CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 24
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à Madame la marquise du Deffand.
4 Novembre 1772.
L’Epître à Horace, encore une fois, n’est pas achevée, madame ; et cependant je vous l’envoie, et, qui plus est, je vous l’envoie avec des notes. Soyez très sûre que ce n’est pas de moi que madame la comtesse de Brionne la tient ; mais voici le fait.
Mon âge et mes maux me mettent très souvent hors d’état d’écrire. J’ai dicté ce croquis à M. Durey (1), beau-frère de M. le premier président du parlement de Paris, qui a été huit mois chez moi.
On ne se fait nul scrupule d’une infidélité en vers ; pour celles qu’on fait en prose dans votre pays, je ne vous en parle pas. Un fils de madame de Brionne est à Lausanne, où l’on envoie beaucoup de vos jeunes seigneurs, pour dérober leur éducation aux horreurs de la capitale. M. Durey a eu la faiblesse de donner cet ouvrage informe au jeune M. de Brionne, qui l’a envoyé à madame sa mère.
J’en suis très fâché ; mais qu’y faire ? il faut dévorer cette petite mortification ; j’en ai essuyé d’autres en assez grand nombre.
Le roi de Prusse sera peut-être mécontent que j’aie dit un mot à Horace de mes tracasseries de Berlin (2), dans le temps où il m’a fait mille agaceries et mille galanteries.
Les dévots feront semblant d’être en colère de la manière honnête dont je parle de la mort. L’abbé Mably sera fâché. Vous voyez que de tribulations pour avoir fait copier une méchante lettre par un frère de madame de Sauvigny ! Voilà ce que c’est que d’avoir des fluxions sur les yeux. Je suis persuadé que votre état vous a exposée à de pareilles aventures.
Je vous avertis que je fais beaucoup plus de cas des Lois de Minos que de mon commerce secret avec Horace. Cette tragédie aura au moins un avantage auprès de vous : ce sera d’être lue par le plus grand acteur (3) que nous ayons. A l’égard de l’Epître, il est impossible de la bien lire sans être au fait. Vous n’aurez nul plaisir, mais vous l’avez voulu.
Je surmonte toutes mes répugnances ; et, quand je fais tout pour vous, c’est vous qui me grondez. Vous êtes tout aussi injuste que votre grand’maman et son mari. Ce qu’il y a de pis, c’est que madame de Beauvau est tout aussi injuste que vous : elle s’est imaginé que j’étais instruit des tracasseries qu’on avait faites au mari de votre grand’maman, et qu’au milieu de mes montagnes je devais être au fait de tout, comme dans Paris. Vous m’avez cru toutes deux ingrat, et vous vous êtes toutes deux étrangement trompées. C’est l’horreur d’une telle injustice, encore plus que ma vieillesse, qui me détermine à rester chez moi et à y mourir.
Vivez, madame, le moins malheureusement que vous pourrez. Je vous aime, malgré tous vos torts, bien respectueusement et bien tendrement.
Ces deux adverbes joints font admirablement.
Fem. Sav., act III, sc. II.
1 – Durey de Morsan. (G.A.)
2 – Voyez l’Epître à Horace. (G.A.)
3 – Lekain. (G.A.)
à M. Moultou.
A Ferney, le 5 Novembre 1772.
J’ai été infiniment content de revoir notre martyr de Zurich, ce jeune sage persécuté par de vieux fous… Il me semble que si les prêtres de cette ville sont encore barbares, les magistrats se polissent. Dieu soit loué ! J’espère que dans cinq cents ans les petits cantons seront philosophes.
à M. Fabry.
7 Novembre 1772.
Monsieur, voilà un pauvre homme de Sacconex qui prétend qu’il fournit du lait d’ânesse à Genève : il dit que ses ânesses portaient du son pour leur déjeuner, et qu’on les a saisies avec leur son. Je ne crois pas que ce soit l’intention du roi de faire mourir de faim les ânesses et les ânes de son royaume. Je recommande ce pauvre diable, qui a six enfants, à votre charité, et je saisis cette occasion de vous renouveler les respectueux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
à Madame Necker.
9 Novembre 1772 (1).
M. Meister, madame, jeune sage de Zurich, longtemps persécuté, selon l’usage, par des fous sérieux, m’a fait voir combien j’avais eu tort de ne pas mettre à vos pieds ma nouvelle folie. Je devais savoir en effet plus que personne combien vous êtes indulgente ; mais cette Epître n’est point finie (2) : un homme très indiscret en a fait tenir une copie assez informe à madame la comtesse de Brionne, et des copies encore plus mauvaises se sont multipliées.
Je prends donc la liberté de vous en adresser une un peu moins ridicule. Je vous demande pardon de la grosseur du paquet et de la platitude de l’ouvrage.
