CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 1

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à M. le comte d’Argental.

 

1er Janvier 1771.

 

 

          Mon cher ange, le jeune étourdi qui vous a envoyé l’œuvre des onze jours (1) vous demande en grâce de le lui rendre. Il m’a dit qu’il était honteux, mais qu’il fallait pardonner aux emportements de la jeunesse ; qu’il voulait absolument y mettre vingt-deux jours au moins.

 

          A propos de jours, je vous en souhaite à tous deux de fort agréables ; mais on dit que cela est difficile par le temps qui court. Vous ne perdez rien, et je perds tout. Voilà ma colonie anéantie ; je fondais Carthage, et trois mots ont détruit Carthage.

 

          Je n’ai pas une passion bien violente pour la Sophonisbe de Lantin, mais je serais fort aise qu’on rejouât Olympie ; c’est un beau spectacle. Mademoiselle Clairon avait grand tort, et on dit que mademoiselle Vestris s’en tirerait à merveille. Vous devriez bien présenter requête à M. Lekain pour jouer Cassandre ; ce serait même une fête à donner à la cour, en guide de feu d’artifice. Chargez-vous, je vous prie, de cette importante négociation, et moi je me chargerai de faire la paix de Catherine et de Moustapha.

 

          On me mande que M. le maréchal de Richelieu est fort malade ; il devrait pourtant se bien porter. J’écris à M. le duc de Praslin. Voilà qui est fait ; il n’enverra plus de mes montres au prétendu roi d’Egypte, mais il lui reste Praslin : c’est une bonne et belle consolation, non pas en hiver, mais dans les grandes chaleurs. Le lieu est froid, sombre, et d’une beauté assez triste. Vous y attendiez-vous ? Dites-moi enfin si messieurs obtempèrent et se tempèrent.

 

          On fait vos montres. Madame d’Argental sera plus tôt servie que le roi d’Egypte. Mille tendres respects.

 

 

1 – Les Pélopides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Ferney, 1er Janvier 1771 (1).

 

 

          On me mande que mon héros est malade ; cela n’est peut-être pas vrai, car il y a si peu de choses vraies. Vous savez, monseigneur, si je souhaite qu’il n’y ait rien de plus faux. Dieu me préserve, au reste, de vous ennuyer par une longue épître. Vous avez d’autres affaires que celle de lire les hommages inutiles d’un vieux serviteur enterré dans les neiges. Dieu bénisse et allonge votre belle carrière ; conservez vos bontés pour le hibou des Alpes, qui vous sera dévoué avec le plus grand respect, tant qu’il aura encore quelques plumes sur son corps très usé.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Goux de Gerland.

 

Ferney, 2 Janvier 1771.

 

 

          Monsieur, avant de répondre à l’article de votre lettre concernant M. de Brosses, souffrez que je vous remercie encore de la générosité avec laquelle vous interposâtes votre médiation entre lui et ma famille ; je dis ma famille, et non moi-même, car il ne s’agissait que de ce qui pouvait appartenir à M. de Brosses après ma mort.

 

          Je m’en étais remis absolument à lui pour le contrat d’acquisition à vie de la petite seigneurie de Tournay. Il l’estima dans le contrat trois mille cinq cents livres de rente : il m’en fit payer quarante-sept mille livres ; je ne l’ai affermée jusqu’à présent que seize cents livres. Je ne m’en plaignis point ; mais ma famille me fit apercevoir qu’il avait stipulé dans le contrat entre autres articles onéreux, « que tout meuble qui se trouverait dans le château lui appartiendrait à ma mort. » Cette clause était insoutenable. Je lui proposai, en 1767, de prendre M. le président, ou qui il voudrait de ses confrères, pour arbitre ; il le refusa. Enfin, monsieur, vous voulûtes bien lui en parler, et, quoique son allié, vous le condamnâtes. Il m’écrivit, en ce temps-là, une lettre pour m’intimider, dans laquelle il me dit : « Quoique je ne blâme point la liberté de penser, cependant, etc. » Il me faisait entendre qu’on pourrait m’imputer des ouvrages, et que… Je ne vous en dis pas davantage, monsieur ; il semblait me menacer d’écouter la calomnie, et d’éteindre un procès pour mes meubles et pour ceux de mon fermier dans un procès pour des livres (1).

