ÉPÎTRE - Au roi de Danemark, Christian VII

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ÉPÎTRE - Au roi de Danemark, Christian VII

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AU ROI DE DANEMARK, CHRISTIAN VII

 

 

SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ACCORDÉE DANS TOUS SES ÉTATS

 

 

(1)

 

 

 

−  Janvier 1771  −

 

 

 

 

Monarque vertueux, quoique né despotique,

Crois-tu régner sur moi de ton golfe Baltique ?

Suis-je un de tes sujets pour me traiter comme eux,

Pour consoler ma vie, et pour me rendre heureux (2) ?

 

Peu de rois, comme toi, transgressent les limites

Qu’à leur pouvoir sacré la nature a prescrites :

L’empereur de la Chine, à qui j’écris souvent,

Ne m’a pas jusqu’ici fait un seul compliment.

Je suis plus satisfait de l’auguste amazone (3)

Qui du gros Moustapha vient d’ébranler le trône ;

Et Stanislas-le-Sage (4), et Frédéric-le-Grand

(Avec qui j’eus jadis un petit différend),

Font passer quelquefois dans mes humbles retraites

Des bontés dont la Suisse embellit ses gazettes.

 

Avec Ganganelli, je ne suis pas si bien :

Sur mon voyage en Prusse, il m’a cru peu chrétien.

Ce pape s’est trompé, bien qu’il soit infaillible.

 

Mais sans examiner ce qu’on doit à la Bible,

S’il vaut mieux dans ce monde être pape que roi,

S’il est encor plus doux d’être obscur comme moi,

Des déserts du Jura ma tranquille vieillesse

Ose se faire entendre à ta sage jeunesse ;

Et libre avec respect, hardi sans être vain,

Je me jette à tes pieds, au nom du genre humain.

Il parle par ma voix, il bénit ta clémence :

Tu rends ses droits à l’homme, et tu permets qu’on pense.

Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,

Chacun peut tout écrire, et siffle qui voudra !

 

Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.

Dans Paris quelquefois un commis à la phrase

Me dit : « A mon bureau venez vous adresser ;

Sans l’agrément du roi vous ne pouvez penser.

Pour avoir de l’esprit, allez à la police ;

Les filles y vont bien sans qu’aucune en rougisse :

Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux ;

Et le public sensé leur doit bien plus qu’à vous. »

 

C’est donc ainsi, grand roi, qu’on traite le Parnasse,

Et les suivants honnis de Plutarque et d’Horace !

Bélisaire à Paris ne peut rien publier (5),

S’il n’est pas de l’avis de monsieur Ribalier.

 

Hélas ! dans un état l’art de l’imprimerie

Ne fut en aucun temps fatal à la patrie.

Les pointes de Voiture, et l’orgueil des grands mots

Que prodigua Balzac assez mal à propos,

Les romans de Scarron, n’ont point troublé le monde ;

Chapelain ne fit point la guerre de la Fronde.

Chez le Sarmate altier la Discorde en fureur,

Sous un roi sage et doux, semant partout l’horreur ;

De l’empire ottoman la splendeur éclipsée,

Sous l’aigle de Moscou sa force terrassée,

Tous ces grands mouvements seraient-ils donc l’effet

D’un obscur commentaire ou d’un méchant sonnet ?

Non, lorsqu’aux factions un peuple entier se livre,

Quand nous nous égorgeons, ce n’est pas pour un livre.

 

Hé ! quel mal après tout peut faire un pauvre auteur ?

Ruiner son libraire, excéder son lecteur,

Faire siffler partout sa charlatanerie,

Ses creuses visions, sa folle théorie.

Un livre est-il mauvais, rien ne peut l’excuser ;

Est-il bon, tous les rois ne peuvent l’écraser.

On le supprime à Rome, et dans Londres on l’admire ;

Le pape le proscrit, l’Europe le veut lire.

Un certain charlatan, qui s’est mis en crédit,

Prétend qu’à son exemple on n’ait jamais d’esprit.

Tu n’y parviendras pas, apostat d’Hippocrate ;

Tu guérirais plutôt les vapeurs de ma rate.

Va, cesse de vexer les vivants et les morts ;

Tyran de ma pensée, assassin de mon corps,

Tu peux bien empêcher tes malades de vivre,

Tu peux les tuer tous, mais non pas un bon livre.

Tu les brûles, Jérôme ; et de ces condamnés

La flamme, en m’éclairant, noircit ton vilain nez.

 

Mais voilà, me dis-tu, des phrases mal sonnantes,

Sentant son philosophe, au vrai même tendantes.

Eh bien ! réfute-les ; n’est-ce pas ton métier ?

Ne peux-tu comme moi barbouiller du papier ?

Le public à profit met toutes nos querelles ;

De nos cailloux frottés il sort des étincelles :

La lumière en peut naître ; et nos grands érudits

Ne nous ont éclairés qu’en étant contredits.

Sifflez-moi librement, je vous le rends, mes frères.

Sans le droit d’examen, et sans les adversaires,

Tout languit comme à Rome, où depuis huit cents ans

Le tranquille esclavage écrasa les talents.

 

Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence,

Que cette liberté dégénère en licence ;

Et c’est aussi le vœu de tous les gens sensés :

A conserver les mœurs ils sont intéressés ;

D’un écrivain pervers ils font toujours justice.

 

Tous ces libelles vains dictés par l’Avarice,

Enfants de l’impudence, élevés chez Marteau,

Y trouvent en naissant un éternel tombeau.

 

Que dans l’Europe entière on me montre un libelle

Qui ne soit pas couvert d’une honte éternelle,

Ou qu’un oubli profond ne retienne englouti

Dans le fond du bourbier dont il était sorti.

