CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 3

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 14 Janvier, à quatre heures après-midi (1).

 

 

          Je reçois la lettre de mon héros. La poste va partir. J’ai à peine le temps de vous dire, monseigneur, que la plus grande grâce que vous puissiez me faire est de ne me point donner pour confrère un homme dont j’ai à me plaindre si cruellement (2). Je me suis tu, quand il n’a fait qu’abuser de ma confiance et de me tromper de la manière la plus indigne dans des affaires d’intérêt, qui sont publiques dans toute la province où son caractère est très connu. Mais, dans la crainte que je ne lui fisse un procès, il m’a menacé de me dénoncer comme auteur d’un livre que je n’ai point fait. Jugez quelle douleur ce serait pour moi de me voir à son côté, et s’il est digne d’être au vôtre ! Je me flatte que vous ne voudrez pas, après cinquante ans d’attachement, me donner une pareille mortification. Je vous conjure de me l’épargner. Il faut finir. Je me recommande à vos bontés avec la tendresse la plus respectueuse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

2 – De Brosses. (G.A.)

 

 

 

 

 

à CHRISTIAN VII.

 

15 Janvier 1771.

 

 

          Sire, rien n’est si ennuyeux que trop de vers : je demande pardon à votre majesté de lui en présenter une si énorme quantité (1) ; mais, en récompense, je prends la liberté de lui envoyer beaucoup plus de prose. Le paquet doit lui arriver par les voitures publiques.

 

          Sa majesté me permettra-t-elle de la féliciter sur le bien qu’elle fait à ses sujets ? La liberté qu’elle veut donner aux hommes est assurément plus précieuse que la liberté des livres. Je suis avec le plus profond respect et la plus sincère reconnaissance, de votre majesté, etc.

 

 

1 – L’Epître au roi de Danemark. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Épinay.

 

16 Janvier 1771.

 

 

          Je vous ai envoyé, madame, l’article BLÉ (1), et vous avez dû trouver qu’on n’y traite pas l’abbé Galiani avec la même dureté qu’ont les économistes ; je ne vous ai point écrit parce que j’étais très malade ; je perds les yeux dès qu’il y a de la neige sur la terre, et bientôt je les fermerai pour toujours. J’ai cru d’ailleurs que cet article BLÉ valait mieux que mes lettres : la différence entre les économistes et moi, c’est qu’ils écrivent, et que je sème  et bien m’en a pris d’avoir été plus laboureur qu’écrivain. La famine est dans notre pays ; il y a trois mois qu’une livre de pain blanc coûte neuf sous : vous êtes plus heureux à Paris. Si vous vouliez vous réduire à venir mener chez nous la vie patriarcale, comme vous le disiez dans votre dernière lettre, vous auriez peut-être de la peine à vous y  accoutumer. Les patriarches n’étaient point dans les neiges six mois de l’année ; et puis, toute philosophe que vous êtes, serez-vous jamais assez philosophe pour quitter Paris ? Vous n’en ferez rien, madame ; vous trouverez Paris insupportable, et vous l’aimerez. On prétend que cette grande ville est un peu folle pour le moment présent, et que tout le monde y fait son château en Espagne ; j’aimerais bien mieux que vous eussiez un beau château dans mon voisinage.

 

          Adieu, madame ; probablement je n’aurai jamais la consolation de vous revoir, mais vous serez toujours ma chère et belle philosophe.

 

 

1 – Des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 16 Janvier 1771.

 

 

          Mon héros, je vous représentai mes raisons fort à la hâte par le dernier courrier, étant fort pressé par le temps. Permettez que je vous parle encore de cette petite affaire qui ne vous intéresse en aucune façon, et qui m’intéresse infiniment. Pour peu que vous fussiez lié avec l’homme en question (1), vous savez avec quel plaisir je sacrifierais mes répugnances à vos goûts ; mais vous ne le connaissez point du tout, et moi je le connais pour m’avoir trompé, pour m’avoir ennuyé, et pour m’avoir voulu dénoncer. Si vous aviez eu le malheur de lire ses Fétiches et ses Terres australes, vous ne voudriez pas assurément de lui. Hélas ! nous avons assez de présidents. Encore si on nous donnait un président Hénault ! mais nous n’en aurons plus de si aimable.

 

          Je vous conjure encore une fois de ne nous point charger de celui qui se présente ; ce serait un affront pour moi, dans l’état où sont les choses, et ce ne serait pas une grande satisfaction pour lui. Il est même dit dans nos statuts qu’un homme obligé par sa place de résider toujours en province ne peut être de l’Académie.

