universelle pourront très bien s’amalgamer avec le système des tourbillons.

 

          Voici la première fois que mon soi-disant élève (1) se conduit bien ; c’est une belle chose de payer quand on doit, une plus belle encore est de ne point usurper ce qui ne nous appartient pas. La mort de l’électeur de Bavière (2) pourrait donner lieu à tels procédés qui pourront causer de violentes convulsions à la tranquillité publique. Jamais le traité de paix de Vestphalie n’a été autant relu, étudié, et commenté qui l’est à présent. Un brouillard plus épais que celui de nos frimas nous cache l’avenir, et l’incertitude des événements redouble la curiosité du public. Ces grandes distractions ne m’ont pas empêché de trembler pour les jours du patriarche de Ferney ; d’impitoyables gazetiers avaient annoncé votre mort ; tout ce qui tient à la république des lettres, et moi indigne, nous avons été frappés de terreur ; mais vous avez surpassé le héros du christianisme : il ressuscita le troisième jour, vous n’êtes point mort. Vivez, vivez, pour continuer votre brillante carrière, pour ma satisfaction et pour celle de tous les êtres qui pensent. Ce sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. Vale.

 

 

1 – Le duc de Wurtemberg. (G.A.)

2 – Maximilien-Joseph, mort le 31 décembre 1777. (G.A.)

 

 

 

 

 

559 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, le 1er Avril 1778.

 

 

 

          Sire, le gentilhomme français qui rendra cette lettre à votre majesté, et qui passe pour être digne de paraître devant elle, pourra vous dire que si je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire depuis longtemps, c’est que j’ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans Paris, les sifflets et la mort.

 

          Il est plaisant qu’à quatre-vingt-quatre ans j’aie échappé à deux maladies mortelles. Voilà ce que c’est que de vous être consacré : je me suis renommé de vous, et j’ai été sauvé.

 

          J’ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce à la représentation d’une tragédie nouvelle (1), que le public, qui regardait, il y a trente ans, Constantin et Théodose comme les modèles des princes, et même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui disent que Constantin et Théodose n’ont été que des tyrans superstitieux. J’ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l’empereur Julien : et assurément, si les Parisien se souviennent qu’il a combattu pour eux comme César, ils lui doivent une éternelle reconnaissance.

 

          Il est donc vrai, sire, qu’à la fin les hommes s’éclairent, et que ceux qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres de leur crever les yeux ! Grâces en soient rendues à votre majesté ! Vous avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis : vous jouissez de vos établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition, ainsi que le soutien de la liberté germanique.

 

          Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les empires que vous avez fondés. Puisse Frédéric-le-Grand être Frédéric immortel !

 

          Daignez agréer le profond respect et l’inviolable attachement de VOLTAIRE (2).

 

 

1 – Irène. (G.A.)

2 – Lettre du roi de Prusse à d’Alembert.

 

Pour Voltaire, je vous garantis qu’il n’est plus purgatoire : après le service public pour le repose de son âme, célébré dans l’église catholique de Berlin, le Virgile français doit être maintenant resplendissant de gloire ; la haine théologique ne saurait l’empêcher de se promener dans les Champs-Elysées, en compagnie de Socrate, d’Homère, de Virgile, de Lucrèce. Appuyé d’un côté sur l’épaule de Bayle ? de l’autre sur celle de Montaigne, et jetant un coup d’œil au loin, il verra les papes les cardinaux, les persécuteurs, les fanatiques, souffrir dans le Tartare les peines des Ixion, des Tantale, des Prométhée, et de tous les fameux criminels de l’antiquité. Si les clefs du purgatoire eussent été uniquement entre les mains de vos évêques français, toute espérance pour Voltaire aurait été perdue ; mais par le moyen du passe-partout que nous ont fourni les messes pour le repos des âmes, la serrure s’est ouverte, et il en est sorti, en dépit de Beaumont, des Pompignan, et de toute leur séquelle.

 

Vous me faites plaisir de m’informer de l’édition nouvelle (*) qu’on prépare des Œuvres de Voltaire ! Il serait à souhaiter que les éditeurs élaguassent ces sorties trop fréquentes sur les Nonotte, les Patouillet, et d’autres insectes de la littérature, dont les noms ne méritent pas de se trouver placés à côté de tant de morceaux inimitables, qui, dignes de la postérité dureront autant, et plus peut-être, que la monarchie française. Les écrits de Virgile, d’Horace, et de Cicéron, ont vu détruire le Capitole, Rome même ; ils subsistent, on les traduit dans toutes les langues, et ils resteront tant qu’il y aura dans le monde des hommes qui pensent, qui lisent et qui aiment à s’instruire. Les ouvrages de Voltaire auront la même destinée ; je lui fais tous les matins ma prière ; je lui dis, Divin Voltaire, ora pro nobis.

 

P.S. – J’ai oublié de vous répondre touchant le buste de Voltaire (**). N’insultons pas à sa patrie, en lui donnant un habillement qui le ferait méconnaître ; Voltaire pensait en Grec, mais il était Français. Ne défigurons pas nos contemporains, en leur donnant les livrées d’une nation maintenant avilie et dégradée sous la tyrannie des Turcs leurs vainqueurs.

 

 

* – L’édition de KEHL (G.A.)

 

** – D’Alembert devait lui envoyer ce buste, soit à l’antique, soit à perruque. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article