THÉÂTRE - IRÈNE - Partie 8
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IRÈNE.
- Partie 8 -
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SCÈNE III.
ALEXIS, LÉONCE.
ALEXIS.
C’en est trop ; arrêtez :
Pour la dernière fois, père injuste, écoutez ;
Ecoutez votre maître à qui le sang vous lie,
Et qui pour votre fille a prodigué sa vie,
Celui qui d’un tyran vous a tous délivrés,
Ce vainqueur malheureux que vous désespérez.
Le souverain sacré des autels de Sophie,
Dont la cabale entière à la vôtre est unie,
Contre moi vous seconde, et croit impunément
Ravir, au nom du ciel, Irène à son amant.
Je vous ai tous servis, vous, Irène et Byzance ;
Votre fille en était la juste récompense,
Le seul prix qu’on devait à mon bras, à ma foi,
Le seul objet enfin qui soit digne de moi.
Mon cœur vous est ouvert, et vous savez si j’aime.
Vous venez m’enlever la moitié de moi-même,
Vous qui, dès le berceau nous unissant tous deux.
D’une main paternelle aviez formé nos nœuds ;
Vous, par qui tant de fois elle me fut promise,
Vous me la ravissez lorsque je l’ai conquise,
Lorsque je l’ai sauvée, et vous, et tout l’Etat !
Mortel trop vertueux, vous n’êtes qu’un ingrat.
Vous m’osez proposer que mon cœur s’en détache !
Rendez-la moi, cruel, ou que je vous l’arrache :
Embrassez un fils tendre, et né pour vous chérir,
Ou craignez un vengeur armé pour vous punir.
LÉONCE
Ne soyez l’un ni l’autre, et tâchez d’être juste.
Rapidement porté jusqu’à ce trône auguste,
Méritez vos succès… Ecoutez-moi, seigneur :
Je ne puis ni flatter ni craindre un empereur ;
Je n’ai point déserté ma retraite profonde
Pour livrer mes vieux ans aux intrigues du monde,
Aux passions des grands, à leurs vœux emportés :
Je ne puis qu’annoncer de dures vérités ;
Qui ne sert que son Dieu n’en a point d’autre à dire :
Je vous parle en son nom, comme au nom de l’empire.
Vous êtes aveuglé ; je dois vous découvrir
Le crime et les dangers où vous voulez courir.
Sachez que sur la terre il n’est point de contrée,
De nation féroce et du monde abhorrée,
De climat si sauvage, où jamais un mortel
D’un pareil sacrilège osât souiller l’autel.
Ecoutez Dieu qui parle, et la terre qui crie :
« Tes mains à ton monarque ont arraché la vie ;
N’épouse point sa veuve. » Ou si de cette voix
Vous osez dédaigner les éternelles lois,
Allez ravir ma fille, et cherchez à lui plaire,
Teint du sang d’un époux et de celui d’un père :
Frappez…
ALEXIS, en se détournant.
Je ne le puis… et, malgré mon courroux,
Ce cœur que vous percez s’est attendri sur vous.
La dureté du vôtre est-elle inaltérable ?
Ne verrez-vous dans moi qu’un ennemi coupable ?
Et regretterez-vous votre persécuteur
Pour élever la voix contre un libérateur ?
Tendre père d’Irène ! hélas ! soyez mon père ;
D’un juge sans pitié quittez le caractère ;
Ne sacrifiez point et votre fille et moi
Aux superstitions qui vous servent de loi ;
N’en faites point une arme odieuse et cruelle,
Et ne l’enfoncez point d’une main paternelle
Dans ce cœur malheureux qui veut vous révérer,
Et que votre vertu se plaît à déchirer.
Tant de sévérité n’est point dans la nature ;
D’un affreux préjugé laissez là l’imposture ;
Cessez…
LÉONCE
Dans quelle erreur votre esprit est plongé !
La voix de l’univers est-elle un préjugé ?
ALEXIS.
Vous disputez, Léonce, et moi je suis sensible.
LÉONCE
Je le suis comme vous… le ciel est inflexible.
ALEXIS.
Vous le faites parler ; vous me forcez, cruel,
A combattre à la fois et mon père et le ciel.
Plus de sang va couler pour cette injuste Irène
Que n’en a répandu l’ambition romaine :
La main qui vous sauva n’a plus qu’à se venger.
Je détruirai ce temple où l’on m’ose outrager ;
Je briserai l’autel défendu par vous-même,
Cet autel en tout temps rival du diadème,
Ce fatal instrument de tant de passions,
Chargé par nos aïeux de l’or des nations,
Cimenté de leur sang, entouré de rapines.
Vous me verrez, ingrat, sur ces vastes ruines,
De l’hymen qu’on réprouve allumer les flambeaux
Au milieu des débris, du sang, et des tombeaux.