 

          Vous me demandez si je veux qu’on joue Sophonisbe. Hélas ! je veux sur cela tout ce qu’on voudra, et surtout ce que vous ordonnerez. Ce que je voudrais principalement, ce sont des acteurs, et on dit qu’il n’y en a point. Laissera-t-on ainsi tomber le théâtre, qui faisait tant d’honneur à la France dans les pays étrangers, et n’aurons-nous plus que des opéras-comiques ? Il y va de la gloire de la nation, et vous êtes accoutumé à la soutenir.

 

          Vous me parlez du carillon de mon village et de mes montres démontées. Je puis vous assurer que c’est une entreprise qui mérite toute la protection du ministère. Il est assez singulier qu’un petit particulier comme moi ait peuplé un désert et ait bâti douze maisons pour des artistes qui ont déjà établi leur commerce dans les pays étrangers. Le roi lui-même a pris quelques-unes de nos montres, et en a fait des présents. Nous avons quelques-uns des meilleurs ouvriers de l’Europe, et nous étendrions notre commerce en Turquie avec un grand avantage, s’il plaisait à Catherine II de faire la paix. Je n’ai aucun intérêt dans cet établissement. Je suis comme les gens qui fondent les hôpitaux, mais qui ne s’y font point recevoir. M. le duc de Duras a eu la bonté d’encourager nos fabriques, en prenant quelques-unes de nos montres pour les présents du mariage de monseigneur le comte de Provence. Nous vous demanderions la même grâce, si vous étiez d’année. Ma nièce soutiendra cette manufacture après moi ; vous lui continuerez les bontés dont vous m’avez honoré si longtemps, et elle vous attestera que vous êtes l’homme de l’Europe à qui j’ai été attaché avec le plus de respect et de tendresse.

 

 

1 – De Brosses. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***.

 

A Ferney, 18 Janvier 1771 (1).

 

 

          Il y a, monsieur, deux personnes dans le monde que je n’ai jamais eu le bonheur de voir, et à qui j’ai les plus grandes obligations : l’une est M. de La Borde, et l’autre M. le duc de Choiseul. Je désespère même de les voir jamais. Je suis accablé de maladies et d’années ; mais je vous réponds que quand je mourrai, si je suis damné, ce ne sera pas pour le péché d’ingratitude. On a grand tort de ne compter que sept péchés mortels ; il y en a huit, et l’ingratitude est le premier.

 

          Je prendrai ma petite rente chez M. Bontemps, si vous le trouvez bon.

 

          Le nouvel événement (2) fait un tort irréparable à ma colonie ; mais ce n’est pas là ce que je regrette.

 

          Je vous souhaite, monsieur, et à toute votre famille, toutes les prospérités qu’assurément vous méritez. M. et madame Dupuits se joignent à moi, du fond des neiges qui nous engloutissent : c’est encore à M. le duc de Choiseul et à vous qu’ils doivent tout ce qu’ils sont.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec une reconnaissance aussi tendre que respectueuse, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La chute du ministère Choiseul. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Janvier 1771.

 

 

          Mon cher ange, j’ai dit au jeune homme que la fin du second acte (1) était froide, et je l’en ai fait convenir. C’est une chose fort plaisante que la docilité de cet enfant ; il s’est mis sur-le-champ à faire un nouvel acte. Je vous l’enverrais aujourd’hui, s’il ne retravaillait pas les autres.

 

          Quand je vous dis (2) que vous n’avez rien perdu, j’entends que vous conservez votre place, votre belle maison de Paris, et que vous allez au spectacle tant qu’il vous plaît. Pour moi, je vous ai donné des spectacles, et je ne les ai point vus. J’ai établi une colonie, et je crains bien qu’elle ne soit détruite. Les fermiers-généraux la persécutent, personne ne la soutiendra. Je ne suis pas même à portée de solliciter la restitution de mon propre bien, qu’on s’est avisé de me prendre sans aucune forme de procès. Voilà comme j’entends que je perds, et malheureusement je perds aussi la vue. Je suis enseveli dans les neiges, qui m’ont arraché les yeux par l’âcreté de l’air qu’elles apportent avec elles. Je maudis Ferney quatre mois de l’année au moins ; mais je ne puis le quitter, je suis enchaîné à ma colonie.