 

On punit quelquefois et la plume et la langue,

D’un ligueur turbulent la dévote harangue,

D’un Guignard, d’un Bourgoin, les horribles sermons,

Au nom de Jésus-Christ prêchés par des démons.

 

Mais quoi ! si quelque main dans le sang s’est trempée.

Vous est-il défendu de porter une épée ?

En coupables propos si l’on peut s’exhaler,

Doit-on faire une loi de ne jamais parler ?

Un cuistre en son taudis compose une satire,

En ai-je moins le droit de penser et d’écrire ?

Qu’on punisse l’abus ; mais l’usage est permis

 

De l’auguste raison les sombres ennemis

Se plaignent quelquefois de l’inventeur utile

Qui fondit en métal un alphabet mobile,

L’arrangea sous la presse, et sut multiplier

Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier.

« Cet art, disait Boyer, a troublé des familles ;

Il a trop raffiné les garçons et les filles. »

Je le veux ; mais aussi quels biens n’a-t-il pas faits ?

Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits.

Avant qu’un Allemand trouvât l’imprimerie,

Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie !

Quel opprobre, grand Dieu ! quand un peuple indigent

Courait à Rome, à pied, porter son peu d’argent,

Et revenait, content de la sainte Madone,

Chantant sa litanie, et demandant l’aumône !

Du temple au lit d’hymen un jeune époux conduit

Payait au sacristain pour sa première nuit.

Un testateur, mourant sans léguer à saint Pierre,

Ne pouvait obtenir l’honneur du cimetière.

Enfin tout un royaume, interdit et damné,

Au premier occupant restait abandonné,

Quand, du pape et de Dieu s’attirant la colère,

Le roi, sans payer Rome, épousait sa commère.

 

Rois ! qui brisa les fers dont vous étiez chargés ?

Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés ?

Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,

A du triple bandeau vengé cent diadèmes ?

Qui, du fond de son puits tirant la Vérité,

A su donner une âme au public hébété ?

Les livres ont tout fait  et quoi qu’on puisse dire,

Rois, vous n’avez régné que lorsqu’on a su lire :

Soyez reconnaissants, aimez les bons auteurs

Il ne faut pas du moins vexer vos bienfaiteurs.

Et comptez-vous pour rien les plaisirs qu’ils vous donnent,

Plaisirs purs que jamais les remords n’empoisonnent ?

Les pleurs de Melpomène et les ris de sa sœur

N’ont-ils jamais guéri votre mauvaise humeur ?

Souvent un roi s’ennuie ; il se fait lire à table

De Charles ou de Louis l’histoire véritable.

Si l’auteur fut gêné par un censeur bigot,

Ne décidez-vous pas que l’auteur est un sot ?

Il faut qu’il soit à l’aise ; il faut que l’aigle altière

Des airs à son plaisir franchisse la carrière.

Je ne plains point un bœuf au joug accoutumé ;

C’est pour baisser son cou que le ciel l’a formé.

Au cheval qui vous porte un mors est nécessaire ;

Un moine est de ses fers esclave volontaire.

Mais au mortel qui pense on doit la liberté.

Des neuf savantes Sœurs le Parnasse habité

Serait-il un couvent sous une mère abbesse,

Qu’un évêque bénit, et qu’un Grizel confesse ?

 

      On ne leur dit jamais : « Gardez-vous bien, ma sœur,

De vous mettre à penser sans votre directeur ;

Et quand vous écrirez sur l’almanach de Liège,

Ne parlez des saisons qu’avec un privilège. »

Que dirait Uranie à ces plaisants propos ?

Le Parnasse ne veut ni tyrans ni bigots :

C’est une république éternelle et suprême,

Qui n’admet d’autre loi que la loi de Thélême (6)

Elle est plus libre encor que le vaillant Bernois,

Le noble de Venise, et l’esprit génevois ;

Du bout du monde à l’autre elle étend son empire ;

Parmi ses citoyens chacun voudrait s’inscrire.

Chez nos Sœurs, Ô grand roi ! le droit d’égalité,

Ridicule à la cour, est toujours respecté.

Mais leur gouvernement, à tant d’autres contraire,

Ressemble encore au tien, puisqu’à tous il sait plaire.

 

 

 

 

 

 

1 – Cette épître est célèbre. (G.A.)

 

2 – Ce roi, qui était venu en 1769 faire visite aux philosophes, avait souscrit pour la statue de Voltaire, en 1770. Voyez, sa lettre à Voltaire, cette même année. (G.A.)

 

3 – Catherine II de Russie. (G.A.)

 

4 – Stanislas Poniatowski ; l’autre Stanislas vivait encore.

 

5 – Le chapitre quinzième du roman moral de Bélisaire passe en général pour un des meilleurs morceaux de littérature, de philosophie, et de vraie piété, qui aient jamais été écrits dans la langue française. Son succès universel irrita un principal de collège, docteur de Sorbonne, nommé Ribalier, qui, avec un autre régent de collège, nommé Coger, souleva une grande partie de la Sorbonne contre M. Marmontel, auteur de cet ouvrage. Les docteurs cherchèrent pendant six mois entiers des propositions malsonnantes, téméraires, sentant l’hérésie. Il fallut bien qu’ils en trouvassent. On en trouverait dans le Pater Noster, en transposant un mot, et en abusant d’un autre.

 

La faculté fit enfin imprimer sa censure en latin, comme en français, et elle commençait par un solécisme. Le public en rit, et bientôt on n’en parla plus. (1771).

 

6 – Abbaye de la fondation de Rabelais. On avait gravé sur la porte : Fay ce que tu vouldras. (1771)

 

 

 

 

 

 

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