Je suis fâché que cela paraisse dans un temps où l’on va jouer certaines Lois de Minos. C’est allumer à la fois deux flambeaux dans les mains de la critique ; mais ma peau s’est endurcie à force d’être brûlée par ce monstre. Tout mon chagrin est de barbouiller la statue que je vous dois. Mais vous pardonnerez à un vieux malade obligé de garder sa chambre, et qui s’amuse malgré lui à travailler de son premier métier.
Croyez du moins, madame, que mon cœur est beaucoup plus occupé de vous que mon esprit ne l’est de mes bagatelles surannées. Si j’étais en état de faire un voyage, je ferais celui de Paris exprès pour vous faire ma cour, et pour vous dire avec quelle reconnaissance je vous suis attaché jusqu’au dernier moment de ma vie, à vous, madame, et à M. Necker.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – l’Epître à Horace. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 11 novembre 1772.
Nous recevons la lettre du 2 novembre, dans l’instant où la poste va partir. L’oncle et la nièce n’ont que le temps d’assurer M. le comte de Rochefort et madame Dixneufans du plaisir extrême qu’ils auront de les recevoir, de leur attachement sincère, et de l’impatience qu’ils ont de les revoir. Venez vite, couple aimable, car il n’y a pas encore de neige.
à M. le comte d’Argental.
11 Novembre 1772.
Mon cher ange, il me revient que les Fréron, les La Beaumelle, et compagnie, ont fait un pacte pour faire siffler notre avocat (1) ; mais, puisque vous l’avez pris sous votre protection, je me flatte que vous lui donnerez une audience favorable.
Je vous suis très obligé d’avoir fait copier les écritures de ce procès, conformément à la dernière copie. J’ose croire que, si les acteurs jouent avec un peu d’enthousiasme, mais sans précipitation, notre cause sera gagnée ; je dis notre cause, car vous en avez fait la vôtre.
Le frère de madame de Sauvigny, qui me sert de copiste, chose assez singulière ! jure son dieu et son diable qu’il n’a donné à personne de copie de la lettre d’Horace. S’il ne me trompe point, il se pourrait faire que votre secrétaire en eût laissé traîner une ; cependant, vous autres messieurs les ministres, vous avez des secrétaires fidèles et attentifs qui ne laissent rien traîner. Après tout, il n’y a plus de remède. Il faut se consoler, et croire que ni le roi de Prusse, ni Ganganelli, ni l’abbé Grizel, ni l’avocat Marchand ne me persécuteront pour cette honnête plaisanterie. On marche toujours sur des épines dans le maudit pays du Parnasse ; il faut passer sa vie à combattre. Allons donc, combattons, puisque c’est mon métier.
On m’a apporté une répétition ; boite unie, avec ciselure au bord, diamants aux boutons et aux aiguilles, le tout pour dix-sept louis : j’en suis émerveillé. Si vous connaissiez quelqu’un qui fût curieux d’un si bon marché, je vous enverrais la montre avec un joli faux étui. Un tel ouvrage vaudrait cinquante louis à Londres. Ma colonie prospère, et moi non. J’ai de terribles reproches à faire à M. le contrôleur général.
Le gros doyen clerc (2) doit être à présent à Paris, et certainement prendra votre affaire à cœur ; il ne serait pas de la famille s’il ne vous était pas fortement attaché.
Voudriez-vous avoir la bonté de m’écrire ce que vous pensez des répétitions ? J’y étais autrefois assez indifférent, mais je crois que je deviens sensible ; vous me rajeunissez. A l’ombre de vos ailes.
1 – Il s’agit toujours des Lois de Minos, que Voltaire disait être de l’avocat Duroncel. (G.A.)
2 – Mignot. (G.A.)
à M. le contrôleur général des finances (1)
Novembre 1772.
Monseigneur, l’abbé Mignot, mon neveu, qui a passé les vacances avec moi, et dont vous connaissez l’attachement pour vous, m’assure que, malgré la multitude de vos importants travaux, vous voudrez bien recevoir ma lettre avec bonté.
Je suis très éloigné d’oser faire savoir d’assez grands défrichements de terres ; un misérable hameau, habité précédemment par une quarantaine de mendiants rongés d’écrouelles, changé en une espèce de ville ; des maisons de pierre de taille nouvellement bâties, occupées par plus de quatre cents fabricants ; un commerce assez étendu qui fait entrer quelque argent dans le royaume, et qui pourrait, s’il est protégé, faire tomber celui de Genève, ville enrichie uniquement à nos dépens.
Je sais qu’un particulier ne doit pas demander des secours au gouvernement, surtout dans un temps où vous êtes occupé à remplir avec tant de peine toutes les brèches faites aux finances du roi. Je ne vous prie point de me faire payer actuellement ce qui m’est dû ; mais si vous pouvez seulement me promettre que je serai payé, au mois de janvier, d’une très petite somme qui m’est nécessaire pour achever mes établissements j’emprunterai cet argent avec confiance à Genève.