 

          J’ai bien envie de vous envoyer, pour votre amusement une grande lettre en vers que j’ai écrite au roi de Danemark sur la liberté de la presse qu’il a donnée dans tout son royaume : bel exemple que nous sommes bien loin de suivre. Vous l’aurez dans quelques jours ; on ne peut pas tout faire à la fois, surtout quand on souffre.

 

          Je vous prie de vouloir bien me mander s’il est vrai qu’un homme de considération (3), qui écrivit le 23 de décembre à un de ses anciens amis (4), lui manda qu’il l’aurait envoyé voyager plus loin sans madame sa femme, qui est fort délicate.

 

          Au reste, cette dame a encore plus de délicatesse dans l’esprit que dans la figure, et à cette délicatesse se joint une grandeur d’âme singulière, qui n’est égalée que par la bonté de son cœur.

 

          Est-il vrai, comme on le dit, que monsieur et madame sont endettés de deux millions ?

 

          Est-il vrai qu’on leur ait offert douze cent mille francs le jour de leur départ ?

 

          Reçoivent-ils des visites ? comment se porte votre ami de trente-cinq ans (5) ? son séjour est bien beau, mais il est bien triste en hiver.

 

          Pouvez-vous encore me dire ce que devient M. de La Ponce (6) ? Vous me direz que je suis un grand questionneur ; mais vous répondrez ce qu’il vous plaira, on ne vous force à rien.

 

          Conservez votre santé, mes deux anges ; c’est là le grand point. Je sens ce que c’est que de n’en avoir point ; c’est être damné, au pied de la lettre. Je mets ma misère à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Des Pélopides. (G.A.)

2 – Le 1er janvier. (G.A.)

3 – Louis XV. (G.A.)

4 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

5 – M. le duc de Praslin. (K.)

6 – Secrétaire de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 19 Janvier (1).

 

 

          Madame, le vieil ermite qui a eu l’honneur de vous faire sa cour à Ferney prend cette occasion pour vous faire ressouvenir de lui : il est devenu presque entièrement aveugle  il n’en est pas extrêmement affligé. A quoi lui serviraient ses yeux, puisqu’il ne peut avoir le bonheur de vous voir ?

 

          Celui qui vous rendra cette lettre est un homme de mérite qui comptait bâtir la ville de Versoix, laquelle, probablement ne se bâtira de longtemps. C’est lui qui a fait, sur le lac de Genève, un port digne de l’Océan, pour recevoir tout au plus quelques bateaux de charbon. Si vous pouvez lui rendre quelque bon office, je vous en serai aussi obligé que si vous me l’aviez rendu à moi-même.

 

          Ma tristesse, madame, est la très humble servante de votre gaieté, et ma vieillesse salue votre jeunesse toujours brillante. Daignez conserver vos anciennes bontés pour le très vieil ermite de Ferney.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

19 Janvier 1771.

 

 

          Votre grand’maman, madame, me fait l’honneur de m’appeler son confrère. Je prends la liberté de me dire plus que jamais votre confrère aussi, car il y a quatre jours que je suis absolument aveugle. Nous sommes enterrés sous la neige. En voilà pour un grand mois au moins.

 

          Votre grand’maman, Dieu merci, est moins à plaindre. Elle est dans le plus beau climat de la terre. Elle sera honorée partout ; elle sera plus chère à son mari ; elle possède un petit royaume (1) où elle fera du bien.

 

           Mais j’ai un scrupule. On dit que son mari a autant de dettes qu’il a fait de belles actions. On les porte à plus de deux millions. On ajoute qu’un homme de quelque considération (2) lui a mandé que, sans sa femme, il aurait été ailleurs que chez lui. Voilà de ces choses que vous pouvez savoir et que vous pouvez me dire.

 

          Cette petite Vénus en abrégé me paraît un Caton pour les sentiments, et son catonisme est plein de grâces. Vous ne sauriez croire combien je suis fâché de mourir sans vous avoir revues l’une et l’autre.

 

          Un jeune homme qui me paraît promettre quelque chose est venu me montrer cette lettre traduite de l’arabe, que je vous envoie (3). Je pense que votre grand’maman l’a reçue. Je vous conure de n’en point laisser prendre de copie.

 

          Adieu, madame ; je souffre beaucoup, je ne pourrais rien écrire qui pût vous amuser. Je suis forcé de finir en vous disant que je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – Chanteloup. (G.A.)

2 – Louis XV. (G.A.)

3 – Epître de Benaldaki à Caramouftée. (G.A.)

 

 

 

 

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