 

          Un homme d’un rare mérite qui était chez moi vit cette lettre, et en fut très affligé. Il en a parlé en dernier lieu, lorsqu’il s’est agi de l’Académie française. Quelques personnes zélées pour la liberté académique, et pour l’honneur de notre corps, m’en ont écrit, etc.

 

          J’ai fait pendant dix ans tout ce que j’ai pu pour obtenir les bonnes grâces de M. de Brosses. Je me flatte d’avoir mérité les vôtres par la confiance que j’ai toujours eue dans vos bontés. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse ; je suis à vos ordres. J’ai l’honneur d’être avec le plus respectueux attachement, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 19 Décembre 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

3 Janvier 1771 (1).

 

 

          Ma foi, madame, vous venez trop tard ; j’aurais cru devoir au moins un petit mot de respect et d’attachement (2) ; je l’ai donné, et je crois qu’on le trouvera fort bon. On n’a jamais commandé l’ingratitude. Je suis hors de ligne, et la voix d’un pauvre mourant ne peut faire ombrage à personne.

 

          Je supplie instamment M. le comte d’Argental de vouloir bien me renvoyer les cinq Anti-Crébillon (3).

 

          Je parle de votre montre tous les jours, et j’espère bientôt vous l’envoyer. Il n’y aura rien à y refaire ; ce n’est pas comme l’œuvre des onze jours ; aussi y en a-t-on mis davantage. Ma pauvre colonie ne se trouvera pas bien de cette affaire-ci. Tous les malheurs m’arrivent à la fois. J’avais recommandé mes fabriques à M le cardinal de Bernis ; il n’en a tenu compte. Je me suis mis en colère contre lui ;  il s’est moqué de ma colère. Vous ne me parlez point de lui, madame ; c’est peut-être parce qu’on en parle beaucoup.

 

          Renvoyez-moi toujours mes cinq actes, si vous voulez en avoir cinq autres. Mille tendres respects à mes anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Envers Choiseul et Praslin, disgraciés. (G.A.)

3 – Les cinq actes des Pélopides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, le 3 Janvier 1771.

 

 

          Eh bien ! cruelle éminence, ne protégez point ma colonie ; laissez-là partir. Je péris bien, moi qui l’ai fondée. Je suis ruiné de fond en comble ; mais cela n’est rien à l’âge de soixante-dix-sept ans.

 

          Souvenez-vous seulement que je vous écrivais il y a deux ans (1) : Vous ne vous en tiendrez pas là. Vous êtes dans la vigueur de l’âge. Prospérez ; il ne tient qu’à vous. Mais de la félicité, n’en avez-vous pas par dessus la tête ?

 

          Si je meurs, c’est en aimant votre barbare et charmante éminence. LE VIEIL ERMITE DE FERNEY.

 

 

1 – Le 3 auguste 1769. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

6 Janvier 1771.

 

 

          Madame, je suis enterré tout vivant : c’est la différence qui est entre le président Hénault et moi, il n’a été enterré que lorsqu’il a été tout à fait mort.

 

          Mais je ne suis occupé actuellement de que votre grand’maman et de son mari. Puis-je me flatter que vous aurez la bonté de lui mander que, dans le nombre très grand de ses serviteurs, je suis le plus inutile et le plus triste, et que si je pouvais quitter mon lit, je voudrais lui demander la permission de me mettre au chevet du sien pour lui faire la lecture ; mais je commencerais d’abord par vous, madame. Ce serait vraiment un joli voyage à faire que de venir passer quinze jours auprès de vous, et de là quinze jours auprès d’elle. On dit qu’elle ne se portait pas bien à son départ. Je tremble toujours pour sa petite santé.

 

          On dit tant de sottises, que je n’en crois aucune. Il faut pourtant que le coup ait été porté assez inopinément, puisqu’on n’avait encore pris aucunes mesures pour les places à donner. On parle de M. de Monteynard (1), de Grenoble, qu’on regarde comme un homme sage. Je ne sais pas encore s’il est bien vrai que M. le comte de La Marche ait les Suisses.