LÉONCE
Voilà donc les horreurs où la grandeur suprême,
Alors qu’elle est sans frein, s’abandonne elle-même !
Je vous plains de régner.
ALEXIS.
Je me suis emporté ;
Je le sens, j’en rougis : mais votre cruauté,
Tranquille en me frappant, barbare, avec étude,
Insulte avec plus d’art, et porte un coup plus rude.
Retirez-vous ; fuyez.
LÉONCE
J’attendrai donc, seigneur,
Que l’équité m’appelle, et parle à votre cœur.
ALEXIS.
Non, vous n’attendrez point : décidez tout à l’heure
S’il faut que je me venge, ou s’il faut que je meure.
LÉONCE
Voilà mon sang, vous dis-je, et je l’offre à vos coups.
Respectez mon devoir ; il est plus fort que vous.
(Il sort.)
SCÈNE IV.
ALEXIS.
ALEXIS.
Que son sort est heureux ! Assis sur le rivage,
Il regarde en pitié ce turbulent orage
Qui de mon triste règne a commencé le cours.
Irène a fait le charme et l’horreur de mes jours :
Sa faiblesse m’immole aux erreurs de son père,
Aux discours insensés d’un aveugle vulgaire.
Ceux en qui j’espérais sont tous mes ennemis.
J’aime, je suis césar, et rien ne m’est soumis !
Quoi ! je puis sans rougir, dans les champs du carnage,
Lorsqu’un Scythe, un Germain succombe à mon courage,
Sur son corps tout sanglant qu’on apporte à mes yeux,
Enlever son épouse à l’aspect de ses dieux,
Sans qu’un prêtre, un soldat, ose lever la tête !
Aucun n’ose douter du droit de ma conquête ;
Et mes concitoyens me défendront d’aimer
La veuve d’un tyran qui voulut l’opprimer !
Entrons.
SCÈNE V.
ALEXIS, ZOÉ.
ALEXIS.
Eh bien ! Zoé, que venez-vous m’apprendre ?
ZOÉ.
Dans son appartement gardez-vous de vous rendre.
Léonce et le pontife épouvantent son cœur ;
Leur voix sainte et funeste y porte la terreur.
Gémissante à leurs pieds, tremblante, évanouie,
Nos tristes soins à peine ont rappelé sa vie.
Des murs de ce palais ils osent l’arracher ;
Une triste retraite à jamais va cacher
Du reste de la terre Irène abandonnée :
Des veuves des césars telle est la destinée.
On ne verrait en vous qu’un tyran furieux,
Un soldat sacrilège un ennemi des cieux,
Si, voulant abolir ces usages sinistres,
De la religion vous braviez les ministres.
L’impératrice en pleurs vous conjure à genoux
De ne point écouter un imprudent courroux,
De la laisser remplir ces devoirs déplorables
Que des maîtres sacrés jugent inviolables.
ALEXIS.
Des maîtres où je suis !... j’ai cru n’en avoir plus.
A moi, gardes, venez.
SCÈNE VI.
ALEXIS, ZOÉ, MEMNON, GARDES.
ALEXIS.
Mes ordres absolus
Sont que de cette enceinte aucun mortel ne sorte :
Qu’on soit armé partout, qu’on veille à cette porte.
Allez. On apprendra qui doit donner la loi,
Qui de nous est césar, ou le pontife, ou moi.
Chère Zoé, rentrez ; avertissez Irène
Qu’on lui doit obéir, et qu’elle s’en souvienne.
Ami, c’est avec toi qu’aujourd’hui j’entreprends
De briser en un jour tous les fers des tyrans :
Nicéphore est tombé ; chassons ceux qui nous restent,
Ces tyrans des esprits que mes chagrins détestent.
Que le père d’Irène, au palais arrêté.
Ait enfin moins d’audace et moins d’autorité ;
Qu’éloigné de sa fille, et réduit au silence,
Il ne soulève plus les peuples de Byzance ;
Que cet ardent pontife au palais soit gardé ;
Un autre plus soumis par mon ordre est mandé,
Qui sera plus docile à ma voix souveraine.
Constantin, Théodose, en ont trouvé sans peine :
Plus criminels que moi dans ce triste séjour,
Les cruels n’avaient pas l’excuse de l’amour.
MEMNON.
César, y pensez-vous ? ce vieillard intraitable,
Opiniâtre, altier, est pourtant respectable.
Il est de ces vertus que, forcés d’estimer
Même en les détestant, nous tremblons d’opprimer.
Eh ! ne craignez-vous point, par cette violence,
De faire au cœur d’Irène une mortelle offense ?
ALEXIS.
Non ; j’y suis résolu… Je vous dois ma grandeur,
Et mon trône, et ma gloire… Il manque le bonheur,
Je succombe, en régnant, au destin qui m’outrage :
Secondez mes transports ; achevez votre ouvrage.