CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
à M. Marin.
A Ferney, 13 Novembre 1772 (1).
Voici encore des Probabilités. Avec tout cela il n’est que trop probable que M. Morangiés perdra son procès. Je voudrais être un peu instruit de ce qui se passe, et je ne le suis point.
Le roi de Prusse m’a envoyé un service de porcelaine de Berlin. Cette porcelaine est plus belle que celle de Saxe. C’est ce que vous avez prédits aux Lois de Minos.
Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher correspondant.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir la lettre ci-joint à M. d’Alembert ?
1 – Editeurs E. Bavoux et A. François. – Dans les autres éditions on trouve à cette date une lettre fabriquée avec plusieurs billets. (G.A.)
à M. Christin.
14 Novembre 1772.
Mon cher philosophe, mon cher défenseur de la liberté humaine, vous avez assurément plus de courage et d’esprit que vous n’êtes gros. Vous rendez service, non seulement à vos esclaves (1) mais au genre humain.
Et pro sollicitis non tacitus reis,
Et centum puer artium.
HOR., lib. IV, od. I
Je vous envoie un fatras d’érudition (2) que j’ai reçu de Paris. Le fait est qu’il est abominable que des moines veuillent rendre esclaves des hommes qui valent mieux qu’eux, et à qui ils ont vendu des terres libres. Il n’y a point de prescription contre un pareil crime. J’ai reçu votre aimable lettre : elle me donne de grandes espérances. Toutefois un bon accommodement vaudrait mieux qu’un procès, dont l’issue est toujours incertaine. Si les chanoines veulent se mettre à la raison, leur transaction pourra servir de modèle aux autres, et vous serez le père de la patrie.
Je vous embrasse, mon cher ami, du meilleur de mon cœur.
Rarement les philosophes en savent assez pour faire venir du blé à leurs amis ; mais vous êtes de ces philosophes qui savent être utiles. Nous vous avertissons qu’il y a, dans notre petit pays de Gex, plus de difficultés pour faire venir un sac de froment qu’il n’y en a eu à Paris pour se faire oindre des saintes huiles au nombril et au croupion, du temps des billets de confession. Il faut que votre certificat et votre acquit à caution soient à Gex, au plus tard vingt-quatre heures après le départ de Saint-Claude. Cela devient insupportable. Je vous demande bien pardon de tant de peine.
1 – Les serfs de Saint-Claude. (G.A.)
2 – Dissertation sur l’établissement de l’abbaye de Saint-Claude, ses chroniques, ses légendes, ses chartes, ses usurpations, et sur les droits des habitants de cette terre.(G.A.)
à M. Bertrand.
18 Novembre 1772.
Un vieillard malade, mon cher philosophe, a à peine la force de dicter que, s’il peut reprendre un peu de santé, il emploiera tous les moments de vie qui lui resteront à chercher l’occasion de vous servir. Le temps n’est pas favorable, parce que ce n’est pas celui où les Anglais voyagent. Je me croirais infiniment heureux si je pouvais contribuer à placer M. votre fils avantageusement. Le roi de Prusse a de bonnes places à donner, mais c’est à des catholiques romains : il vient d’acquérir deux évêchés considérables et une grosse abbaye (1). Je suis persuadé qu’avant qu’il soit peu le roi de Pologne sera un souverain fort à son aise, très indépendant et très soutenu. Il se trouvera à la fin qu’en ne faisant rien, il sera procuré un sort plus doux que ceux qui ont tout fait.
Je vous embrasse sans cérémonie, mon cher philosophe. Le vieux malade de Ferney.
1 – Voyez la lettre de Frédéric du 1er novembre. (G.A.)
à M. Marin.
A Ferney, 18 Novembre 1772 (1).
Voilà encore de nouvelles Probabilités, mon cher ami. Plus je m’intéresse à cette affaire, plus je tremble. Je ne laisse pas aussi de craindre beaucoup pour la Crète ; mais je suis plus tranquille sur cet article que sur celui de M. de Morangiés. Je serai pourtant jugé avant lui ; mais je ne perdrai pas cent mille écus. Tout ce qui peut m’arriver, c’est d’être sifflé ; c’est le plus petit malheur du monde.
Je vous supplie de vouloir bien faire passer ce petit paquet à M. de La Harpe. Votre, etc.
Je suis bien malade, mais j’espère aller encore quelques mois, malgré l’avocat Marchand (2)
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Auteur du Testament politique de Voltaire. (G.A.)
à M. Fabry.
A Ferney, 19 Novembre 1772 (1).
Je vous supplie de vouloir bien accorder huit coupes de blé à la femme François, boulangère à Ferney, qui en a un extrême besoin pour fournir ses pratiques. Je vous serai très obligé. J’ai l’honneur d’être, avec un attachement respectueux, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. ***.
A Ferney, 20 Novembre (1).
Monsieur, M. de Crassy, mon voisin, brave et bon officier, m’a mandé que vous vouliez bien lui accorder vos bons offices auprès de monseigneur le duc de La Vrillière. Souffrirez-vous, monsieur, que moi, qui suis à peine connu de vous, je vous fasse mes remerciements pour mon ami ? Pardonnez cette liberté à l’amitié que j’ai pour lui depuis longtemps. J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 21 Novembre 1772.
Mon héros, je me doutais bien que Nonnotte ne vous amuserait guère ; mais ce Nonnotte m’intéresse, et il faut que tout le monde vive. Voici quelque chose qui vous amusera davantage.