 

          J’ai vu des Questions sur le Droit public, à l’occasion de l’affaire de M. le duc d’Aiguillon ; cet ouvrage me paraît fort instructif. Je doute pourtant que vous le lisiez : il me semble que vous donnez la préférence à ceux qui vous plaisent sur ceux qui vous instruisent ; d’ailleurs cet ouvrage roule sur des formes juridiques qui ne sont point du tout agréables. C’est bien assez de savoir que la mauvaise humeur du parlement de Paris contre M. le duc d’Aiguillon est aussi ridicule que tout ce qu’il a fait du temps de la Fronde, mais non pas si dangereux.

 

          Je m’intéresse plus à la guerre des Russes contre les Ottomans, qu’à la guerre de plume du parlement. Cependant, madame, je vous avoue que vous me feriez grand plaisir de dicter à quoi on en est, ce qu’on fait, et ce qu’on dit que l’on fera. Pour moi, je crois que dans six semaines on n’en parlera plus, et que tout rentrera dans l’ordre accoutumé (2).

 

          Si à vos moments perdus vous voulez m’écrire tout ce que vous avez sur le cœur, et tout ce qui se débite, vous le pouvez en toute sûreté en envoyant la lettre à M. Marin, secrétaire général de la librairie. Il m’envoie mes lettres sous un contre-seing très respecté ; et d’ailleurs quand on ne garantit point toutes les sottises qu’on entend dire, on n’en est point responsable.

 

          On m’a envoyé un tome de Lettres à une illustre morte (3) : elles m’auraient fait mourir d’ennui, si je ne l’étais déjà de chagrin.

 

          On nous dit que M. le marquis d’Ossun, ambassadeur en Espagne, a les affaires étrangères, et que M. l’évêque d’Orléans (4) n’a plus celles de l’Eglise.

 

          J’ai beaucoup de relations avec l’Espagne pour la vente des montres de ma colonie, ainsi je m’intéresse fort à M. le marquis d’Ossun, qui la protège : mais pour les affaires de l’Eglise, vous savez que je ne m’en mêle pas.

 

          Portez-vous bien, madame ; conservez-moi une amitié qui fait ma plus chère consolation. Ecrivez-moi tout ce que vous pourrez m’écrire, et envoyez, encore une fois, votre lettre chez M. Marin.

 

 

1 – Pour ministre de la guerre. (G.A.)

 

2 –

Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

 

Bajazet, act II, sc. II. (G.A.)

 

3 – Par Ch. De Caraccioli. (G.A.)

 

4 – Jarente. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

6 Janvier 1771 (1).

 

 

          Je suis très abasourdi, monsieur, très affligé et très malade. Si quelque chose peut me consoler, c’est que vous n’êtes rien de tout cela. Vous devez être tranquille au milieu des orages ; rien ne doit vous alarmer, parce que rien ne peut vous nuire. Vous conservez toujours vos places, et vous aurez pour vous la voix publique.

 

          Je n’écris point au très aimable commandant de la Bresse et du petit pays de Gex, où l’on meurt de faim et où le pain blanc coûte neuf sous la livre. On a été obligé de renvoyer un bataillon d’artillerie qui était à Versoix, parce qu’on n’avait pas de quoi le nourrir. Tout nourrit ma douleur, et il n’y a que cela de bien nourri dans mes déserts.

 

          Je vous prie, monsieur, si vous voyez, comme je n’en doute pas, mon très aimable commandant (2), d’avoir la bonté de l’assurer des inutiles sentiments du plus humble et du plus triste de vos serviteurs, qui vous sera attaché bien respectueusement tant qu’il vivra.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Jaucourt. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

A Ferney, le 6 Janvier (1).

 

 

          J’ai été, monsieur, bien malade et bien affligé. Ma pauvre colonie est aussi délabrée que moi. J’ai bien peur que les maisons que j’ai bâties ne deviennent inutiles, et que mon petit pays ne retombe dans le néant dont je l’avais tiré.

 

          Les vers que vous m’avez cités de M. de La Harpe sont très beaux ; il faut qu’il soit de l’Académie française, et que vous nous fassiez le même honneur. Nous avons besoin d’hommes qui pensent comme vous.

 

          Ma nièce et moi, vous vous souhaitons la bonne année, et dans cette bonne année sont compris tous les plaisirs qu’un philosophe de votre âge peut goûter.

 

          Conservez un peu d’amitié au pauvre vieillard enterré dans les neiges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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