Sans cette bonté, que je vous demande très instamment, je cours risque de voir périr des entreprises utiles. J’ai chez moi plusieurs fabriques de montres qui ne peuvent se soutenir qu’avec de l’or que je tire continuellement d’Espagne. Mes fabriques sont associées avec celles de Bourg en Bresse, et un jour viendra peut-être que la province de Bresse et de Gex fera tout le commerce qui est entre les mains des Génevois, et qui se monte à plus de quinze cent mille francs par an.
C’est par cette industrie, jointe au mystère de leur banque, qu’ils sont parvenus à se faire en France quatre millions de rentes que vous leur faites payer régulièrement.
Permettez que je vous cite ces vers de Boileau, qui plurent tant à Louis XIV et au grand Colbert :
Nos artisans grossiers rendus industrieux,
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes.
Ire Epît. au roi.
Je suis sûr qu’on vous donnera le même éloge. Je vous demande pardon de mon importunité. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, monseigneur, etc.
Souffrez encore, monseigneur, que je vous dise combien il est triste d’avoir dépensé plus de sept cent mille francs à ce port inutile de Versoix, que le même entrepreneur aurait construit pour trente mille écus à l’embouchure de la rivière de ce nom, ce qui était la seule place convenable.
1 – L’abbé Terray. (G.A.)
à M. le chancelier de Maupeou. (1)
Monseigneur, oserai-je assez présumer de vos bontés pour croire que vous aurez celle de lire ma lettre jusqu’au bout ?
Je veux d’abord vous parler de deux prophéties très avérées. L’une est de M. le marquis d’Argenson, qui fut depuis ministre des affaires étrangères ; elle vous regarde. Voici ses propres mots tirés de son livre, intitulé Considérations sur le gouvernement, écrit en 1720, lorsqu’il était intendant à Valenciennes :
« Il est étonnant qu’on ait accordé une approbation générale au livre intitulé Testament politique du cardinal de Richelieu, ouvrage de quelque pédant ecclésiastique et indigne du grand génie auquel on l’attribue, ne fût-ce que pour le chapitre où l’on canonise la vénalité des charges, misérable invention qui a produit tout le mal qui est à redresser aujourd’hui et par où les moyens en sont devenus si pénibles ! car il faudrait beaucoup d’argent pour rembourser seulement les principaux officiers qui nuisent le plus. »
Il est démontré par là que les esprits les mieux faits trouvaient la grande révolution que vous avez faite aussi nécessaire que difficile.
J’ajoute une autre prédiction, c’est que les siècles à venir vous béniront.
La seconde prophétie est du roi de Pologne, grand-père de monseigneur le dauphin, dans son livre De la voix du Citoyen : « Ou nous serons la proie de quelque fameux conquérant, ou les puissances voisines s’accorderont à partager nos Etats. »
Cette seconde prophétie est plus triste que la première ; mais enfin toutes deux ont été accomplies.
Quant à l’heureux changement dont on vous est redevable, que j’ai désiré toute ma vie et contre lequel je vois avec douleur l’esprit de parti s’irriter encore, je prends pour juge la postérité.
Souffrez, monseigneur, que je vous dise un mot du temps présent, et ne me décelez pas.
L’abbé Mignot, qui vous est très attaché et qui, je crois, vous a bien servi, a été assez heureux pour passer chez moi les vacances. C’est un fier gueux. Vous connaissez sa manière de penser ; mais vous ne savez pas ce que j’ai découvert malgré lui, c’est qu’il avait un intime ami, beaucoup plus gueux que lui, nommé M. de La Palme, homme d’une ancienne maison, qui mourut entre ses bras il y a quelques années, et qui laissa pour tout bien un enfant à la mendicité. L’abbé Mignot s’en est chargé, et a partagé son bien avec lui par un contrat ; il n’en a rien dit à personne, pas même à moi. Cette belle action fait qu’il va tous les jours, à pied, de sa maison à la grand’chambre, et en fiacre, quand il va chez vous ; de sorte que la sœur très brillante d’un ancien conseiller, femme d’un fermier-général prodigieusement riche, disait en le voyant à votre port : « Voilà de plaisants conseillers au parlement ! ils vont en fiacre. »
J’imagine qu’il serait bien juste que celui qui a la feuille des bénéfices sût que mon neveu le sous-diacre fait d’assez bonnes actions, qu’il marche à pied, et que, quand il est en fiacre, mesdames les fermières générales se moquent de lui.
Il est incapable de vous parler de ses petits services, de sa conduite, de son sous-diaconat et de sa crotte ; mais moi, qui suit très indiscret, j’ai la hardiesse de vous en parler ; j’ose d’ailleurs me flatter que vous protégez l’oncle et le neveu.
J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, et j’ose dire, avec un très véritable attachement, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)