Vous avez sans doute dans votre bibliothèque les ouvrages de tous les rois, et nommément ceux du feu roi Stanislas. Vous verrez, dans la préface de son livre intitulé la Voix du Citoyen, qu’il a prédit mot pour mot ce qui arrive aujourd’hui à sa Pologne. Je crois que le roi de Prusse est celui qui gagne le plus au partage. Il m’a envoyé un joli petit service de sa porcelaine, qui est plus belle que celle de Saxe. Je le crois très bien dans ses affaires. Mais que dites-vous de l’impératrice de Russie qui, au bout de quatre ans de guerre, augmente d’un cinquième les appointements de tous ses officiers, et qui achète un brillant (1) gros comme un œuf ? Minos ne portait pas de pareils diamants à son bonnet. On dit que dans sa succession on trouvera des sifflets qui m’étaient destinés de loin. Que cela ne décourage pas vos bontés. On a été hué quelquefois par le parterre de Paris, et approuvé de la bonne compagnie. D’ailleurs c’est une chose fort agréable qu’une première représentation. On y voit les états-généraux en miniature, des cabales, des gens qui crient, un parti qui accepte, un parti qui refuse, de la liberté et beaucoup de critique. Chacun jouit du liberum veto, et cette diète est aussi tumultueuse que celle des Polonais. Je ne crois pas qu’on doive s’en tenir aux délibérations d’une première séance ; on ne juge bien des ouvrages de goût qu’à la longue ; et même, dans des choses plus graves, vous verrez que le public n’a jamais bien jugé qu’avec le temps. Je sais que j’ai contre moi une terrible faction, mais je suis tout résigné, et, pourvu que je vous plaise un peu, je me tiens fort content. C’est toujours beaucoup qu’un jeune homme comme moi ait pu amuser mon héros une heure ou deux.
Conservez-moi vos bontés, monseigneur ; soyez bien sûr qu’elles me sont beaucoup plus chères que tous les applaudissements qu’on pourrait donner à Lekain, à mademoiselle Vestris, et à Brizard. Agréez toujours mon tendre et profond respect. LE VIEUX MALADE.
1 – Il fut acheté 450,000 roubles. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
24 Novembre 1772.
Mon cher ange, voici une petite addition qui m’a paru essentielle dans la mémoire de notre avocat (1). Je vous prie de la mettre entre les mains du président Lekain. Elle est nécessaire, car on jouait au propos interrompu.
Je crains fort les ciseaux de la police. Si on nous rogne les ongles, il nous sera impossible de marcher : d’ailleurs le vent du bureau n’est pas pour nous. On ne veut plus que des Roméo et des Chérusques. Les beaux vers sont passés de mode. On n’exige plus qu’un auteur sache écrire. Hélas ! j’ai hâté moi-même la décadence, en introduisant l’action et l’appareil. Les pantomimes l’emportent aujourd’hui sur la raison et sur la poésie ; mais ce qu’il y a de plus fort contre moi, c’est la cabale. J’ai autant d’ennemis qu’en avait le roi de Prusse. C’est une chose plaisante de voir tous les efforts qu’on prépare pour faire tomber un vieillard qui tomberait bien de lui-même.
Actuellement que le congrès de Foczani (2) est renoué, il n’y a plus que moi en Europe qui fasse la guerre ; mais la ligue est trop forte, je serai battu. Ne m’en aimez pas moins, mon cher ange.
1 – Toujours les Lois de Minos. (G.A.)
2 – Où se trouvaient réunis les plénipotentiaires de la Russie et de la Turquie. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
A Ferney, 24 Novembre 1772 (1).
Je crois voir, mon cher marquis, que le vent du bureau n’est pas pour notre avocat (2). Mais je veux d’abord vous parler de votre montre, afin de ne vous faire voir que des objets brillants. Je me trompais ; elle est de dix-huit louis mais elle est excellente et à répétition, et, ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’elle est ornée de diamants. Il est vrai que ces diamants sont des espèces de marcassites ; mais ils ont le même éclat, et cela fait un effet merveilleux ; c’est un marché étonnant. Ajoutez à tout cela que vous ne la paierez qu’au mois de mars. Voulez-vous que je vous l’envoie tout à l’heure sous le couvert de M. de La Reynière ?
(Suit un fragment de scène corrigée).
Cela est mieux dialogué. Vous aurez sans doute le temps de faire insérer ce petit dialogue nécessaire.
Je vous avertis d’ailleurs que si on fait des coupures il ne restera rien ; car le factum de notre avocat est le plus écourté que j’aie jamais vu. En récompense, on y mettra des notes plus longues que le texte. Mandez-moi donc quand vous comptez épouser madame Denis, afin qu’elle vous écrive.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire, qu’on ne veut pas jouer les Lois de Minos. (G.A.)
à M. Marin.
A Ferney, 25 Novembre 1772 (1).
Je ne puis trouver, mon cher ami, la lettre d’Helvétius sur le Bonheur. A l’égard du sujet de la lettre, je sais qu’il ne se trouve nulle part, et je ne vous le demande pas. Mais pour la lettre, je vous supplie de vouloir bien me la communiquer si vous l’avez. Il est bon de savoir ce qu’on dit de cet être fantastique après lequel tout le monde court.
Savez-vous ce que c’est qu’un Sylla du jésuite La Rue, qu’on attribue à Pierre Corneille (2). Je l’ai lu autrefois. S’il était de Corneille, ce n’était pas de son bon temps.
On ne jugera, je crois, le procès Minos que dans dix ou douze jours.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire rendre cette lettre à M. d’Argental ? Vale.
P.S. – Je viens d’avoir le Bonheur, d’Helvétius ; c’est un livre. Je croyais que c’était un petit poème à la main. Je vous demande pardon.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Ce Sylla est de Mallet de Bresme, mort en 1750. (G.A.)